Notes
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Jésus Santiago est psychanalyste, ae de l’eol.
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[1]
En portugais Jésus-Christ s’écrit sans accent et se prononce « ʒezus ». L’accent aigu sur le « e » change la prononciation et déplace l’accent tonique sur la première syllabe : « ʒεzus ».
1Dès la première séance, une question de l’analyste me surprit : « Pourquoi vous appelez-vous Jésus ? » [1] Dans mon analyse précédente, que j’avais faite dans ma langue maternelle, je n’avais jamais abordé la question de mon prénom – bien qu’il ait souvent été un motif de honte durant mon enfance. Par une contingence propre à la dispersion des langues, en France mon prénom est orthographié de la même manière que le nom du sauveur des chrétiens – avec un accent aigu sur la lettre « e ». C’est donc à l’occasion de ma dernière analyse, faite dans une autre langue, que j’ai véritablement commencé à être appelé Jésus.
Le nom et son complément
2Ce prénom résulte d’une promesse faite par mon père à Dieu alors qu’il traversait une période difficile au moment de ma naissance. La mission héroïque dont ce nom est porteur, celle de sauver le père, sera mise à l’épreuve par le sujet peu avant la mort du père. Fils cadet et tardif d’une fratrie de cinq, je ne m’étais pas imaginé l’accompagner dans ses derniers instants. Mais ma mère me demanda de m’occuper de lui alors que son état de santé s’aggravait. Durant sa dernière nuit, mon père souffre et me supplie : « Mon fils, donne-moi la main. » J’acquiesce à sa demande, mais suis immédiatement pris par une envie incontrôlable de dormir – et, ce faisant, sa main m’échappe. Cette scène ne va pas cesser de se répéter au cours de la nuit. Mon frère m’apprendra son décès le lendemain ; j’en restai paralysé durant quelques secondes. Cette nuit-là, à aucun moment je n’ai pensé à la mort imminente de mon père.
3Pris d’une angoisse intense, une idée me tourmente : pourrais-je devenir déprimé, comme mon père ? Cela me poussa vers ma première cure analytique qui dura six ans. Cette même angoisse se réveille lorsque mon second analyste me questionne sur mon prénom. Le fil associatif conduit de l’échec de la mission salvatrice à la place d’objet sacrificiel pour le père.
4De fait, mon père aurait voulu me déclarer sous le nom de Jesus. Mais, conformément à la tradition brésilienne, le notaire l’interdit et exigea un accent aigu sur la lettre « e ». De Jesus à Jésus, l’usage du signe diacritique, nécessaire pour le différencier du Sauveur, modalise, dans le nom, l’usage de la voix, mais n’élimine pas ce que l’on a essayé de supprimer, car Jésus appelle Jesus. L’acte du notaire a néanmoins aussi une incidence sur le désir de la mère, puisqu’il crée une sorte de distance entre l’enfant et la place d’objet de sacrifice. L’enfant est en quelque sorte sauvé par la tension entre Jésus et Jesus, c’est-à-dire par une différence phonique qui, pour le sujet, installe le Sauveur à une place infinie et le marque du sceau de l’impossible.
5Cette problématique va se réaffirmer lorsque l’analyste invite l’analysant à passer sur le divan. Sans un mot, telle une pantomime du Christ crucifié, ses deux bras ouverts me barrent l’accès au fauteuil et m’indiquent le divan.
6Le moment difficile que mon père traverse à ma naissance est celui du deuil de son propre père, deuil douloureux qui va le plonger dans le silence. Dès lors, le benjamin sera à la merci de l’incroyable dévotion de sa mère et de son désir que ses enfants deviennent prêtres : ce désir de prêtre la fait porteuse d’idéaux qui se placent du côté masculin et invite le fils à sacrifier tout intérêt érotique pour une autre femme.
7Dans son enfance, donc, le petit Jésus accompagne la mère à tous les événements religieux : messes, processions, etc. Un souvenir rapporté par ses frères aînés témoigne de l’ironie de ma réponse à la demande maternelle : bien souvent, en rentrant de la messe en compagnie de sa mère, sous les rires et les regards de tous, le petit monte sur le canapé, met une couche sur la tête et chante en se trémoussant : Ave, Ave, Ave Maria ! Avec cette parodie dérisoire, je marquais mes distances avec ses idéaux de « mère de prêtres ». J’ai été le seul enfant à refuser non seulement d’aller au Séminaire, mais aussi la fonction d’enfant de chœur. À l’adolescence, le petit Jésus se transforme en adolescent difficile. Sa mère ira jusqu’à proférer : « Mon enfant, je préfère tenir la poignée de ton cercueil que d’être confrontée aux bêtises que tu fais. »
8Pourtant, une interprétation de l’analyste va mettre en évidence que la rébellion n’empêche nullement l’aliénation du sujet aux exigences surmoïques de la mère. Je lui raconte une scène d’enfance : par le trou de la serrure, je surprends un jeu érotique entre deux petits garçons. Ma mère me gronde : « Quelle indécence ! Ça n’est pas une chose pour des petits enfants sages. » L’analyste m’interrompt : « Réellement, vous avez été un enfant innocent. » Le signifiant innocence dévoile dès lors la soumission du sujet à l’Autre maternel.
9Il me faut préciser que c’est mon unique sœur, de dix ans plus âgée, qui assume une grande part des soins de maternage du petit dernier. Contrairement à ma mère, ma sœur y met beaucoup d’affection et en est récompensée par des liens d’amour très forts. Elle dit à ses amies qu’elle a un « poupon-pour-de-vrai », qu’elle exhibe comme un jouet spécial : un poupon doué de vie. On sait la valeur phallique qu’un poupon prend comme substitut du pénis absent pour la petite fille. Du coup, le sujet va s’accrocher à cette forme phallique qui le représente pour l’Autre.
10Être un poupon-pour-de-vrai, c’est ce que met en scène le film Toy Story : un jouet n’est pas un jouet tant qu’un enfant n’a pas établi un lien libidinal avec cet objet. Dans ce film pour enfants, l’objet poupon cherche un partenariat avec l’enfant et les autres jouets, encore stockés dans les magasins, qui se demandent, angoissés, quel type de partenaire-enfant ils vont rencontrer. C’est par cette voie que le jouet acquiert de la vie et peut devenir un héros.
11Le héros convoqué par la sœur s’oppose au héros convoqué par la mère : le premier resplendit d’éclat phallique, tandis que le second fait ressortir une dimension mortifère et sacrificielle – c’est le héros qui paie de sa vie. Tout au long de son existence, le sujet a cherché des héros, c’est-à-dire des grands hommes marqués par leurs attributs virils et pouvant l’orienter dans ses choix professionnels. C’est dans l’analyse qu’il va retrouver la dimension mortifère de l’objet, initialement voilée par l’investissement libidinal du corps propre via la brillance du poupon-pour-de-vrai. Le sujet commence à apercevoir comment le fantasme est un masque faisant écran au réel de la pulsion : il ne faut pas prendre les vessies pour des lanternes.
12Ainsi, le poupon-pour-de-vrai est le nom du plus-de-jouir du fantasme : avec cet objet investi de libido phallique, le sujet cherche à faire face aux effets dévastateurs du surmoi maternel. Faisant signe de cet usage fantasmatique du phallus, le poupon-pour-de-vrai est une sorte d’automate caractérisé par le fait d’être à la place d’un autre, un automate qui pourrait vaincre l’inertie d’un être inanimé et triompher de la mort.
L’orifice n’est pas le trou
13La constipation est un héritage familial auquel le sujet n’aura pas échappé. Selon les usages de l’époque, elle donnera lieu à des lavements pratiqués sans relâche par la mère. Ce sera le terrain d’élection de l’exigence maternelle. La paire mère phallique / enfant objet – réduit à un orifice corporel examiné – constituera le fonds de la position fantasmatique du sujet. L’orifice corporel servira de support pour affirmer sa virilité en faisant consister une connexion entre regard et pulsion anale. Cette jonction est un semblant : elle agit comme un voile masquant l’essentiel de la satisfaction pulsionnelle. Car l’orifice n’est pas le trou. En effet, si l’orifice avec ses bords est le support d’une satisfaction, le trajet de la pulsion produit pourtant du vide, l’objet reste toujours en creux.
14Avec l’avancée de l’analyse, ce point d’impasse va se faire encore plus aigu : un excès de libido scopique se délocalise complètement de l’objet d’amour, pas sans conséquences destructrices pour le sujet. Contrairement à ce qu’il prétend, il décroche du fonctionnement du fantasme pour se retrouver dans une position de séduction passive par des femmes. Céder aux avances viriles d’une femme devient un impératif auquel il répond de manière oblative. On retrouve ici sa position d’objet sacrificiel corrélée à son nom de baptême. Ce nom fonctionne comme condensateur d’une jouissance sacrificielle articulée avec la structure de voile propre au fantasme. L’analyse piétine.
15La configuration symptomatique qui exacerbe le dédoublement de l’objet est liée à l’identification virile à la mère. D’un côté, par la satisfaction de la demande avec l’objet d’amour, caractérisé d’être celle à qui on suppose un savoir-faire avec le manque ; de l’autre, par la mise en scène de la composante fétichiste du fantasme, manifestation obstinée d’un idéal viril soutenu par le régime phallique de la jouissance. Plus on avance dans la construction du fantasme, plus le sujet se voit dans un cul-de-sac, empêtré dans les divers voiles de l’objet incarnés par l’image phallique.
16Une intervention de l’analyste aura un impact décisif : « La division est normale chez les hommes, mais dans votre cas, mon cher, c’est un écartèlement. » Un supplice subi par l’action de forces antagoniques, voilà ce que l’analyse met en scène. D’autres interventions viendront aussi indiquer comment la pulsion scopique sert d’artifice phallique masquant la nature réelle de la pulsion – c’est-à-dire son vide, sa béance. L’innocence de l’enfant l’empêche de savoir que la lumière de la pulsion est dans le vide ; mais, dans le même temps, elle l’empêche aussi de savoir que le leurre brûlant du fantasme l’emprisonne dans sa jouissance sacrificielle. En effet, le sacrifice se confond avec la fascination invétérée du fantasme. Aller au-delà de la satisfaction sacrificielle suppose d’aller au-delà de la « volonté de castration » inscrite dans l’Autre maternel.
17Dans ce moment de l’analyse où la jouissance fétichiste fait rage, je reprends un rêve mémorable, fait quelques années auparavant alors que je rédigeais un rapport sur les symptômes du masculin. Quel destin donner à la division, chez les hommes, entre l’amour et le désir sexuel ? Plus précisément, en fin d’analyse, cette division, véritable aporie pour l’homme, peut-elle être résorbée ou bien reste-t-elle irrémédiable ?
18Dans le feu de cette élaboration, j’avais fait le rêve suivant : Je suis dans une fête à l’École. Je m’approche d’un de mes collègues qui participe au groupe de discussion sur le thème du rapport et je lui dis que j’ai trouvé la formule pour la solution du problème du masculin. Je l’invite à aller à la bibliothèque et, au moment où je m’apprête à lui montrer ma découverte, sur les feuilles en blanc, il n’y a écrit que le titre : « Formule Q. » Je suis désappointé : où aurais-je écrit la solution ? Je suis face au vide.
19Tandis que je raconte ce rêve en français, la phonation fait entendre ce dont il s’agit : formule cul. La fonction phallique va du fantasme à la phonation. Soutenu par le fantasme, le phallus est le support de l’homologie phonatoire entre la lettre Q et l’orifice anal. Cependant, ma déception tient à l’absence de formule, à l’inexistence d’une solution. Dans le rêve, ce qui prévaut, c’est le vide dans lequel le sujet vise à faire exister un rapport sexuel qui n’existe pas : pour tenter de boucher le trou, il se sert de l’orifice comme d’un voile. Il cherche à annuler la fonction du trou que l’orifice masque. En effet, c’est la phonation qui révèle la frontière entre l’orifice et le creux. L’orifice avec sa zone de bord est ce qui connecte le fantasme au vide de la pulsion. Le travail du rêve corrobore la marque singulière du symptôme tel qu’il se dévoile dans l’analyse : l’écartèlement sous forme du vide irréparable de la division.
« Vous êtes une femme à l’amour bafoué »
20Mais le sujet ne parvient pas encore à tirer les incidences mortifères de l’image phallique fantasmatique. L’opération analytique va vider l’excès de jouissance scopique, qui fait retour sous la forme d’une jouissance destructrice corrélée à l’assujettissement à l’Autre maternel. Bien que l’expérience amoureuse lui ait déjà prouvé le contraire, il va croire, un temps, à l’incompatibilité radicale des deux versants de la vie amoureuse.
21Une interprétation de l’analyste, à cette occasion, permet de nommer la jouissance : « Vous êtes une femme à l’amour bafoué. » À partir de cette nomination, le traitement de la constipation tel que pratiqué dans la famille, prend la valeur d’un trauma. La dérision pratiquée par l’enfant face à la dévotion de ses parents envers Jésus – Jésus-Sauveur pour le père, et idéal de grand homme pour la mère – fait retour sur lui. Dans l’enfance, le ravalement se manifestait par un sentiment de honte associé au nom propre. Dans la vie amoureuse, le ravalement est introduit, par le sujet, sous la forme d’un objet sans valeur, abject. Être une femme à l’amour bafoué condense la voix silencieuse et l’excès de regard sous la forme d’un trop d’attention. L’acharnement de la mère à l’égard de l’objet anal confère à l’abject une valeur phallique. Une femme à l’amour bafoué sépare sujet et objet, elle fait tomber l’Autre : c’est le nom d’abjection de la jouissance.
22Un rêve marque la fin de l’analyse : Je conduis une voiture sur la route qui relie Belo Horizonte à Niterói, ville où va se dérouler une fête de famille du côté de ma mère. Dans la voiture, il y a ma femme et mes filles. À l’approche de notre destination, je me rends compte que je n’ai pas l’adresse précise. Je ne me sens pas perdu ; quelque chose, cependant, m’afflige : la voiture tombe en panne et est sur le point de prendre feu quand nous traversons une banlieue très violente de Rio de Janeiro.
23L’endroit où la panne a lieu, dans le rêve, est le même où, peu de temps auparavant, ma femme, angoissée, avait attiré mon attention parce que je conduisais trop vite : « Si tu continues comme ça, tu vas nous tuer ! » Si avant j’étais réjoui, maintenant je ressens ses paroles dans mon corps, comme des coups. Je perds le contrôle de mes mouvements et, étourdi, je lui passe le volant. Le rêve fait réapparaître les restes diurnes de cette épisode et réédite l’accident de voiture tragique où mon unique sœur et d’autres personnes de la famille ont perdu la vie.
24Le poupon-pour-de-vrai recouvre et masque une jouissance mortifère ; il surgit comme un nom de jouissance qui met en évidence l’intromission du fantasme dans la pulsion, la munissant de formes de satisfaction prêtes à me brûler. Le poupon-pour-de-vrai est le partenaire qui anime le fantasme et la recherche d’une obscure satisfaction via des objets dévastateurs ; mais il fait aussi la paire avec le héros de l’idéal maternel, celui du sacrifice mortel au nom du père.
25Niterói : « Nie tes héros. » Comme une sentence, un impératif, le message chiffré du rêve suscite le détachement du héros jouet et, simultanément, capte l’innommable de la rencontre avec le creux de la pulsion. Nier tes héros équivaut donc à se détacher de la position sacrificielle. La défense contre la pulsion articulait le phallus à la mort. Il y a un usage du phallus qui se traduit par cette jouissance de la mortification et il y en a un autre qui, au contraire, se soutient de la dissolution du leurre que constituait le poupon viril. Un résidu, phallique également, va s’en extraire, il incarne l’au-delà de l’orifice. Une telle virilité ne renferme aucun secret. Elle est, en vérité, indéchiffrable et devient dès lors un faire et un refaire qui vérifie l’impossible de l’orifice. C’est un impossible qui pousse l’homme à placer la pulsion là où réside l’amour.
Notes
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Jésus Santiago est psychanalyste, ae de l’eol.
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[1]
En portugais Jésus-Christ s’écrit sans accent et se prononce « ʒezus ». L’accent aigu sur le « e » change la prononciation et déplace l’accent tonique sur la première syllabe : « ʒεzus ».