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Article de revue

No alarms and no surprises

Pages 161 à 165

Notes

  • [*]
    Laura Petrosino est psychologue, membre de l’ACF-Belgique.
  • [1]
    Cf. Reik T., Le psychologue surpris. Deviner et comprendre les processus inconscients, Paris, Denoël, 1976.
  • [2]
    Cf. Freud S., L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1988, p. 222.
  • [3]
    Cf. Brousse M.-H., « Cuerpos lacanianos. Novedades contemporáneas sobre el estadío del espejo », conférence disponible sur le site YouTube. Marie-Hélène Brousse y explique que l’art contemporain révèle la coupure, produite par le discours de la science, entre l’organisme et l’image. Elle donne comme exemple l’œuvre de Damien Hirst Mother and child qui se trouve au Palazzo Grassi.
  • [4]
    Lacan, J., Le Séminaire, livre v, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 92.
  • [5]
    Ibid., p. 93.
  • [6]
    Ibid., p. 92.
  • [7]
    Miller J.-A., « Apologie de la surprise », Quarto, n° 61, janvier 1997, p. 3.
  • [8]
    Cf. Miller J.-A., « … du nouveau ! Introduction au Séminaire v de Lacan », Paris, Rue Huysmans, 2000, p. 9-14.
  • [9]
    Cf. Miller J.-A., « Le réel au xxie siècle. Présentation du ixe Congrès de l’amp », La Cause du désir, n° 82, octobre 2012, p. 89.
  • [10]
    Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 59.
  • [11]
    Ibid., p. 54.
  • [12]
    Ibid., p. 51
  • [13]
    Cf. Miller J.-A., « Introduction à l’érotique du temps », La Cause freudienne, n° 56, mars 2004, p. 79.
  • [14]
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xii, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 19 mai 1965, inédit.
  • [15]
    Cf. Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines », Scilicet, n° 6 / 7, 1976, p. 7-31.
  • [16]
    Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii, leçon du 2 février 2011, inédit.
  • [17]
    Cf. Miller J.-A., « Le réel est sans loi », La Cause freudienne, n° 49, novembre 2001, p. 7-19.
  • [18]
    Cf. Miller J.-A., « Introduction à l’érotique du temps », op. cit., p. 80.
  • [19]
    Cf. Wajcman G., L’objet du siècle, Paris, Verdier, 1998, p. 72 : « Dans une série d’objets communs identiques définis par leur usage – c’est quoi un urinoir ? Un truc pour pisser –, prélever un de ces objets en le baptisant “œuvre d’art”, c’est du même coup la faire surgir comme un effet de sens, inattendu, surprenant, en rupture d’avec toutes les significations communes, établies, de cet objet. “C’est quoi un urinoir ? – Une œuvre d’art – Ah oui ?” Ainsi, faire d’une banale roue de bicyclette une œuvre d’art, c’est l’exhiber comme un sens inouï, un sens d’autant plus en rupture d’avec toute signification qu’il est on ne peut plus proche du non-sens absolu. » Avec G. Wajcman et P. Reinoso, nous pourrions nous demander : c’est quoi un cadre ?

1« No alarms and no surprises… please », telle est l’imploration qui revient comme une ritournelle dans le refrain d’une chanson de l’album Ok computer de Radiohead, célèbre groupe de rock britannique. Dès sa sortie en 1997, il rencontre un succès critique et commercial énorme, étant propulsé en tête des charts anglais et américain. Surprise et réveil sont ainsi mis en relation dans cette chanson qui se fait le porte-voix d’un style de vie très xxie siècle. Le sujet y aspire à une vie confortable, régie par le principe de plaisir ; il croit aux promesses du marché comme du virtuel et pense que tout est possible dans l’univers qu’il habite. Il est un consommateur omnipotent et se protège de l’inattendu comme de ce qui pourrait faire vaciller sa position de maîtrise. Car le monde actuel – déserté par le symbolique – est si peu prévisible que ce qui ne peut pas être calculé est souvent craint.

2L’art contemporain s’acharne cependant plus que jamais à surprendre. Il constitue à ce titre une réponse au besoin de contrôle et de confort de notre époque. Ainsi, le refus de l’inattendu fait retour aujourd’hui dans les musées. Mais de quel inattendu s’agit-t-il ?

3Afin d’aborder cette question, nous nous proposons de distinguer les différentes modalités de la surprise en psychanalyse. Theodor Reik [1], analyste contemporain de Freud, l’a notamment abordée en différenciant celle qui frappe l’analyste de celle qui concerne l’analysant, soutenant que la première doit être une boussole pour le praticien dans la direction de la cure. Freud a pour sa part établi une distinction entre l’inattendu qui relève du familier – du retour du même – et celui qui concerne le nouveau. Lacan a ensuite repris cette notion de surprise à plusieurs moments de son enseignement en essayant de discerner le registre où la situer, entre symbolique et réel. À partir de ces jalons, nous aborderons quatre modalités de l’inattendu : l’Unheimlich, le Witz, la tuché et la contingence. Nous espérons pouvoir ainsi élucider, par le truchement de l’art, la place que chacune d’elles trouve dans notre époque.

L’Unheimlich

4L’art contemporain s’évertue à créer de la surprise en mettant le corps en jeu. Crus, obscènes parfois, certains artistes actuels font monter l’objet sur la scène, remplissant les musées de choses insolites et pourtant étrangement familières. Dans cette quête d’originalité, ils touchent parfois à l’Unheimlich. Ils font éprouver aux spectateurs angoisse et épouvante face à l’irruption de ce familier qui aurait dû rester dans l’ombre [2].

5Les exemples sont nombreux. Citons Jan Fabre, artiste belge pour qui le corps, endormi et arraché à sa chair par le virtuel, demeure l’une des principales sources d’inspiration. Fasciné par les fluides et les humeurs normalement occultés, il fait aussi sortir la chair de ses habits, et s’il utilise le nu, il s’éloigne pourtant du culte du beau hérité de la Renaissance pour exhiber le corps comme viande. Ainsi en est-il de cette pièce où il présente une veste intégralement faite de beefsteaks crus. Le spectateur ne le découvre qu’en s’approchant et, face à ce réel sans voile du corps et de la mort, il ne peut qu’éprouver de l’angoisse. Certains artistes contemporains font ainsi disparaître l’image du corps, pour montrer ce que le corps a de plus réel [3]. Cependant, en suivant les développements de Freud, nous proposons que cette modalité Unheimlich de l’inattendu est à distinguer de la surprise dans la mesure où celle-ci renvoie non pas à la mêmeté du familier mais au nouveau.

Le Witz

6Dans son Séminaire Les formations de l’inconscient, Lacan suit les considérations freudiennes à propos de la surprise en faisant valoir que ce phénomène « se produit à l’intérieur d’une formation de l’inconscient pour autant qu’en elle-même elle choque le sujet par son caractère surprenant, mais aussi bien si, au moment où pour le sujet vous en faites le dévoilement, vous provoquez chez lui le sentiment de la surprise » [4]. La situant du côté du sens « produit par l’action de la métaphore » [5] et d’un « désir qui a été symbolisé » [6], Lacan fait ainsi du Witz le paradigme de la rencontre avec le nouveau : le Witz « s’achève nécessairement dans l’Autre » [7].

7Dans cette perspective, certains artistes contemporains cherchent à surprendre à jet continu. Cependant, certaines œuvres, loin d’être des Witz en trois dimensions, tournent parfois de part leur bizarrerie à l’ironie : un cheval sans tête collé en haut d’un mur, telle une autruche dans son trou, une voiture de taille réelle dans une cage de verre, un chien qui regarde la télévision, un panneau en néon rouge qui dit « rouge », une Barbie crucifiée sur une croix, bref, des idées converties en objets qui sont parfois plus proches de la psychologie expérimentale de Wilhelm Wundt que de l’art. De la même façon que les montagnes russes répondent à une demande de peur encadrée, certains musées d’aujourd’hui sont devenus des machines à créer de l’imprévu sans risque. L’effet produit est souvent l’ennui car l’absurdité à la chaîne, produite à tout prix, perd sa valeur en laissant le spectateur sur sa faim.

La tuché

8La surprise provoquée par le Witz est donc à situer du côté du symbolique [8]. En revanche, le réel, tel qu’il est théorisé en 1957 comme ce qui revient toujours à la même place, ne surprend pas [9]. Mais dans le Séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, la notion de réel commence à prendre son autonomie par rapport au registre symbolique, permettant de repenser la surprise. Elle est désormais à situer du côté du réel, soit de la tuché, ce qui cause la répétition et « demande du nouveau » [10]. La tuché implique la surprise comme réveil parce qu’elle est rencontre ratée du réel avec la pensée. Elle « gît derrière l’automaton » [11], les « réseaux des signifiants » [12]. Ainsi, la surprise implique-t-elle de cultiver l’attente en installant une régularité, une nécessité, un automaton, c’est-à-dire un appareil qui suppose de pouvoir éventuellement prévoir les réponses futures [13].

9L’année suivante, dans le Séminaire xii, Lacan, anticipant son dernier enseignement, fait une nouvelle distinction entre un inattendu sans risque, déductible des règles du jeu auquel le sujet se prépare, et la surprise qui introduit le réel sous la forme de l’impossible. Or, celle-ci ne résulte pas de la nécessité imposée par les règles du jeu [14].

10Mentionnons à cet égard le phénomène du Street art qui cherche à surprendre le sujet là où il ne s’y attend pas, en dehors des musées précisément. Ce mouvement artistique très répandu, né au siècle dernier, présente actuellement une particularité : l’anonymat des auteurs qui ne signent pas leurs œuvres. Plusieurs de ces artistes sont mondialement connus et vendent leurs productions tout en tenant leur identité secrète. Bansky en est l’exemple le plus frappant. Ses peintures sont effectuées avec des pochoirs, outils qui lui permettent de travailler dans la hâte. Elles se trouvent pour la plupart dans les rues de Bristol et de Londres et ne sont pas conçues pour durer mais plutôt pour capter le regard du sujet par accident.

La contingence

11À la fin de son enseignement, Lacan situe la surprise du côté du réel [15], mais d’un réel qui a changé de statut. Esquissé déjà à l’époque du Séminaire xi avec le comme au hasard[16] propre à la tuché, il est complètement séparé du symbolique, sans loi. Il est non seulement hors sens mais aussi hors savoir [17]. Dans cette perspective, la surprise devient événement et s’inscrit du côté de la contingence sur fond d’impossible [18]. Autrement dit, ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, cesse soudainement de ne pas s’écrire.

12Trouver cette modalité de la surprise dans l’art d’aujourd’hui est rare. Nous évoquerons un artiste contemporain, Pablo Reinoso, qui fait avec le bois ce que Gaudí faisait avec la pierre. « Cadre » est le titre d’une de ses pièces datant de 2011. Elle représente un cadre en bois traditionnel dont les baguettes, sur l’un des quatre angles, s’émancipent de la forme instituée en s’entre-tissant d’une manière singulière. Ce « cadre » n’est pas un cadre de plus, de la même façon que la roue de bicyclette de Duchamp, élevée au statut d’objet d’art, n’est pas une roue quelconque [19]. Il n’a pas la fonction de tous les autres cadres, celle de border une représentation. Il est l’œuvre en soi. Cernant la vacuité du fond, il isole un morceau du mur et fait exister un vide de représentation là où il n’y avait rien. Le spectateur, étonné par la forme de cet objet, l’est une seconde fois lorsqu’il découvre le mur lui-même en regardant ce qui passe habituellement inaperçu. Le non-rapport entre le mur et le cadre évoque ainsi la rencontre contingente entre le signifiant et le corps. Reinoso met en jeu un réel vidé de représentation et le non-rapport. De ce réel contingent, le sujet contemporain se défend. Refusant l’impossible du non-rapport sexuel, il préfère vivre « sans alarmes et sans suprises ». Il rate ainsi ce que la psychanalyse enseigne de nouveau : il n’y a pas de moyen d’y accéder sans passer par l’impossible.

Notes

  • [*]
    Laura Petrosino est psychologue, membre de l’ACF-Belgique.
  • [1]
    Cf. Reik T., Le psychologue surpris. Deviner et comprendre les processus inconscients, Paris, Denoël, 1976.
  • [2]
    Cf. Freud S., L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1988, p. 222.
  • [3]
    Cf. Brousse M.-H., « Cuerpos lacanianos. Novedades contemporáneas sobre el estadío del espejo », conférence disponible sur le site YouTube. Marie-Hélène Brousse y explique que l’art contemporain révèle la coupure, produite par le discours de la science, entre l’organisme et l’image. Elle donne comme exemple l’œuvre de Damien Hirst Mother and child qui se trouve au Palazzo Grassi.
  • [4]
    Lacan, J., Le Séminaire, livre v, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 92.
  • [5]
    Ibid., p. 93.
  • [6]
    Ibid., p. 92.
  • [7]
    Miller J.-A., « Apologie de la surprise », Quarto, n° 61, janvier 1997, p. 3.
  • [8]
    Cf. Miller J.-A., « … du nouveau ! Introduction au Séminaire v de Lacan », Paris, Rue Huysmans, 2000, p. 9-14.
  • [9]
    Cf. Miller J.-A., « Le réel au xxie siècle. Présentation du ixe Congrès de l’amp », La Cause du désir, n° 82, octobre 2012, p. 89.
  • [10]
    Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 59.
  • [11]
    Ibid., p. 54.
  • [12]
    Ibid., p. 51
  • [13]
    Cf. Miller J.-A., « Introduction à l’érotique du temps », La Cause freudienne, n° 56, mars 2004, p. 79.
  • [14]
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xii, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 19 mai 1965, inédit.
  • [15]
    Cf. Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines », Scilicet, n° 6 / 7, 1976, p. 7-31.
  • [16]
    Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii, leçon du 2 février 2011, inédit.
  • [17]
    Cf. Miller J.-A., « Le réel est sans loi », La Cause freudienne, n° 49, novembre 2001, p. 7-19.
  • [18]
    Cf. Miller J.-A., « Introduction à l’érotique du temps », op. cit., p. 80.
  • [19]
    Cf. Wajcman G., L’objet du siècle, Paris, Verdier, 1998, p. 72 : « Dans une série d’objets communs identiques définis par leur usage – c’est quoi un urinoir ? Un truc pour pisser –, prélever un de ces objets en le baptisant “œuvre d’art”, c’est du même coup la faire surgir comme un effet de sens, inattendu, surprenant, en rupture d’avec toutes les significations communes, établies, de cet objet. “C’est quoi un urinoir ? – Une œuvre d’art – Ah oui ?” Ainsi, faire d’une banale roue de bicyclette une œuvre d’art, c’est l’exhiber comme un sens inouï, un sens d’autant plus en rupture d’avec toute signification qu’il est on ne peut plus proche du non-sens absolu. » Avec G. Wajcman et P. Reinoso, nous pourrions nous demander : c’est quoi un cadre ?
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