Notes
-
[*]
Victoria Woollard est psychanalyste, membre de l’ecf.
-
[1]
O’Carroll L., « Kate topless pictures : palace consulting lawyers », The Guardian, 14 septembre 2012.
-
[2]
afp, « Kate seins nus : Closer est trop “voyeur” aux yeux des tabloïdes britanniques », L’Express.fr, 15 septembre 2012.
-
[3]
Lacan J., Le Séminaire, livre xiii, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 11 mai 1966, inédit.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
Ibid., leçon du 25 mai 1966.
-
[6]
Ibid., leçon du 18 mai 1966.
-
[7]
Ibid., leçon du 25 mai 1966.
-
[8]
Brown L., « Police probing topless Duchess photos », The Daily Mail, 21 septembre 2012.
-
[9]
Lacan J., Le Séminaire, livre xiii, « L’objet de la psychanalyse », op. cit., leçon du 25 mai 1966.
-
[10]
Carroll L., Ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir, Paris, Gallimard, 1999, p. 24.
-
[11]
Carroll L., Gardner M., Tenniel J., The Annotated Alice. The Definitive Edition, New York, Norton, 1999, p. 141 [traduit par l’auteur].
-
[12]
Lacan J., Le Séminaire, livre xiii, « L’objet de la psychanalyse », op. cit., leçon du 25 mai 1966.
-
[13]
Ibid., leçon du 11 mai 1966.
-
[14]
Lacan J., « Hommage rendu à Lewis Carroll », Ornicar ?, n° 50, janvier 2003, p. 9.
-
[15]
Carroll L. & al., The Annotated Alice…, op. cit., p. 12 [traduit par l’auteur].
-
[16]
Brown J., Collected writings on Velázquez, New Haven, ceeh & Yale University Press, 2008, p. 288 [traduit par l’auteur].
-
[17]
Lacan J., Le Séminaire, livre xiii, L’objet de la psychanalyse, op. cit., leçon du 25 mai 1966.
-
[18]
Ibid.
-
[19]
afp, « Kate seins nus… », op. cit.
1La nouvelle d’Edgar Allan Poe, La lettre volée, prend soin de ne jamais dévoiler ce qu’elle enveloppe. Ainsi, l’ordre à partir duquel se construit l’intrigue – celui de la monarchie – reste immuable et chaque élément demeure toujours à la même place.
2De la même manière, il est frappant qu’en dépit de l’impudeur qui caractérise la presse britannique, aucun de ses tabloïds n’ait dévoilé les photos de Kate Middleton seins nus.
3Dans un communiqué, le Palais de Saint James a déclaré cette intrusion des photographes œuvrant pour le compte d’un magazine people français de « grotesque et injustifiable », rappelant « les pires excès de la presse pendant la vie de Diana » [1]. La direction du magazine a répondu à ces attaques, arguant que ces photos n’avaient « rien de choquant », qu’elles montraient « une jeune femme bronzant seins nus, comme on en voit des millions sur les plages ». Ajoutant, comme pour souligner les excès de l’accusation : « C’est comme si nous avions tué Diana une nouvelle fois » [2] – ce qui laisse toutefois entendre que la presse porte la responsabilité du décès de la Princesse. Curieusement, le jeune couple princier engage une procédure judiciaire en France, attirant ainsi le regard du monde entier sur cette affaire.
4Pendant que les images prolifèrent sur Internet et dans la presse étrangère, le Duc et la Duchesse continuent leur voyage en Asie en tant que représentants de la Reine à l’occasion des célébrations entourant son jubilé de diamant ; celles-ci ont commencé avec la parade – inspirée d’un tableau de Canaletto – d’une flottille de mille bateaux sur la Tamise. En effet, en se mariant avec le futur roi, Kate Middleton a quitté le statut des millions de jeunes femmes bronzant seins nus sur les plages. Elle a revêtu une robe de princesse pour prendre la place de Duchesse dans le tableau vivant de la famille royale. Sous le regard du public, le Duc et la Duchesse sont bien là en représentation, soutenant l’ordre monarchique.
5Une représentation « se voit », dit Lacan dans son Séminaire xiii [3] ; elle se voit dans le reflet du miroir. Dans la conception classique du sujet, celui-ci est transparent à lui-même et se voit comme dans un miroir. Il n’en est pas de même dans le tableau où nos déplacements corporels n’ont pas d’effet sur le champ scopique. Dans celui-ci en effet, quelque chose ne se voit pas et fait surgir la demande sous les espèces du « fais voir » [4], mots que Lacan met dans la bouche du personnage central des Ménines de Vélasquez : l’Infante Marie Marguerite d’Autriche, habillée en princesse. Le génie du peintre, d’après Lacan, est d’avoir fait passer le « fais voir » de notre côté, nous invitant à entrer dans la scène. Mais là, quelque chose nous dérange : ces personnages ne sont pas vivants, ils n’ont pas de dos. Comment alors les rejoindre, et où ? Le peintre nous fait entrapercevoir la mort. De façon similaire, en dévoilant la Duchesse, nous entrevoyons la princesse Diana parmi les morts.
6Nous avons « la fausse croyance », dit Lacan, « qu’il suffit d’être là pour être au nombre des vivants » [5]. Être « là » est précisément ce que Lacan omet quand il fait dire à Vélasquez : « tu ne me vois pas d’où je te regarde » [6]. Il ne dit pas « là d’où je te regarde ». Et c’est bien l’absence de ce « là » qui nous dérange. Un tableau n’est pas une représentation, nous enseigne Lacan, mais « le représentant de la représentation dans le miroir » [7]. Le tableau est une fenêtre qui donne sur une béance et c’est de cette place béante, dans cet intervalle, que chute l’objet a.
7Que dire alors de la photographie publiée par le tabloïd britannique le Daily Mail ? Elle nous montre, sous un ciel bleu, le bord d’une route banale du sud de la France et laisse paraître, à travers le maquis, à l’arrière-plan, un château entouré d’arbres [8]. Un chemin s’ouvre et nous invite à entrer. La Duchesse ne se voit pas, et là où se tenait le photographe, il n’y a plus personne. Pourtant cette absence fait émerger une présence étrange, un regard qui ne se voit pas : le nôtre. C’est ainsi que survient l’angoisse évoquée par Lacan au sujet du tableau des Ménines et de la nécessité de « faire surgir cette surface invisible du miroir dont on sait qu’on ne peut pas la franchir » [9] : la surface du miroir. Alors commence la chasse au photographe : trouver le coupable et dévoiler son identité dans la presse…
8Dans la fable de Lewis Carroll, c’est précisément cette surface qui perd sa consistance et permet ainsi à Alice, dans son rêve, de traverser le miroir. Le titre en anglais laisse croire qu’il y a bien quelque chose « là », « there », de l’autre côté : « Through the Looking Glass and What Alice Found There ». Quels que soient ses déplacements devant le miroir, il y a quelque chose qu’Alice n’arrive pas à voir. La petite victorienne brûle de désir et dit à son chaton : « D’abord il y a la pièce que tu peux voir dans le Miroir… Elle est exactement pareille à notre salon, mais les choses sont en sens inverse. Je peux la voir tout entière quand je grimpe sur une chaise… tout entière sauf la partie qui est juste derrière la cheminée. Oh ! je meurs d’envie de la voir ! » [10]
9Comme Vélasquez, qui a peint l’Infante plusieurs fois, Carroll avait un penchant pour les petites filles et aimait les prendre en photo nues. D’après l’une d’elles, le thème du miroir est venu lors d’une rencontre dans un jardin où elle jouait. Carroll se présente en disant qu’il aime bien les Alice. Il invite la fillette chez lui pour lui montrer quelque chose de plutôt curieux [11]. Il lui donne une orange et lui demande dans quelle main elle la tient. Elle répond « la droite ». Puis il l’emmène dans une pièce où il y a un grand miroir : « Bien, mets-toi devant ce miroir, et dis-moi dans quelle main la petite fille, que tu vois là, tient cette orange ». Face au miroir, sa curiosité trouve sa limite, elle reste sagement immobile. Rappelons ce que dit Lacan : « Si le miroir vous retient, ce n’est pas par sa résistance ni par sa dureté. C’est par la capture qu’il exerce » [12]. La petite Alice n’est pas angoissée, aucune béance ne se dévoile. Elle n’est pas appelée à passer de l’autre côté car la surface du miroir la retient ; elle y voit bien une petite fille. Sa réponse, « la main gauche ! », montre bien qu’elle est capturée par l’image spéculaire : elle est là, mais inversée. « Exactement, dit Carroll, comment expliques-tu cela ? » Elle répond : « Si j’étais de l’autre côté du miroir, l’orange ne serait-elle pas toujours dans ma main droite ? ». Dans l’édition classique du livre De l’autre côté du miroir, les deux illustrations montrant les deux côtés du miroir sont imprimées recto verso, ce qui fait qu’Alice traverse la page. Carroll a bien suivi les conseils de la petite fille : Alice n’est pas inversée quand elle traverse le miroir.
10Une fois de l’autre côté, Alice se trouve dans une pièce meublée de tableaux, mais « les tableaux accrochés au mur à côté du feu avaient tous l’air d’être vivants », dit-elle. La pendule, dont elle ne voyait que le dos dans le reflet du miroir, a un visage qui la regarde. Près de la cheminée, des pièces d’un jeu d’échecs se promènent deux par deux, le Roi Rouge et la Reine Rouge, le Roi Blanc et la Reine Blanche ainsi que toute la cour. Ils se déplacent selon des règles précises, déterminées par leur valeur dans le jeu.
11En suivant Alice, Lacan est amené à nous rappeler le schéma des deux miroirs [13] qui montre comment le sujet se situe dans le champ scopique par rapport à l’Autre. Le bouquet de fleurs, métaphore des objets du corps, apparaît au sujet comme enveloppé par un vase alors que ceci est pure illusion. Un miroir sphérique produit une image réelle du vase, qui est en effet vide, devant le miroir. Par le reflet d’un deuxième miroir plan, l’image réelle du vase vient entourer les fleurs dans une image virtuelle produite derrière le miroir. Le sujet voit qu’il y a bien quelque chose à travers le miroir, mais seulement s’il se sert du miroir plan pour regarder d’un point où, paradoxalement, il n’est pas, ce point étant celui de l’Autre. Cependant, Lacan s’étonne que personne n’ait remarqué un problème avec ce schéma : l’objet a n’a pas d’image spéculaire. Le vase devrait apparaître vide. Comme le vase, la robe, la toilette brillante de l’Infante, qui capture le regard, cache un objet précieux. « Seule la psychanalyse éclaire la portée d’objet absolu que peut prendre la petite fille » [14], dit Lacan dans son écrit « Hommage rendu à Lewis Carroll ». « C’est parce qu’elle incarne une entité négative, qui porte un nom que je n’ai pas à prononcer ici », dit-il. Ce nom, il le prononce dans son Séminaire : la fente. Quand Carroll fait entrer Alice en scène, pour le théâtre, il la voile et elle prend l’allure d’une princesse : Alice serait « comme si elle était elle-même fille de roi, et que ses habits fussent tissés d’or » [15]. La robe brille, comme celle de Catherine lors de son mariage « sous le regard de Dieu », rappelle l’Archbishop de Canterbury. Et comme celle de l’Infante sous le regard du roi. À propos du tableau de Vélasquez, le professeur et historien d’art Jonathan Brown souligne en effet que « seul le roi avait un rôle à jouer dans sa composition » [16]. Chaque fois qu’il entrait dans le cabinet de travail où se trouvait le tableau, il « interrompait » les protagonistes et « apparaissait » dans le reflet du miroir. C’est la thèse que soutient Lacan : la scène, comme dans le schéma optique, ne se soutient que de la supposition du regard du roi. « Cette vision royale, dit Lacan, est exactement ce qui correspond à la fonction […] du grand Autre dans la relation du narcissisme » [17]. Il s’agit d’un Autre vide, une vision pure d’un dieu classique, dont Lacan dit qu’« il faut qu’il soit là pour supporter ce qui n’a pas besoin de lui pour être supporté, à savoir la vérité qui est là » [18]. Derrière cette figure d’un dieu omniscient, qu’il soit mort ou non, se cache la permanence de la fonction du regard, d’où la proclamation : « The King is dead. Long live the King. »
12C’est précisément l’émergence de ce regard qui dérange Alice quand elle rencontre le Roi rouge endormi sur son chemin. Il est en train de rêver, précise Tweedledee. Alors que la rêveuse Alice croit que toutes ces créatures sont des éléments de son rêve à elle, Tweedledee lui révèle que le roi est en train de rêver d’elle, et qu’elle n’est qu’un élément du rêve du roi. C’est lui qui soutient la scène. Alice ne veut pas le croire mais elle est angoissée. Doit-elle prendre le risque de le réveiller ou non ? Une béance s’ouvre devant elle quand Tweedledee lui demande : « Et s’il cessait de rêver de toi, où crois-tu que tu serais ? » Sur la plage, bronzant seins nus parmi les millions de jeunes femmes du xxie siècle ?
13Alice ayant traversé le miroir, la fente se dévoile. Loin d’apparaître comme une des petites filles habillées par la pureté de leur nudité dans les photographies de Carroll, Alice incarne ce qui ne se voit pas. Elle apprend par les réactions des créatures de l’autre côté qu’elle est invisible. Non seulement elle n’est pas inversée, mais elle n’a pas d’image spéculaire. Elle a franchi la barrière de la pudeur et apparaît comme une béance dans la scène qui fait trembler le couple royal et l’ordre monarchique qu’il représente.
14Lors du voyage du couple princier en Asie, le prince a été interpellé par un badaud qui lui a demandé quels pouvoirs il aimerait avoir. « L’invisibilité » [19], a-t-il répondu. En effet, le roi britannique n’a aucun pouvoir. Il ne peut que rêver de faire passer Kate à travers le miroir et il semble que, à l’heure actuelle, les Britanniques ne veulent pas le réveiller…
Notes
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[*]
Victoria Woollard est psychanalyste, membre de l’ecf.
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[1]
O’Carroll L., « Kate topless pictures : palace consulting lawyers », The Guardian, 14 septembre 2012.
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[2]
afp, « Kate seins nus : Closer est trop “voyeur” aux yeux des tabloïdes britanniques », L’Express.fr, 15 septembre 2012.
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[3]
Lacan J., Le Séminaire, livre xiii, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 11 mai 1966, inédit.
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[4]
Ibid.
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[5]
Ibid., leçon du 25 mai 1966.
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[6]
Ibid., leçon du 18 mai 1966.
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[7]
Ibid., leçon du 25 mai 1966.
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[8]
Brown L., « Police probing topless Duchess photos », The Daily Mail, 21 septembre 2012.
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[9]
Lacan J., Le Séminaire, livre xiii, « L’objet de la psychanalyse », op. cit., leçon du 25 mai 1966.
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[10]
Carroll L., Ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir, Paris, Gallimard, 1999, p. 24.
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[11]
Carroll L., Gardner M., Tenniel J., The Annotated Alice. The Definitive Edition, New York, Norton, 1999, p. 141 [traduit par l’auteur].
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[12]
Lacan J., Le Séminaire, livre xiii, « L’objet de la psychanalyse », op. cit., leçon du 25 mai 1966.
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[13]
Ibid., leçon du 11 mai 1966.
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[14]
Lacan J., « Hommage rendu à Lewis Carroll », Ornicar ?, n° 50, janvier 2003, p. 9.
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[15]
Carroll L. & al., The Annotated Alice…, op. cit., p. 12 [traduit par l’auteur].
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[16]
Brown J., Collected writings on Velázquez, New Haven, ceeh & Yale University Press, 2008, p. 288 [traduit par l’auteur].
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[17]
Lacan J., Le Séminaire, livre xiii, L’objet de la psychanalyse, op. cit., leçon du 25 mai 1966.
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[18]
Ibid.
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[19]
afp, « Kate seins nus… », op. cit.