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Article de revue

La naissance de la science moderne : Une lecture de « La science et la vérité »

Pages 58 à 64

Notes

  • [*]
    Jean-Louis Gault est psychanalyste, membre de l’ecf.
  • [1]
    Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 855-877.
  • [2]
    Le 16 novembre 1954 Lacan rencontre pour la première fois Koyré, quand celui-ci donne sa conférence sur le Ménon, la veille de la première leçon du Séminaire ii. Lacan indique que Socrate introduit Ménon au « discours de la science » (Lacan J., Le Séminaire, livre ii, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 27).
  • [3]
    Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 523.
  • [4]
    Lacan J., « La science et la vérité », op. cit., p. 856.
  • [5]
    Ibid., p. 855.
  • [6]
    Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, op. cit., p. 793.
  • [7]
    Ibid., p. 800.
  • [8]
    Ibid., p. 793.
  • [9]
    Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, op. cit., p. 229.
  • [10]
    Lacan J., Le Séminaire, livre ii, Le moi dans la théorie de Freud…, op. cit., p. 13.
  • [11]
    Cf. Koyré A., Introduction à la lecture de Platon. Entretiens sur Descartes, Gallimard, Paris, 1994, p. 182.
  • [12]
    Lacan J., « La science et la vérité », op. cit., p. 856.
  • [13]
    Ibid., p. 863.
  • [14]
    Ibid., p. 858.
  • [15]
    Ibid.

La science moderne naît d’une mutation radicale

1Dans son écrit « La science et la vérité » [1], Lacan entreprend d’explorer les relations de la science et de la psychanalyse. Il s’attache tout d’abord à situer ce qui s’est baptisé « science » à l’époque moderne.

2Lacan emprunte à Alexandre Koyré sa conception discontinuiste de l’histoire des sciences : la modalité du savoir qui s’est distinguée au cours du xviie siècle à partir de la physique galiléenne ne s’inscrit pas dans la continuité des savoirs qui l’ont précédée. La physique qui apparaît alors n’est pas la prolongation de la physique de la Renaissance ou du Moyen-Âge. L’astronomie moderne n’est pas la suite de l’astronomie assyrienne, indienne ou chinoise. Il existe une coupure épistémologique entre les sciences anciennes et les sciences nouvelles qui inaugurent un régime nouveau du savoir. Ce savoir nouveau est ce que Lacan, à la suite de Koyré, appelle La science, qu’il qualifie de moderne pour la distinguer de l’épistémè antique. Les sciences diverses de notre époque ne représentent pas le développement de sciences plus anciennes ; elles relèvent toutes d’un même discours, que Lacan a nommé discours de la science. Il introduit cette notion dans une leçon de son Séminaire ii, lorsqu’il commente l’exposé que Koyré avait fait la veille sur le Ménon de Platon [2]. Il en donne plus tard la structure précise dans « Télévision » [3].

3Koyré critique la conception positiviste et empirique qui voit l’origine de la science moderne dans une évolution continue des sciences anciennes – il débat ici avec le grand historien de la physique, Pierre Duhem. Dans la science médiévale, la théorie restait indépendante de la pratique – alors que celles-ci sont étroitement liées à partir du xviie siècle. Ceci, parce que les instruments du Moyen-Âge ne sont que des outils, alors que les instruments de la science moderne sont véritablement de la théorie incarnée. Ainsi, les grandes inventions techniques du Moyen-Âge ne sont pas le résultat de progrès de théories scientifiques correspondantes, et n’ont pas suscité non plus d’avancée au sein de la théorie scientifique. L’invention des lunettes n’a eu aucune conséquence sur la science optique du Moyen-Âge, tandis que cette dernière n’a été à l’origine ni de la technologie optique, ni de la construction d’instruments optiques. En revanche, au xviie siècle l’invention du télescope a été l’occasion d’un développement de la théorie et fut suivie d’un essor de la technique.

4La science moderne ne résulte pas d’un progrès de l’observation ; elle consiste au contraire dans une prédominance de la raison sur la simple expérience. Elle implique que l’on se détourne préalablement de la réalité empiriquement connue pour lui substituer des modèles idéo-mathématiques. La véritable méthode expérimentale est une méthode dans laquelle la théorie mathématique détermine la structure même de l’expérience : elle utilise le langage mathématique pour formuler des questions à la nature et pour interpréter, en langage mathématique, les réponses que celle-ci donne. On fabrique un thermomètre, en utilisant par exemple la propriété de la dilatation des corps physiques par la chaleur, dont on étalonne les variations pour en faire un instrument mathématique de mesure. Lorsque l’on plonge cet instrument dans un fluide quelconque, on pose en langage mathématique une question à la nature, qui répond en langage mathématique, et on lit cette réponse sur l’échelle de mesure – rien de plus. C’est là le modèle de ce qu’est un instrument au sens de la science moderne et c’est sur cette base que s’établit toute expérimentation qui se veut scientifique.

5Au début de « La science et la vérité », Lacan souligne que ce qui caractérise la science moderne, dans l’ordre de la temporalité, est l’accélération croissante qui marque son développement et celui de la technique qui l’accompagne. Ceci plaide en faveur de la thèse discontinuiste, qui fait de la science à la fois la cause et l’effet d’une mutation radicale.

6Les développements de Lacan sur la science s’inscrivent dans une double filiation, celle de Kojève, que prolonge celle de Koyré – avec en arrière-plan la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Selon Kojève, il y a entre le monde antique et l’univers moderne une coupure qui tient au christianisme. Koyré redouble cette thèse en situant la coupure entre l’épistémè antique et la science moderne, dans l’introduction de l’idée totalement nouvelle d’une science de la nature mathématique. Lacan recoupe ces deux propositions en considérant que la science moderne se constitue par ce qu’il y a de juif dans le christianisme, dans la mesure où c’est en ceci qu’il se distingue du monde antique. La science moderne serait inconcevable sans le Dieu des Juifs. Le monothéisme instaure un monde ordonné autour d’un centre, qui fraye la voie à la conception unitaire de l’univers que promeut la science. Le mythe biblique de la création ex-nihilo met en fonction la puissance créatrice du signifiant que mobilise la science. Enfin, le message du Dieu de Moïse instaure un rapport nouveau entre vérité et savoir, qui conditionne ce régime du savoir propre à la science moderne.

7La singularité de la thèse de Lacan est de considérer que la mutation qui donne naissance à la science moderne tient à l’émergence d’une position subjective historiquement définie. Cette réflexion avait été amorcée dans son Séminaire « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », pour lequel il avait envisagé le titre « Positions subjectives de l’Être ». Il note ceci : « on a pu remarquer que j’ai pris pour fil conducteur l’année dernière un certain moment du sujet que je tiens pour être un corrélat essentiel de la science : un moment historiquement défini dont peut-être nous avons à savoir s’il est strictement répétable dans l’expérience, celui que Descartes inaugure et qui s’appelle le cogito » [4]. Ce sujet nouveau est celui qui apparaît comme le reste inéliminable de l’épreuve du doute radical, dont Descartes fait l’expérience dans sa méditation. Ce sujet, réduit à la pointe évanouissante du cogito, est l’Un, rescapé de l’enfer du doute.

8Cette référence au sujet cartésien prend place dans une réflexion plus générale de Lacan sur la subjectivité et sur les subjectivités, telles qu’elles s’inscrivent dans le mouvement général de l’esprit. Le sujet n’est pas une essence intemporelle qui dominerait de sa constance les vicissitudes de l’histoire. Il est tout à l’opposé, un effet, répondant strictement à des coordonnées de discours, historiquement définies, qui déterminent notamment son rapport au savoir. Lacan a ainsi isolé trois moments subjectifs qui scandent, au fil du temps, ce qu’il repère comme une dialectique du sujet. Chacune de ces étapes se rattache à un nom propre. Dans l’ordre, Socrate, puis Descartes, et enfin Freud.

La subjectivité socratique et le hiatus entre épistémè et arété

9Prenant appui sur le point dernier atteint par cette dialectique, la scansion freudienne, Lacan renouvelle en profondeur l’acception traditionnelle de la notion de sujet. Dans « La science et la vérité », il rappelle qu’il a fondé l’année précédente le statut du sujet dans la psychanalyse, en établissant une structure qui rend compte de l’état de Spaltung où ce sujet est repéré dans la praxis analytique [5]. La structure en question, qui gouverne l’expérience analytique, est celle du langage. Dans cette épreuve du langage, le sujet qui parle, l’analysant, se révèle être sujet à des lapsus, des oublis, ou des rêves qui le subvertissent. Dès qu’il fait l’expérience de la parole, le sujet se trouve régulièrement dérangé dans son intention de signification par ces diverses formations de l’inconscient. C’est là sa division.

10Dans un écrit antérieur, Lacan note qu’une « structure est constituante de la praxis de ce qu’on appelle la psychanalyse » [6]. Cette structure est celle du langage, c’est elle qui rend compte des manifestations de l’inconscient. Il ajoute : « La structure du langage une fois reconnue dans l’inconscient, quelle sorte de sujet pouvons-nous lui concevoir ? » [7] Le sujet de l’inconscient est certes un sujet qui parle, mais il apparaît autant parlé que parlant, et à ce titre il est irrémédiablement divisé entre son énoncé et son énonciation. Ce sujet n’est pas une donnée première de l’expérience, c’est un effet second de la structure de langage qui est, elle, la donnée primaire. Il est indexé comme fading, disparition, trou, oubli, achoppement, dénégation, renonciation, et c’est ainsi qu’il est repéré dans la pratique.

11Par ailleurs, le sujet est situé dans son rapport au savoir. C’est la leçon que Lacan retient de sa lecture de la Phénoménologie de l’esprit[8]. Dans son Séminaire ii, il souligne la place qu’occupe la psychanalyse dans un certain progrès de la subjectivité humaine. Mais, la vérité qu’avait portée au jour la découverte freudienne s’est amortie chez ses élèves en un savoir figé, où se perd le sens d’où ce savoir avait commencé à se déposer. À cette dégradation de la vérité en un savoir constitué qui marquait les déviations postfreudiennes, Lacan a voulu répondre en restaurant le « soc tranchant » [9] de la vérité freudienne.

12Il repère chez Platon cette même ambiguïté du savoir et de la vérité. Il fait de Socrate celui qui inaugure un nouveau style dans la subjectivité humaine, d’où est sortie la notion d’un savoir lié à certaines exigences de cohérence, c’est par exemple le savoir mathématique mis à l’épreuve dans le Ménon. L’instauration de ce savoir mathématique est le temps 1 de l’émergence de la science moderne, avant que celle-ci renaisse une seconde fois au xviie siècle en tant que science physique. Au moment où Socrate inaugure ce « nouvel être-dans-le-monde que [Lacan] appelle […] une subjectivité » [10], apparaît un décentrement. Cette position subjective, qui rend possible la constitution de ce savoir mathématique, dépend de l’apparition d’un sujet susceptible d’assumer une telle position, c’est-à-dire un sujet habité par une vertu. Seul celui qui possède cette qualité de l’âme (arété en grec), l’excellence, est à même de produire ce savoir certain qui est recherché. Pourtant, ce savoir, s’il peut transmettre des règles mathématiques, ne peut pas enseigner cette vertu. Bien qu’elle soit corrélative de l’ouverture d’un régime nouveau du savoir, l’arété reste, quant à sa transmission, sa tradition, sa formation, hors du champ de ce savoir. Il y a un hiatus irréductible entre arété (S) et épistémè (S2) – S représentant le « sujet » et S2 le « savoir ».

13Pour Lacan l’intérêt du Ménon est de montrer que l’épistémè ne couvre pas tout le champ de l’expérience humaine. En particulier, il n’y a pas d’épistémè de ce qui réalise la perfection, l’arété de cette expérience. Il y a une vérité qui n’est pas saisissable dans un savoir lié. L’épistémè moderne, comme au temps de Socrate, reste une certaine cohérence du discours, et elle est elle-même dépendante d’une position subjective spécifique.

Le sujet du cogito et le déchaînement du discours scientifique

14Une nouvelle subjectivité voit le jour avec la méditation cartésienne, d’où émerge le sujet du cogito. Là encore, le sujet se définit d’un rapport au savoir.

15La méthode cartésienne se propose d’introduire à un savoir certain. Pour cela, Descartes procède à une révision de tous les savoirs admis jusque-là. Koyré est sensible à l’audace et au courage de la décision du philosophe, qui répond par là au renoncement et au scepticisme qui avaient marqué le siècle d’avant [11]. Lorsque l’on dégage la structure de ce moment, la méditation cartésienne se laisse ramener à deux temps. L’épreuve du doute hyperbolique dégage une table rase inaugurale, par la mise en question de toutes les pensées, par une suspension de toutes les représentations, par un rejet de tous les savoirs acquis antérieurement. Le temps second met en évidence la présence d’un résidu, d’un reste, persistant après le vidage premier. Un je pense fondamental, support de toutes les cogitations – même si elles sont fausses –, de toutes les représentations, de tous les savoirs, ne peut pas être mis en doute. La puissance dissolvante du doute ne laisse rien subsister dans l’espace du savoir, mais dans le même temps s’isole un élément de certitude qui s’attache au je mis en exercice dans le je doute. Dubito ergo sum, « je doute donc je suis », telle est la formule d’où émerge ce sujet établi sur la pensée du doute.

16La tabula rasa initiale laisse persister la pointe évanouissante d’un cogito sur lequel Descartes fonde un je suis, un sum, un arrimage du sujet dans l’Être. Cette opération du cogito comporte une séparation radicale du sujet d’avec le savoir.

17D’un côté surnage un sujet vidé de toute représentation, délesté de tout savoir, un sujet nu, vide. C’est ce sujet vide du cogito qui est le sujet de la science. Le savant, en effet, n’opère dans la science qu’au prix de cette ascèse. Il doit faire taire en lui toute velléité de subjectivité, pour mettre au travail le signifiant mathématique et produire le savoir certain de la science. Cette position subjective singulière est ce que Lacan appelle « sujet de la science » [12], parce qu’elle est corrélative de ce mode très spécial du savoir qu’est le savoir scientifique. C’est la position que doit adopter le savant dans la science, en essayant de n’entrer pour rien dans le savoir qu’il élabore. C’est l’arété propre au savant.

18La science, au sens moderne, est ce savoir qui rejette le sujet. C’est sa condition d’existence, sa beauté et sa puissance. Cette « forclusion » du sujet rend compte du développement exponentiel qui caractérise le discours scientifique ainsi désarrimé. Alors que les savoirs traditionnels étaient toujours lestés par quelque élément de subjectivité, et ne pouvaient donc aller au-delà d’un certain point, il n’y a désormais plus aucun frein mis au déchaînement des petites lettres mathématiques. D’où la tentative d’en reprendre, de l’extérieur, la maîtrise, par l’instauration de comités dit d’éthique.

19L’histoire de la science moderne montre qu’il a fallu régulièrement franchir des obstacles pour dégager de toute infection subjective le savoir produit. Le cogito cartésien n’était que l’initium de ce programme, il a fallu ensuite répéter cette opération, parfois avec beaucoup de difficultés.

20Le moment cartésien donne naissance à un nouveau sujet, désormais universalisable, puisque nettoyé de toute représentation particulière. Le sujet qui va se retrouver ainsi jeté dans le monde n’a pas de sexe, d’âge, de nom, ni d’appartenance religieuse ou de nationalité.

Le sujet de la science est celui sur lequel opère la psychanalyse

21Avec Freud, fait irruption une nouvelle perspective, qui révolutionne la subjectivité, en montrant que le sujet ne se confond pas avec l’individu. Les élaborations du sujet telles que Freud les recueille, lapsus, actes manqués, oublis, ne sont nullement situables sur un axe où elles se confondraient avec l’intelligence, l’excellence, les capacités cognitives, la perfection de l’individu – bref avec l’arété individuel. Le sujet n’est pas sur cet axe, il est excentrique, décentré par rapport à l’individu biologique. Il est autre chose qu’un organisme qui s’adapte. Cette séparation entre individu et sujet nous introduit à une diplopie où vient se verser la vérité freudienne. La vérité est ailleurs que chez l’individu, ailleurs que dans l’organisme, elle est dans la libido.

22Le sujet de l’expérience analytique, celui qui parle comme tel, n’est pas l’individu biologique que la science est susceptible d’étudier. Le sujet qui parle est un obstacle à la production d’un savoir scientifique sur l’individu. Le savant contourne cet obstacle en ne retenant que les données qu’il extrait de l’observation de l’individu. Il les couple ensuite avec une exploration sophistiquée de l’organisme de ce vivant, où l’imagerie cérébrale tient aujourd’hui le rôle phare.

23Si « le-sujet-qui-parle » n’est pas l’individu dont s’occupe la science, le sujet freudien a pourtant un lien avec la science. Il est ce sujet de la science que nous avons vu au principe de la production du savoir scientifique, mais persona non grata au sein de ce savoir. Il est ce sujet orphelin du savoir scientifique, rejeté par la science, sujet désormais déboussolé parce que coupé du savoir traditionnel qui répondait à l’énigme de son existence et de son sexe. Ce laissé pour compte a recherché un recours en s’adressant à l’interlocuteur nouveau que Freud a su incarner. C’est là le lien très précis entre la naissance du dispositif de la cure analytique et l’émergence du sujet venu au jour avec le cogito cartésien.

24La pratique analytique et la découverte de l’inconscient sont impensables avant la naissance, au xviie siècle, de la science. L’idéal scientiste qui animait Freud l’a conduit à la découverte de l’inconscient et à l’invention de la pratique analytique. Lacan a partagé cet idéal scientiste, en ne cessant de renouveler ses références jusqu’à la fin de son enseignement, se tournant tour à tour vers la linguistique, les mathématiques, la logique et la topologie. Le sujet de la science est la condition d’existence du discours analytique. La pratique analytique dans son sens freudien n’est concevable qu’à opérer sur ce sujet d’un statut très singulier qu’est le sujet de la science. Réciproquement, là où cette forme très spéciale du sujet ne se laisse pas isoler, la pratique analytique est rendue impossible. Lacan a parfois évoqué ces formes d’impossibilité, comme par exemple le sujet catholique ou le sujet du discours japonais. Le sujet qui fait obstacle à l’opération analytique est, d’une manière générale, le sujet qui fait Un avec le savoir de la tradition, que celle-ci soit religieuse ou culturelle. C’est un sujet qui ne se laisse pas dissocier de ses identifications traditionnelles, qui par exemple sait ce que c’est que d’être un homme ou une femme, tandis que le sujet de l’inconscient, dans son sens freudien, n’est identifiable à aucun sexe.

25Ce sujet, certes, n’est pas le tout de l’expérience analytique : même s’il est calculable, il n’est pas saturé[13]. En effet, ce sujet parle avec son corps, qui lui, est sexué, et par là s’introduit dans l’expérience un objet qui fait tout foirer[14].

26Si la psychanalyse est fille de la science, elle n’est pas à proprement parler une science – au sens de la science galiléenne. Elle s’en distingue justement en ceci qu’elle opère sur le sujet que la science rejette.

27La psychanalyse se démarque de la science parce qu’elle s’adresse à un sujet responsable[15]. Le sujet de la science, lui, est fondamentalement irresponsable du savoir qu’il produit, dans la simple mesure où il en est nécessairement dissocié. Le savant ne peut pas être tenu pour responsable des lois physiques qu’il extrait du réel de la nature. C’est pour cette raison que ce savoir sur la nature peut être considéré comme certain. En revanche, à partir du moment où on le laisse parler, le sujet est appelé à se rendre responsable de sa position subjective, c’est-à-dire de ce qu’il dit. L’Être du cogito cartésien, le sum, se déduit logiquement de la pensée, alors que le sujet freudien est soumis à un impératif, celui d’un devoir être. Là où nous avons un ergo, un donc logique, chez Descartes, nous avons chez Freud un soll, un tu dois éthique. Le Wo Es war soll Ich werden freudien répond au cogito ergo sum de Descartes. Ce devoir être est l’arété du sujet dans l’analyse.

28En opposition au sujet de la science, il est possible de définir un statut du sujet d’avant l’émergence du discours scientifique. Il s’agit d’un sujet non pas vide, mais plein. C’est un sujet doué de profondeurs, qui conserve un rapport archétypique au savoir, c’est-à-dire qui maintient un lien avec un savoir archaïque, antérieur au savoir scientifique. Lacan reconnaît dans le jungisme la tentative de restaurer cet état du sujet dans la psychanalyse. Cette position subjective est incompatible avec la pratique de la psychanalyse telle que l’entendait Freud. Lacan y voyait le signe de l’archaïsme qui marque certaines déviations postfreudiennes de la psychanalyse. L’expérience inaugurée par Freud est essentiellement une opération de désidentification. C’est pourquoi la praxis analytique implique un sujet apte à réaliser une telle dissociation. Ce sujet vide est au principe de la production du savoir scientifique, il est aussi celui sur lequel opère le procédé freudien. Mais il n’est pas dans la même position dans les deux discours. Dans la science le sujet est prié de se taire. Dans l’analyse il est laissé libre de parler. Pour autant la psychanalyse n’est pas la science du sujet. Elle est une expérience où le sujet fait l’épreuve de ce que parler veut dire, pour un parlêtre qui est encombré d’un corps vivant.


Date de mise en ligne : 01/12/2017

https://doi.org/10.3917/lcdd.084.0058

Notes

  • [*]
    Jean-Louis Gault est psychanalyste, membre de l’ecf.
  • [1]
    Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 855-877.
  • [2]
    Le 16 novembre 1954 Lacan rencontre pour la première fois Koyré, quand celui-ci donne sa conférence sur le Ménon, la veille de la première leçon du Séminaire ii. Lacan indique que Socrate introduit Ménon au « discours de la science » (Lacan J., Le Séminaire, livre ii, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 27).
  • [3]
    Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 523.
  • [4]
    Lacan J., « La science et la vérité », op. cit., p. 856.
  • [5]
    Ibid., p. 855.
  • [6]
    Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, op. cit., p. 793.
  • [7]
    Ibid., p. 800.
  • [8]
    Ibid., p. 793.
  • [9]
    Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, op. cit., p. 229.
  • [10]
    Lacan J., Le Séminaire, livre ii, Le moi dans la théorie de Freud…, op. cit., p. 13.
  • [11]
    Cf. Koyré A., Introduction à la lecture de Platon. Entretiens sur Descartes, Gallimard, Paris, 1994, p. 182.
  • [12]
    Lacan J., « La science et la vérité », op. cit., p. 856.
  • [13]
    Ibid., p. 863.
  • [14]
    Ibid., p. 858.
  • [15]
    Ibid.

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