Notes
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Gustavo Freda est psychanalyste, membre de l’ecf.
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Publicité affichée dans la vitrine d’un magasin de chaussures (traduction : réservé aux accros à la marche).
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[2]
Alquié F., « Quatrième leçon. Le doute cartésien (1637-1641) », Leçons sur Descartes. Science et métaphysique chez Descartes, Paris, La Table Ronde, 2005, p. 98.
For walk-addict only [1]
1Le réseau de soins – public ou privé – qui s’occupe du traitement de la consommation massive de substances – licites ou pas – ainsi que des objets – virtuels ou réels – est en train de prendre un tournant. Un tournant radical.
Quel constat ?
2Qu’est-ce qu’une lecture un peu « distanciée » de ce tournant laisse entrevoir ? La notion d’addiction a pris le pas sur celle de toxicomanie. Comme si une opa (terme du jargon financier qui signifie « Option Publique d’Achat » d’une entreprise sur une autre) avait été lancée depuis le concept d’addiction sur une tout autre forme de dénomination concernant la consommation démesurée des produits. Désormais tout excès est addiction : addict aux jeux, à internet, au sexe, au travail, à l’alcool, aux médicaments, à la nourriture, à l’ordinateur ; addict aux achats, aux drogues, au tabac, au sport… Tout est addiction.
3Pourquoi cette banalisation du mot ? Pourquoi, là où avant on parlait de toxicomanie, de risque ou de dépendance, assiste-t-on dorénavant à un raz de marée de la catégorie d’addiction ? Pourquoi le développement des addictologues ou des spécialistes en addictologie et des services d’addictologie ? Pourquoi la création d’une formation universitaire en addictions avec un diplôme à l’appui ? Pourquoi ce tournant souple, discret mais radical et fait de façon très démocratique s’est-il produit, et surtout, que charrie-t-il comme conséquence ?
4À notre sens, ce que véhicule la volonté de nommer tout excès addiction, c’est la proposition concomitante d’un traitement ad hoc. Autrement dit, en forgeant un nouveau terme, on place une méthode de soins qui lui correspond, qui va avec, qui lui est adéquate. Par un forçage épistémique, on définit que tout excès est addiction parce que l’on possède au préalable un modèle thérapeutique à proposer. Un modèle imposé par une démarche pseudo-scientifique et basé sur la corroboration de la bonne (ou mauvaise) conduite, du bon (ou mauvais) comportement.
5Si la notion d’addiction a pu s’imposer et s’implanter de façon aussi rapide, c’est parce qu’elle porte avec elle ce que la toxicomanie n’a pas su forger, ni pu élaborer. Quoi ? Une façon explicite de traiter le dysfonctionnement !
L’introduction de la mesure
6À défaut de savoir « à l’avance » comment traiter le problème de la toxicomanie, trente ans durant, un réseau de soins et de prise en charge – d’abord expérimental puis professionnel – a su se mettre en place en France, d’abord de façon rudimentaire, puis de façon plus organisée. Le résultat en fut le dispositif national proposé aux malades tel qu’on le connaît, et qui trouve dans la mise en place des produits de substitution son aboutissement et sa fin. Ce temps est en passe d’être révolu. Avec un savoir « à l’avance », « préalable », le traitement des addictions proposé par l’addictologie ne nécessite aucune expérimentation ni aucune « mise à l’épreuve » du savoir clinique. Il est opérationnel tout de suite et si le patient est docile à sa démarche, il est efficace. L’addictologie est savante, pragmatique et efficace, le reste réside dans la compliance du malade.
7Prenons la chose d’un autre point de vue, à partir d’une perspective purement linguistique. Le terme « addictologie » est formé par la racine « addiction » et le complément ou le suffixe « -logie ». Le terme « toxicomanie » est, quant à lui, formé par la racine « toxique » et par le complément « manie ». Comme on peut le constater de façon simple, sans qu’il soit besoin d’être un philologue érudit, une différence subtile mais fondamentale est à signaler. L’addictologie est un savoir (logos) sur l’addiction. Concernant cette maladie, on sait quelque chose. L’addictologie sait. Elle est née en sachant. Toxicomanie – et non toxicologie (qui serait son exact analogue-opposé) – est une manière de dire qu’il y a des personnes, des toxicomanes, qui ont une manie des toxiques, que la toxicomanie existe et qu’on essaye de la soigner, mais que fondamentalement, on ne connaît pas encore la manière adéquate pour le faire. On continue à rater ; mais on continue d’essayer de rater… le moins mal possible. Et, en ratant chaque fois de mieux en mieux, avec lenteur mais insistance, la France possède un réseau de soins pour toxicomanes qui est sans doute le meilleur au monde. Mais si paradoxal que cela puisse paraître, cela s’est fait autour d’une énigme fondatrice : les causes de la toxicomanie, vis-à-vis desquelles les manières de la traiter de la meilleure façon n’ont jamais pu être formellement dégagées. Ainsi donc, a contrario, l’addictologie a réussi en très peu de temps à s’instaurer comme la discipline qui sait ce qu’est l’addiction et qui sait comment la traiter. Impressionnant !
8La notion d’addiction se base sur le principe de la mesure, ça se quantifie ! Un verre ou deux d’alcool, c’est un usage festif ; dix, cent ou mille verres, c’est une addiction. Pareil pour les jeux virtuels sur écran : une heure, ça va ; deux heures ou trois, c’est trop. Pareil pour le tabac : un paquet, oui ; trois paquets, vous êtes un addict !
9La notion d’addiction est le résultat d’une politique nécessaire pour qu’une thérapeutique « de la mesure » puisse se mettre en place. On n’est plus centré sur le sujet et son rapport à l’objet – ainsi que sur la fonction de ce dernier –, mais sur la comptabilité d’un comportement mesurable. Qui dit mesure dit comptage, réversibilité, comparaison, inférences, hypothèses numérisables, statistiques, barèmes, etc. Et, si vous pouvez compter, mesurer, vous pouvez tracer une limite. La limite entre le normal et le pathologique est enfin définie !
10Ferdinand Alquié, dans ses Leçons sur Descartes, parle du passage d’une science du probable à une science du certain ; « fonder une science universelle en étendant la certitude mathématique à l’ensemble du savoir » [2]. La démarche addictologique est cartésienne, la métaphysique de Descartes en moins. Voilà à son point culminant un déplacement scientifique à des fins thérapeutiques.
11Le passage à la clinique est direct. L’addictologie travaille avec la mesure et sa méthode est fondamentalement corrective. Mais les toxicomanes – ou, si l’on veut, les addicts, ici la dénomination importe peu – sont des sujets qui mettent en échec toute volonté de soins, et ceci d’autant plus si votre proposition thérapeutique se base sur une correction. Alors que faire avec ces consommateurs récalcitrants qui ne veulent pas rentrer dans la norme ? Et que faire de ceux qui, de surcroît, consomment des produits interdits ?
Entre l’hôpital et le palais de justice
12Ici, le modèle pseudo-scientifique se trouve confronté à une impasse. Étant donné que, s’agissant d’une substance interdite, la méthode comptable ne peut plus s’appliquer – un gramme ou trente grammes d’héroïne, vous êtes toxicomane ; un gramme ou trente grammes de cocaïne… –, la solution qui va être préconisée, c’est la garde à vue. Une cigarette de cannabis ou dix, vous allez être sommé de vous expliquer devant le juge. Dès lors, on comprend mieux les volontés de dépénalisation de certains et on comprend mieux l’usage presque résiduel réservé à la catégorie toxicomanie. Aujourd’hui, la toxicomanie est le parent pauvre de la conduite addictive. Ce n’est pas pour rien que la précarité sociale, la psychose non psychiatrique et la justice sont les principaux « orienteurs » de patients vers les institutions qui continuent à traiter des toxicomanes difficiles, notamment par le moyen de centres thérapeutiques résidentiels et de lieux de désintoxication en lien avec les unités hospitalières.
13L’addictologie ne pourra pas prendre en charge toutes les modalités de consommation de produits. Son « logiciel » ne prévoit pas certains types de cas, alors que la toxicomanie oui. Ici, la question de la légalité du produit trouve tout son intérêt. Le terme « addiction » concerne plus des produits autorisés que prohibés, ces derniers restant toujours du domaine des toxicomanies. C’est pour cela qu’on se dit addict à internet mais toxicomane à l’héroïne. Et c’est pour cela que le terme d’addiction est tellement en assonance avec la société de consommation : droit du citoyen autonome néolibéral, consommateur individualiste et conscient, démocratique, moderne et capitaliste.
14Voilà le type de lecture qui fait prendre des rides à ce discours tellement jeune, enthousiaste et dynamique qu’est le discours de la santé publique concernant les nouveaux modes d’addiction. Voilà une vérité, un retour du refoulé, à rappeler de temps en temps, et que seulement les praticiens inspirés par la psychanalyse, qui évoluent dans des centres publics auprès des toxicomanes, peuvent évoquer.
Chiffrer / déchiffrer
15Du côté du savoir-faire thérapeutique, la démarche psychanalytique vaut ce qu’elle vaut et elle ne peut pas se prévaloir d’être plus efficace que d’autres approches (approches qui ne peuvent pas à leur tour non plus se prévaloir d’être plus efficaces que la psychanalyse). En revanche, pour rappeler certaines vérités qui ont une valeur de désenchantement, la psychanalyse est exclusive. Aussi rappelons que là où la science veut s’occuper des addictions en chiffrant, la clinique du toxicomane s’occupe de chaque sujet en déchiffrant. Dire que la jouissance exagérée et démesurée des addicts se déchiffre ne veut pas dire qu’elle est susceptible de divination ou de chiromancie. Et il ne s’agit pas non plus de dire à la place du sujet quelle est la fonction que le produit consommé occupe dans son économie psychique, ou de démontrer par une simplicité rhétorique ce que la drogue vient taire. Si la drogue vient taire quelque chose, c’est au sujet en question qu’il revient de le dire. Cela n’est pas incompatible ni avec un traitement de substitution, ni avec un suivi médical, ni avec des hospitalisations ou des séjours de postcure. À tout cela, la psychanalyse n’est pas allergique, à la condition que soit maintenu le postulat primordial qui dit que la jouissance n’est pas chiffrable, qu’elle ne peut pas se compter. Ce qui est comptable, c’est sa conduite, son extérieur, sa modalité, ce « donné à voir ». Baser une thérapie sur ce prisme est très intéressant mais un peu simpliste. La psychanalyse ne détermine pas si votre conduite est addictive ou pas en fonction du nombre d’heures que vous passez devant votre ordinateur. Elle essaie d’interpréter et de vous faire interpréter l’usage de votre ordinateur, pour vous, comme condensateur de jouissance. De ce point de vue il est évident qu’un produit n’est pas la même chose qu’un autre produit : héroïne, internet, cannabis, ou travail, cela diffère. La psychanalyse ne généralise pas, elle singularise.
16Telle est la vérité qui fait sursauter les tenants de la pseudoscience et que les psychanalystes ayant une certaine expérience des institutions pour toxicomanes, très minoritaires et discrets, se doivent de rappeler… encore.
Notes
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Gustavo Freda est psychanalyste, membre de l’ecf.
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Publicité affichée dans la vitrine d’un magasin de chaussures (traduction : réservé aux accros à la marche).
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Alquié F., « Quatrième leçon. Le doute cartésien (1637-1641) », Leçons sur Descartes. Science et métaphysique chez Descartes, Paris, La Table Ronde, 2005, p. 98.