Notes
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[*]
Raphaèle Jude est psychanalyste, membre de l’association Souffrance au travail.
-
[1]
Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 120.
-
[2]
Lacan J., Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p. 79.
-
[3]
Le Guilcher G., Lisarelli D., Turcan M., timeline, Les Inrockuptibles, n° 948 du 29 janvier au 4 février 2014, p. 38-39.
-
[4]
Robert McKee, blog : http://mckeestory.com
-
[5]
Peter Jackson est le réalisateur de la trilogie Le seigneur des anneaux.
-
[6]
Pixar, studio réalisateur de Toy Story.
-
[7]
Lacan J., Le triomphe de la religion, op. cit., p. 87.
-
[8]
Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 51.
-
[9]
Entretien de la ministre de la Justice Christiane Taubira dans Libération, édition du 5 novembre 2013.
-
[10]
To walk the talk : tenir ses promesses ou faire ce qu’on dit.
1« Par contre le développement qui va croître en ce siècle des moyens d’agir sur le psychisme, un maniement concerté des images et des passions dont on a déjà fait usage avec succès contre notre jugement, notre résolution, notre unité morale, seront l’occasion de nouveaux abus de pouvoir », nous prévenait déjà Jacques Lacan dans son texte « La psychiatrie anglaise et la guerre » [1]. L’enfer du storytelling ne va pas le démentir.
2En 2014, dire que l’on aime ce monde de l’entreprise a de quoi surprendre. Et pourtant, j’y travaille depuis plus de vingt-cinq ans. À vingt-sept ans, j’ai eu la chance de rencontrer la psychanalyse dont j’ai fait un usage singulier : une solide boussole qui m’oriente dans mes décisions en entreprise, et une pratique au sein de l’Association Souffrances au Travail. L’histoire que je vais partager avec vous est donc une histoire vraie. Vécue par moi, Directrice des Ressources Humaines, et racontée par la psychanalyste de sat.
Histoires d’entreprises
3On les appelle des sagas. Sagas d’entreprise. Ce sont des histoires de femmes et d’hommes, de fratries, de familles – ou de copains ! –, de désirs décidés d’entreprendre, d’innover, de rechercher. Des histoires de créateurs, d’inventeurs féconds, fiers de leurs trouvailles. Jamais sans un travail forcené. Il y a les sagas qui se déroulent sur plusieurs générations et des plus récentes, fulgurantes de rapidité, à l’image du siècle. Des sagas toujours solidement arrimées à un désir. Qui se transmet. Force motrice sans pareille pour mettre les hommes au travail, ensemble. Les « capitaines d’industrie » comme les nouveaux e-Boss de l’économie digitale ne s’y sont pas trompés. Ces histoires, ces paroles opèrent comme des mythes au sein des entreprises. Cela se raconte, se transmet, parfois déformé ou magnifié, et fait lien social. Tous unis autour de leur « patron », « leader » ou autre « boss ». Cela devient croyance, religion et, comme l’indiquait Lacan : « On ne peut même pas imaginer comme c’est puissant, la religion. » [2] Il faut avoir entendu au moins une fois ces créateurs d’entreprise s’adresser à leurs salariés ! C’est un monde qui s’anime, de la fierté qui gonfle leurs poumons, un bien-dire qui raconte le passé, invente et mobilise pour le futur.
4« Facebook 10 ans », titrait le magazine Les Inrockuptibles du 29 janvier 2014. Là, on vit le début de la saga : « D’une chambre de Harvard aux couloirs de Washington […]. 3 février 2004 “Le” Facebook. Mark Zuckerberg met en ligne dans sa chambre d’étudiant ce qui s’appelle encore “The Facebook”. Dérivé virtuel du trombinoscope, le réseau social est initialement limité aux étudiants de l’université de Harvard et ne cache pas sa finalité libidineuse. » [3] M. Zuckerberg a vingt ans. Dix ans plus tard, le créateur de Facebook compare son invention à celle de l’électricité : « We believe People deserve to be connected » [Nous croyons profondément que tous les gens méritent d’être connectés]. « We have a plan ! Building something great, something that people use. That’s our focus. » [Nous avons un plan ! Construire quelque chose de formidable, que les gens utiliseront. C’est cela notre cap.]
5Autre style, l’entreprise la moins causante des sociétés françaises : Michelin. « Chez Michelin, on aime la discrétion. » C’est à Clermont-Ferrand, en 1889, que les frères Michelin, André et Édouard, mettent au point le premier pneu démontable pour bicyclette. « Sans André je n’aurais pas eu le culot d’aller au-delà du pneu vélo » dit Édouard. Des histoires de culot donc ? Les deux frères cherchent la meilleure gomme à pneu et équipent bicyclettes, fiacres, et enfin leur fameuse voiture L’Éclair. Après une course remportée, ils annonceront que « dans dix ans toutes les voitures seront équipées de pneus ». Cent vingt-cinq plus tard, Michelin est le numéro deux mondial du pneu.
6Hermès, Coca-Cola, ibm, hp, Apple, Microsoft, Free, etc., chacune à leur manière, ces entreprises se racontent, en film ou en livre. Souvent réussis. Toutes connaissent leurs origines, le désir qui les a fait naître et fait toujours office d’idéal. Ici, le storytelling fonctionne, sans le savoir.
Le storytelling
7« Storytelling is the most powerful way to put ideas into the world today. » [4] [Le storytelling est le moyen le plus puissant d’introduire des idées dans le monde] Robert McKee est un maître du storytelling. Auteur et réalisateur muni d’un Ph.D. en art cinématographique de l’université de Michigan, il s’adresse traditionnellement à un public d’écrivains, de réalisateurs, de producteurs et d’acteurs. Peter Jackson [5] en chante les louanges comme étant le gourou des gourous, tandis que pour les scénaristes de Pixar [6] les séminaires de McKee sont de véritables rites de passage.
8L’alliance de McKee avec la Harvard Business School a su séduire l’entreprise moderne. McKee fait une promesse : « Vous, dirigeants, pourriez séduire vos auditeurs à un tout autre niveau si vous vous débarrassiez des présentations PowerPoint et appreniez à construire et présenter des récits intelligents et porteurs de sens. » McKee a aussi parfaitement saisi le moteur sans lequel rien ne fonctionnerait : « Le désir est le ressort essentiel de vos histoires », aime-t-il à répéter.
9Les dirigeants sans storytelling ne séduiraient plus ? Possible. Nées de fusions à répétition, de rachats par des fonds de pension anonymes, les entreprises globalisées peuvent avoir à leur tête des néo-dirigeants qui ne savent plus y faire avec ces multiples héritages qui les encombrent. Le fil de ces histoires – qui faisaient nouage – se rompt. Avec la globalisation, l’Un, le même pour tous, devient la règle. On entre dans l’ère de la fabrication de l’histoire unique, néo-histoire d’entreprise et entrée en scène du storytelling. Le storytelling dans sa version « méthode ». Huit composants d’un pauvre story-board : les protagonistes, le ressort de l’histoire, l’alternative catastrophe, le voyage, l’obstacle, les moments forts, la transformation finale, la morale. Le désir ayant été laissé largement de côté. L’os de l’affaire, c’est que, sans désir, en huit, dix ou cent composants, ça rate.
Une histoire de storytelling ratée
10« This is not a marketing activity, it’s a cultural change ! » [Ce n’est pas du marketing, c’est un changement culturel], annonce le drh. Nous sommes en 2010, au siège d’une entreprise internationale que nous appellerons xyz. Une tour de La Défense. Dans les bureaux standardisés, des employés s’agitent, s’exclament, rient un moment, jaune… Un mail inhabituel vient d’arriver. Il surprend son monde. Comme nous sommes dans une entreprise internationale, la langue est l’anglais. Le titre du mail est « Bring xyz’s story to life », soit, en français : « Faites vivre l’histoire de xyz ». Ce mail résonne encore comme un coup de tonnerre, un séisme, une rupture, un trauma. Le temps de comprendre a été rapide. Le temps de voir allait être plus long et douloureux. L’émetteur de ce mail est le drh du groupe, formé à l’école du Mormon leadership de Dave Ulrich.
11Faire vivre l’histoire de xyz ! Le programme est d’inculquer à des milliers de salariés autour du globe, en un temps record, non pas les textes du petit livre rouge, mais la xyz story. Un scénario unique pour cette vaste opération : « One strategy, one vision, one team », et quatre saisons pour le mettre en scène. L’opération commando peut démarrer.
12Arrêt sur image. Plus j’avance dans ce texte, plus cela m’est difficile. J’ai tout de suite compris que nous allions vivre là une forme inédite de dictature, de propagande. Dictature de la langue, sans doute la plus douloureuse pour moi. Ce monde de l’entreprise, pour lequel j’œuvrais avec plaisir depuis plus de vingt ans, soudain me devenait incompréhensible et m’horrifiait. Il y a eu une telle violence à abandonner le bois duquel la langue d’entreprise était faite, singulière, pour ce nouvel objet, la story, qui n’a pas fait cause de désir. Une histoire qui finalement ne pouvait pas se parler, puisque réduite à un pur objet.
13La story de xyz, ce sont six chapitres. Six chapitres qui s’articulent au chausse-pied, au prix d’un forçage inouï. Chapitre 1 : nous sommes un acteur européen. Chapitre 2 : mais les besoins des clients évoluent rapidement. Chapitre 3 : nous allons combiner nos forces. Chapitre 4 : investir dans un programme pour la croissance. Chapitre 5 : briser les barrières. Chapitre 6 : pour devenir une entreprise innovante.
14Orchestrer un changement d’histoire d’entreprise auprès de milliers de salariés a nécessité un investissement financier conséquent, une bonne dose de bureaucratie, un dispositif en quatre saisons et une chansonnette pour faire passer la pilule. Quatre saisons en enfer !
Saison 1 : comprenez !
15« Apprenez par cœur la nouvelle story. Étudiez comment cela affecte vos comportements et vos relations. » Ce sont avec ces injonctions que débuta la saison 1. Si la nouvelle story démarrait bien par « il était une fois », l’imaginaire restait en plan. La leçon de McKee n’avait pas été apprise jusqu’au bout. Le PowerPoint résistait et le story-board en six chapitres ne faisait pas histoire mais restait un discours sans amour, sans désir, sans transfert. On peut se réjouir des ratés de l’opération dès le démarrage. Ânonnant sans conviction la succession de chapitres, les dirigeants ne savaient plus ce qu’ils disaient et les salariés se moquaient. Le lien social était rudement mis à mal. Brisé.
Saison 2 : croyez et vivez !
16Croyez à l’histoire et vivez-la à travers la vôtre. Une deuxième saison clairement sous le signe du religieux. Je visitais la cathédrale d’Anvers quand je tombais en arrêt devant L’Érection de la croix de Rubens. C’est en lisant la plaquette mise à la disposition des visiteurs que j’ai fait le rapprochement entre les méthodes religieuses et celles de l’entreprise xyz. « Le fondateur spirituel de l’art baroque, nous indique la plaquette, est Ignace de Loyola, fondateur des Jésuites, auteur des Exercices spirituels dont le but est de rapprocher le lecteur du Christ. Ignace veut que l’homme croyant exalte Dieu de tout son être, avec son cœur, son intelligence, de toutes ses forces, avec tous ses sens. Pour chaque épisode de la vie du Christ, Ignace nous pose la question : que voyez-vous ? Qu’entendez-vous ? Que ferais-je dans une telle situation ? » Voilà exactement ce que xyz attendait de ses salariés. Pendant ce temps, l’entreprise allait mal, mais, comme l’indiquait Lacan : « La religion est faite pour ça, pour guérir les hommes, c’est-à-dire pour qu’ils ne s’aperçoivent pas de ce qui ne va pas. » [7]
Saison 3 : mesurez !
17Pas de projet sans mesure, c’est le credo de l’entreprise. La mesure dans un univers de dictature bascule rapidement en surveillance. Le maître devait s’assurer que nous répétions bien tous la même chose. Nouveau trauma. Chaque salarié s’est vu soumis à un quizz : dix questions pour un champion ! Vrai de vrai. À la fin, si vous aviez bien répondu, vous étiez désigné, ou pas, comme brand champion [Champion de la marque].
18La dictature était à son paroxysme. Les salariés ont dit stop, mais pas dans tous les pays.
Saison 4 : déployez !
19La machine est devenue folle. Le storytelling était partout, envahissant jusqu’à notre façon de parler. Avec une cadence infernale, l’entreprise, devenue maniaque, a multiplié les ateliers de propagande. Une bureaucratie était à l’œuvre qui, depuis Londres, inondait chaque pays de nouvelles injonctions et de nouveaux programmes. Le drh du groupe xyz ne cessait de nous adresser des messages : « Vous avez dû participer à un atelier live récemment. Des progrès ont été réalisés dans le déploiement de la xyz Story. Certains pays ont achevé la tâche, tandis que d’autres ont encore des ateliers en cours. Nous obtenons des succès notables à élever la compréhension de l’histoire. L’enquête (le quizz) récente a montré une augmentation dans les notes pour les questions qui se rapportent à la compréhension de la stratégie. Ce sont de bonnes nouvelles, mais elles sont contrebalancées par des scores plus faibles dans des domaines tels que la confiance. Dans les prochains mois, l’équipe Avenir se penchera sur une série d’autres activités. » Une petite inquiétude sur l’avenir monsieur le drh ?
20Cette parenthèse tragique s’est arrêtée suite au rachat de l’entreprise xyz, qui avait vu ses résultats financiers chuter sérieusement. La story a disparu, engloutie par celle du nouvel acheteur. Aujourd’hui plus personne ne s’en souvient. Je ne connais pas la suite de cette histoire, ayant moi-même quitté xyz. La vraie mythologie, celle des fondateurs, elle, est restée. Elle continue de circuler et sert encore pour quelques-uns de petite fiction personnelle.
21Alors, qu’est ce qui fait nouage au travail dans les entreprises néo-capitalistes ? Ce n’est plus le nouage avec le signifiant « entreprise ». C’est un nouage certainement plus intime, un nouage au plus proche de son métier, des équipes de proximité. Quant aux plus jeunes générations au travail, ils sont le grand souci des drh. En quoi croient-ils ? En quoi pourrait-on les faire croire, ces êtres parlants ?
22« En fin de compte, il n’y a que ça, le lien social. Je le désigne du terme de discours parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de le désigner dès qu’on s’est aperçu que le lien social ne s’instaure que de s’ancrer dans la façon dont le langage se situe et s’imprime, se situe sur ce qui grouille, à savoir l’être parlant » [8], énonce Lacan dans Encore.
23Si cela n’imprime plus, si les agents de l’énonciation ne tiennent plus leur place, si la déconnection est trop grande entre ce qui se dit et ce qui se fait, alors les dirigeants d’entreprises devraient s’interroger et retenir la proposition de Christiane Taubira [9], celle de faire entendre une « belle et haute voix » ou, a minima, comme le demande en anglais les jeunes générations dans l’entreprise, « walk the talk » [10] : « Arrêtez de nous raconter des histoires ! »
Notes
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[*]
Raphaèle Jude est psychanalyste, membre de l’association Souffrance au travail.
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[1]
Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 120.
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[2]
Lacan J., Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p. 79.
-
[3]
Le Guilcher G., Lisarelli D., Turcan M., timeline, Les Inrockuptibles, n° 948 du 29 janvier au 4 février 2014, p. 38-39.
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[4]
Robert McKee, blog : http://mckeestory.com
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[5]
Peter Jackson est le réalisateur de la trilogie Le seigneur des anneaux.
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[6]
Pixar, studio réalisateur de Toy Story.
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[7]
Lacan J., Le triomphe de la religion, op. cit., p. 87.
-
[8]
Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 51.
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[9]
Entretien de la ministre de la Justice Christiane Taubira dans Libération, édition du 5 novembre 2013.
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[10]
To walk the talk : tenir ses promesses ou faire ce qu’on dit.