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Article de revue

Science et fiction

Pages 54 à 57

Notes

  • [*]
    Alice Delarue est psychologue clinicienne, membre de l’acf–Val de Loire-Bretagne.
  • [1]
    Lacan J., « Entretien avec Emilio Granzotto », Magazine Littéraire, n° 428, février 2004, p. 29.
  • [2]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », dans ce numéro de La Cause du désir, p. 8.
  • [3]
    Cf. Lacan J., « La troisième », La Cause freudienne, n° 79, octobre 2011, p. 19 & « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 8.
  • [4]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 8.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    Cf. Jameson F., Penser la science-fiction, Paris, Max Milo, 2008, p. 12.
  • [7]
    Miller J.-A., « Le réel au xxie siècle. Présentation du thème du ixe Congrès de l’amp », La Cause du désir, n° 82, octobre 2012, p. 90.
  • [8]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 8.
  • [9]
    Par exemple, le physicien Kip Thorne et le romancier Carl Sagan ont eu l’occasion de collaborer à partir d’un roman de ce dernier, le scientifique reprenant la thèse de l’écrivain sur les trous noirs pour en faire une hypothèse scientifique sur les trous de ver.
  • [10]
    Cottet S., « En ligne avec Serge Cottet », dans ce numéro de La Cause du désir, p. 16.
  • [11]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 8.
  • [12]
    Cf. Lacan J., « La science et la vérité, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 855. Cf. aussi Gault J.-L., « La naissance de la science moderne », dans ce numéro de La Cause du désir, p. 58-64.
  • [13]
    Lacan J., « La science et la vérité, op. cit., p. 856.
  • [14]
    Lacan J., « Réponse à des étudiants en philosophie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 203.
  • [15]
    Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, op. cit., p. 437.
  • [16]
    Lacan J., « La science et la vérité, op. cit., p. 877.
  • [17]
    Ibid., p. 874.
  • [18]
    Lacan J., « Entretien avec Emilio Granzotto », op. cit., p. 29.
  • [19]
    Cf. Miller J.-A., Laurent É., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii, 1995-1996, inédit.
  • [20]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 9.
  • [21]
    Ibid., p. 8-9.
  • [22]
    Sur la question de l’éthique et du désir du savant dans les mythes modernes, cf. l’ouvrage de Sophie Marret-Maleval, L’inconscient aux sources du mythe moderne, Rennes, pur, 2010.
  • [23]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 8.
  • [24]
    Ibid., p. 8.
  • [25]
    Cf. Lacan J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », Autres écrits, op. cit., p. 554.
  • [26]
    Ibid., p. 553. Lacan se réfère ici à l’étymologie futilis, désignant un contenant qui laisse fuir l’eau.
  • [27]
    Ibid., p. 554.
  • [28]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 8
  • [29]
    Cf. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 532. Cf. aussi Marret-Maleval S., L’inconscient aux sources du mythe moderne, op. cit.
  • [30]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 9. Dans une interview, Philippe Sollers proposait une voie pour ce qui serait une vraie science-fiction : qu’elle soit une « expérience d’écriture qui fasse le trajet même de l’exclusion du sujet hors de la science […]. Que signifierait, par exemple, une trace écrite du délire du mathématicien Cantor au moment où, devant l’hostilité provoquée par sa découverte des nombres transfinis, il perd la raison du savant ? » (Bogdanoff I. & G., L’effet science-fiction, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 274-275).
  • [31]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 9.
« Lorsque j’ai posé le pied sur la Lune et que j’ai vu la Terre flotter comme un ballon bleu dans le ciel obscur, j’ai tout de suite pensé à Jules Verne en me disant que j’étais en train de vivre la première aventure de science-fiction de tous les temps. »
Neil Amstrong, Interview du 10 juillet 1979.

1« Pour moi, la seule science vraie, sérieuse, à suivre, c’est la science-fiction. » [1], énonce Lacan en 1974. Précisons d’emblée que le sérieux en question n’est pas tant à chercher dans la littérature de science-fiction en elle-même qui, mis à part quelques chefs-d’œuvre qui en sont issus, se caractérise justement de n’être pas prise au sérieux[2]. Lacan a par ailleurs indiqué que, malgré les échos qu’il pouvait en avoir à travers sa pratique d’analyste, il n’en lisait jamais [3]. C’est bien plutôt du rapport qu’entretient la science-fiction avec le discours de la science dont Lacan a accepté de dire un mot – or « ce rapport n’est pas simple » [4].

Influences réciproques

2« Remarquons, nous dit Lacan, que sans science, il n’existe pas de science-fiction » [5]. Le rapport qui se saisit de la façon la plus évidente est en effet l’influence de la première sur la seconde.

3La science-fiction naît sous sa forme véritable au cours de la seconde moitié du xixe siècle, avec les œuvres de Jules Verne et de Herbert George Wells [6], dans la lignée de la littérature fantastique, mais aussi de la littérature réaliste qui cherche à incorporer le progrès des sciences dans la fiction. À l’époque où, par l’effet du discours scientifique, le réel se disjoint de la nature et les astres cessent d’être des « signifiants fixes » [7], cette littérature spécule sur le progrès des théories et techniques et les nouvelles explorations qu’ils permettent, interroge la position subjective des savants puis, à mesure que le progrès de la science devient sujet à caution du fait des grandes catastrophes du xxe siècle, elle devient plus pessimiste et questionne le devenir des humains dans ce nouveau monde marqué par l’expansion des technologies, ou encore les effets de la mainmise du discours du maître sur la science avec les récits contre-utopiques. La science-fiction connaît son âge d’or dans les années cinquante, avant de décroître. Elle est, dit Lacan, enchaînée par le « déchaînement du savoir-faire » [8]. Et, paradoxalement, l’extension du domaine d’application de la science et la prolifération des techniques finira par entraver l’inventivité de ce genre littéraire – la science-fiction passant, pour ainsi dire, dans notre réalité commune.

4L’on connaît également l’influence qu’exerce en retour la science-fiction sur la science, certains projets et théories y puisant une inspiration certaine [9]. Ce rapport est sensible dans nombre d’applications technologiques – les exemples les plus frappants se trouvant dans le domaine de la robotique –, mais aussi au sein même des hypothèses scientifiques, qui deviennent de plus en plus fictionnelles à mesure qu’elles s’appuient sur la déduction davantage que sur l’observation et que « la science moderne abandonne le chosisme naturel au profit du champ » [10].

La science-fiction, symptôme du discours de la science

5Cette influence réciproque entre science et science-fiction est pour Lacan sous-tendue par un rapport logique. « Il faudra bien, nous dit-il, que l’on comprenne un jour que la science-fiction ne peut se constituer que de ce qui l’exclut » [11].

6L’exclusion dont parle Lacan est à référer à la place du sujet dans le discours de la science. Dans son écrit « La science et la vérité », Lacan lie l’avènement de « La science au sens moderne » à l’émergence au xviie siècle d’une nouvelle subjectivité, celle du cogito cartésien [12]. Le sujet qui est l’opérateur de ce nouveau discours se spécifie de s’être préalablement délesté de tout savoir subjectif pour pouvoir ainsi produire « le savoir certain de la science » [13]. C’est ce que Lacan nomme « l’ascèse » [14] du savant qui, tandis qu’il élabore le savoir scientifique, ne veut rien savoir de sa vérité comme cause et met un « masque de fer » à sa jouissance. « Le résultat, dit Lacan, est que la science est une idéologie de la suppression du sujet » [15], par laquelle « le savoir se communique mais suture le sujet qu’il implique » [16].

7Cette exclusion du sujet du savoir produit est ce qui confère à la science sa « fécondité prodigieuse » [17], mais elle n’est pas sans provoquer des effets de retour. La science-fiction se caractérise justement d’avoir anticipé ces effets, réintroduisant par la fiction la subjectivité exclue du discours de la science. Tandis que « les savants ne savent pas que leur position est insoutenable » [18], de nombreux romans ont traité, avec des accents parfois prophétiques, des conséquences morales, éthiques ou politiques du discours scientifique. Et ce, bien avant que la science ne traverse sa crise de responsabilité et qu’émergent les comités d’éthique [19]. La science-fiction est donc un symptôme de la science, dans la mesure où elle vient en contrepoint du rejet d’un certain savoir par le dispositif du discours scientifique.

La science-fiction interroge le savoir inconscient

8Ce savoir rejeté, c’est celui du sujet de l’inconscient. Il est à distinguer de la connaissance, mais aussi du savoir dans le réel que cherche à écrire le discours scientifique. À la fin de son enseignement, Lacan fera de l’Autre le lieu de ce savoir inconscient : « Si l’inconscient nous a appris quelque chose, c’est que quelque part dans l’Autre ça sait mais que nous ne pouvons recueillir que des bribes de ce savoir. » [20]

9La science-fiction, nous dit Lacan, « est abordée par le discours scientifique, à ceci près qu’il lui est impossible de le réaliser pleinement car le discours scientifique, lui, méconnaît l’inconscient » [21]. La science-fiction emprunte des éléments du discours de la science, mais recèle également un savoir sur le sujet de l’inconscient et la vérité qui l’anime [22]. Il ne s’agit pas d’un quelconque inconscient collectif, bien au contraire il est « frappant [que la science-fiction] ne serve qu’à exprimer des structures inconscientes absolument particulières » [23]. Ses grandes œuvres mettent en effet au jour les angoisses et les fantasmes dont les savants ne veulent rien savoir, ou encore dévoilent que le désir qui anime le sujet de la science est un désir de maîtrise – maîtrise de la nature, mais aussi, à mesure que les sciences neurobiologiques progressent, maîtrise du vivant et de la jouissance. En cela, la science-fiction est « ce qui articule des choses qui vont beaucoup plus loin que ce que la science supporte de savoir énoncé » [24].

La science est futile, la science-fiction est impossible

10Faisons enfin résonner le sérieux de la science-fiction avec la futilité dont Lacan a taxé la science [25]. Celle-ci pose l’existence d’un savoir dans le réel, mais ce faisant elle ne « progresse que par la voie de boucher les trous ». Ses concepts, que Lacan compare à des tonneaux percés [26], sont futiles dans la mesure où, d’une part ils n’ont « aucune espèce de sens » [27], et d’autre part ils laissent fuir la jouissance, échouant à établir un quelconque savoir sur ce qui intéresse vraiment les parlêtres, à savoir le réel du sexe. Or, « qu’est-ce que les gens prennent au sérieux, en dehors de leur ex-sistence ? » [28] C’est en cela que la science-fiction peut être plus sérieuse que la science : certains des récits qu’elle a produit parviennent en effet à mi-dire quelque chose de la jouissance.

11Comme tout mythe, la science-fiction tente de donner forme épique à ce qui s’opère de la structure[29]. Sa démarche visant à faire se rejoindre dans l’écriture les signifiants de la science et le « mystère de l’être parlant » confine cependant à l’impossible, et par conséquent « nulle part, on ne fabrique de la science-fiction » [30]. La science-fiction, conclut Lacan, c’est peut-être alors juste « cette jouissance là : la parole sans le savoir. Le monde sans autre connaissance que celle qu’il rêve » [31].

Notes

  • [*]
    Alice Delarue est psychologue clinicienne, membre de l’acf–Val de Loire-Bretagne.
  • [1]
    Lacan J., « Entretien avec Emilio Granzotto », Magazine Littéraire, n° 428, février 2004, p. 29.
  • [2]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », dans ce numéro de La Cause du désir, p. 8.
  • [3]
    Cf. Lacan J., « La troisième », La Cause freudienne, n° 79, octobre 2011, p. 19 & « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 8.
  • [4]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 8.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    Cf. Jameson F., Penser la science-fiction, Paris, Max Milo, 2008, p. 12.
  • [7]
    Miller J.-A., « Le réel au xxie siècle. Présentation du thème du ixe Congrès de l’amp », La Cause du désir, n° 82, octobre 2012, p. 90.
  • [8]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 8.
  • [9]
    Par exemple, le physicien Kip Thorne et le romancier Carl Sagan ont eu l’occasion de collaborer à partir d’un roman de ce dernier, le scientifique reprenant la thèse de l’écrivain sur les trous noirs pour en faire une hypothèse scientifique sur les trous de ver.
  • [10]
    Cottet S., « En ligne avec Serge Cottet », dans ce numéro de La Cause du désir, p. 16.
  • [11]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 8.
  • [12]
    Cf. Lacan J., « La science et la vérité, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 855. Cf. aussi Gault J.-L., « La naissance de la science moderne », dans ce numéro de La Cause du désir, p. 58-64.
  • [13]
    Lacan J., « La science et la vérité, op. cit., p. 856.
  • [14]
    Lacan J., « Réponse à des étudiants en philosophie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 203.
  • [15]
    Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, op. cit., p. 437.
  • [16]
    Lacan J., « La science et la vérité, op. cit., p. 877.
  • [17]
    Ibid., p. 874.
  • [18]
    Lacan J., « Entretien avec Emilio Granzotto », op. cit., p. 29.
  • [19]
    Cf. Miller J.-A., Laurent É., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii, 1995-1996, inédit.
  • [20]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 9.
  • [21]
    Ibid., p. 8-9.
  • [22]
    Sur la question de l’éthique et du désir du savant dans les mythes modernes, cf. l’ouvrage de Sophie Marret-Maleval, L’inconscient aux sources du mythe moderne, Rennes, pur, 2010.
  • [23]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 8.
  • [24]
    Ibid., p. 8.
  • [25]
    Cf. Lacan J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », Autres écrits, op. cit., p. 554.
  • [26]
    Ibid., p. 553. Lacan se réfère ici à l’étymologie futilis, désignant un contenant qui laisse fuir l’eau.
  • [27]
    Ibid., p. 554.
  • [28]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 8
  • [29]
    Cf. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 532. Cf. aussi Marret-Maleval S., L’inconscient aux sources du mythe moderne, op. cit.
  • [30]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 9. Dans une interview, Philippe Sollers proposait une voie pour ce qui serait une vraie science-fiction : qu’elle soit une « expérience d’écriture qui fasse le trajet même de l’exclusion du sujet hors de la science […]. Que signifierait, par exemple, une trace écrite du délire du mathématicien Cantor au moment où, devant l’hostilité provoquée par sa découverte des nombres transfinis, il perd la raison du savant ? » (Bogdanoff I. & G., L’effet science-fiction, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 274-275).
  • [31]
    Lacan J., « Interview de Lacan sur la science-fiction », op. cit., p. 9.
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