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Article de revue

Prendre la jouissance à la lettre

Pages 65 à 69

Notes

  • [*]
    Marie-Hélène Blancard est psychanalyste, membre de l’ecf, ae en exercice.
  • [1]
    Hugo V., « Lorsque l’enfant paraît », Œuvres complètes, Ollendorf, 1909, p. 63.
  • [2]
    Intervention prononcée lors des 42e Journées de l’ecf, « Autisme et psychanalyse », Paris, 6 & 7 octobre 2012.
  • [3]
    La Chinoise, film réalisé par Jean-Luc Godard, 1967.
  • [4]
    Regnault F. Notre objet a, Paris, Verdier, 2003, p. 7.
  • [5]
    Cf. Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 419.
  • [6]
    Bellay J. (du), Les Regrets, sonnet xxxi, 1558.

1« Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris... » C’est du moins ce que prétend le poète [1]. Ce n’est pas ainsi, pourtant, que ma venue au monde a été accueillie [2].

2Je devais avoir cinq ans, je jouais à la poupée dans le salon lorsque j’ai entendu ma grand-mère chuchoter à une amie : « Elle n’a pas été reconnue par son père… » Qu’est-ce que cela voulait dire, « pas reconnue » ? Que je ne lui ressemblais pas ? La question s’empara de moi pour ne plus me laisser tranquille. Un peu après, j’ai lancé ma poupée contre le mur et elle s’est abîmée au sol en laissant échapper un cri de détresse, « maman ! »

3J’étais donc différente, marquée de ce trait qui, le jour de la rentrée scolaire, me singularisait : sur la fiche à remettre à l’enseignant, sous la rubrique « profession des parents » et en face de « père », je traçais un petit trait horizontal. Plus tard il m’est arrivé, par commodité ou pour me rendre intéressante, de m’inventer un père mort à la guerre, en héros.

4Cette particularité donna à ma vie son style, et contribua activement au désir de l’analyste, pour moi indissociable de ce « désir de passe » qui m’a animée durant trente ans, depuis la naissance de l’ecf. J’ai fait deux analyses – une brève, puis une longue. Chose étonnante, les deux analystes m’ont désignée comme passeur et j’ai fait deux fois la passe, à plus de vingt années d’intervalle.

Juive

5Autour de mes dix ans, je me considérais comme une « petite fille juive » vivant dans une famille catholique. D’où venait cette idée ? De mon statut de fille illégitime, d’enfant cachée ? Des silences et des secrets de famille lourds de conséquences ? Du désir énigmatique d’une mère fragile, divisée entre deux hommes qui avaient engagé leur vie dans la Résistance ?

6Ce trait d’identification me permettait de me reconnaître dans ce père qui ne m’avait pas donné son nom – il était marié et la loi ne le permettait pas encore –, mais qui était homme de savoir et homme de lettres. Il fallut du temps pour apercevoir que cette vérité relevait en partie du mensonge. Un mensonge qui était l’index de mon être féminin, et de ma position d’objet a dans le fantasme, à la fois cause du désir et objet fondamentalement rejeté, exclu.

7Cette identification à la petite fille juive cachée me rapprochait d’Anne Franck dont j’avais lu l’émouvant Journal. Elle pesait de tout son poids de jouissance, me collant à la peau et me réduisant au silence ; c’était une tunique de Nessus qu’il me fallait arracher à tout prix si je voulais faire entendre ma voix autrement que par l’écriture. Plus tard, sous l’influence de Godard, je fus « la Chinoise » [3], dont l’apparente soumission annonçait une Révolution sans précédent.

8C’est dans l’écart, souligné par Lacan, entre tacere (se taire) et silere (faire silence), qu’on peut mesurer l’effort à fournir pour vider le trop-plein de jouissance de l’objet. Le désir de l’analyste s’y démontre en acte, de devoir gagner sur la pulsion de mort pour parvenir à agrandir les ressources du symptôme.

9Ce fut une découverte inoubliable : au fond du tiroir d’une commode, trois étoiles jaunes portant l’inscription « Juif ». La calligraphie hébraïque s’est imprimée dans ma mémoire, avec deux petits traits à la place du point sur le « i ». Ainsi le nom de « Juif » porte la trace indélébile de ce moment où j’ai vu cet insigne, « l’étoile de la honte » ; ce moment où il s’est mis à me regarder, pour nommer quelque chose de mon être. Le nom de « Juif », souligne François Regnault dans Notre objet a, échappe à toutes les définitions. Il est « de l’ordre du réel. Du réel au sens de Lacan » [4].

10« Toi, disait souvent ma grand-mère, tu es née sous une bonne étoile ! » Au sens du désir décidé, c’était vrai. Je voulais m’aventurer hors des sentiers battus, hors des idéaux familiaux, dans une voie qui serait la mienne, singulière. Le milieu familial était un monde clos, étouffant : trop de femmes, de conflits, de secrets de famille. Ma grand-mère y régnait sans partage, au nom de ces deux signifiants-maîtres qui forçaient l’admiration – amour et sacrifice. Au fond de moi, je refusais de me soumettre à cette autorité, le régime du surmoi obscène et féroce. Je cultivais une vie intime et secrète, portée par mon goût pour la littérature et mon attrait pour les hommes, maltraités voire humiliés par le système matriarcal dominant.

11Freud fit son entrée dans ma vie, j’étais en classe de philo et je présentais à l’oral du bac l’Introduction à la psychanalyse. Lapsus, actes manqués, rêves… Ce fut une révélation. Lacan en personne m’avait saisie un soir d’été à la télévision, je n’ai jamais oublié son regard vif ni sa voix extraordinaire. Je tenais ma boussole, mon étoile ; elle ne m’a plus quittée.

Souffre-douleur

12L’énigme du père et la douleur maternelle m’amenèrent en analyse. D’entrée, je fis un rêve qui donna à ma cure son style « littéral », sur ce bord entre savoir et jouissance dont Lacan fait un « littoral ». Ce rêve insista jusqu’au bout, et pour cause.

13Une petite forme noire tirait à bout portant sur trois femmes qui, une à une, tombaient mortes. J’étais la troisième, l’angoisse m’étreignait et je me couchais à terre pour échapper au tireur, lorsqu’une voix off disait : « Tu iras faire tes études au lit (sait) à ragots. »

14Le Lycée Arago était le lieu où mes parents s’étaient rencontrés, en 1942, à Perpignan. Le « lit à ragots » était le divan, dans son lien au savoir supposé. C’était un tu peux savoir que je pris au sérieux.

15Je me plaignais d’avoir été privée de père, l’analyse m’en délivra deux dont le désir avait compté. Je dus m’approprier une histoire marquée de multiples trous. À l’entrée de l’adolescence, un incident avait bouleversé ma vie sans que j’aie pu le subjectiver. Au restaurant chinois, j’avais questionné ma mère sur sa relation avec mon père. Elle m’avait répondu à côté, dans une grande émotion, insistant sur la déportation de mes deux oncles au camp de Buchenwald, la mort rapide de l’un et la disparition de l’autre auquel elle était fiancée, tenu pour mort jusqu’à ce qu’il réapparaisse à la Libération – et qu’il épouse sa sœur cadette, ma tante. Elle avait évoqué son désordre amoureux, le scandale familial et la haine qui s’était déchaînée contre elle lorsqu’elle était enceinte. La honte et la suspicion l’avaient écrasée. « Familles, je vous hais », avait-elle conclu.

16J’avais été bouleversée par cette réponse, et foudroyée par sa douleur : je m’étais évanouie. Je m’étais faite à cet instant le souffre-douleur de l’Autre, position que j’ai réitérée dans ma vie amoureuse jusqu’à l’insupportable. Presque tout de cette scène fut enseveli dans l’oubli, il n’en resta que l’événement de corps et une fixation à ce petit livre résistant publié sous le nom de Vercors, Le Silence de la mer.

17À table, ma grand-mère m’avait un jour déclaré : « Quand tu es née, on a dû te couper le filet de la langue. » J’avais entendu que le vouloir de l’Autre était de me faire taire, me réduire au silence. « Chut ! » répétait-elle dès que je la dérangeais. La nuit, si je toussais, elle ajoutait : « Ferme ta petite bouche ! » Et au repas : « Tais-toi, et mange ! » Petite fille, je l’aimais sans réserve car j’étais son « trésor » à condition, bien sûr, que je reste « sage comme une image ».

18Muette comme une tombe, je détenais un secret impossible à déchiffrer sans passer par l’inconscient et le transfert. J’incarnais ce secret que je faisais consister, bouche cousue, par mon effacement même. « Une fille est tue » ouvrait à cette variante, « une fille est tuée ». Divisée par la pulsion entre (me) cacher et (me) montrer, j’avais hésité entre la littérature et le théâtre. J’étais professeur de lettres mais, à la mort de ma mère, je décidai que seule la psychanalyse me permettrait de ne pas subir, à mon corps défendant, l’indéfinissable trauma dont je me sentais prisonnière. Je faisais alors un cauchemar à répétition : tel le chant des sirènes, c’est d’outre-tombe que la voix de ma mère m’appelait, pour que je la rejoigne ou que je la sauve.

19Adolescente, j’avais cherché dans la littérature une réponse à l’énigme du désir féminin. La Princesse de Clèves, Anna Karénine, Le Lys dans la vallée furent mes livres de chevet. L’aveu et le secret, le renoncement et le sacrifice tissaient à toutes ces femmes un destin funeste. Le silence gardé sur ma naissance interrogeait le désir d’une femme divisée entre deux hommes, mais aussi entre semblant et jouissance. J’ai longtemps cru que je tenais mon « être juif » de cet héritage complexe, de ces « embrouilles du réel » entre le père juif communiste et l’oncle gaulliste rescapé de Buchenwald. Tous deux résistants, cachés, exclus – chacun à sa manière.

Laisse-moi

20C’est le surgissement, un matin, de l’image saisissante du film de Liliana Cavani, Portier de nuit, qui me réveilla. La jeune fille juive qui se traînait, implorante, aux pieds de l’officier nazi dont le regard se perdait au loin, c’était moi. Ce couple scabreux donnait consistance à l’articulation entre S1 et a, l’écriture du symptôme. Cette scène était l’index de ma position féminine. À cause du fantasme, je me laissais maltraiter par un Autre à qui je donnais tout pouvoir sur moi. Le sujet se nuit lui-même au nom de l’amour, pour faire exister par la jouissance masochiste le rapport sexuel inexistant. Un rêve indiquait ma position d’objet assujetti à l’Autre, tel un chien-loup tenu en laisse par son maître. L’équivoque « laisse-moi » montrait l’ambigüité de ce lien d’aliénation / séparation, entre « tiens-moi en laisse » et « quitte-moi ». L’implorante, en résonance avec l’espagnol llorar (pleurer), se dégageait comme signifiant du transfert.

21Une voix m’invita bientôt à prendre le réel à la lettre : « Lis ces mots-lierre », disait le rêve. En référence au Lycée Molière où j’avais fait ma scolarité, ce rêve mettait l’accent sur l’impact de la langue sur le corps vivant. La lettre, indique Lacan, se loge dans les trous du corps, qui est un « encaisse-jouissance » [5].

22Mon exigence par rapport au partenaire avait fait surgir un « quelle plaie ! » qui me percuta de plein fouet. La féminité était une « plaie » qui me ramenait au trauma réel de ma petite enfance, une chute de vélo qui m’avait mise en sang, lors d’un psychodrame familial où ma mère avait été traitée de « grue », et mon oncle chassé comme un paria. Ce point d’horreur avait été recouvert d’un fantasme de séduction, un « (je) plais » dont ma vie s’était satisfaite, l’objet regard actif et le sujet subverti.

23Articulée à la pulsion orale, la voix restait sacrifiée au dieu obscur. Jusqu’au moment où je fis ce rêve libérateur. L’aquarium transparent où je me tenais, objet de tous les regards, s’était transformé en un vaste auditorium qui me permettait d’apprécier la musique des mots, le bruissement de la langue… J’étais toute ouïe.

24Retour du refoulé, cet « aquarium » exhuma la scène qui m’avait ravagée. Sur un banc adossé à l’aquarium du Trocadéro, à l’heure du goûter, ma grand-mère m’avait confié que ma mère, lorsqu’elle m’attendait, avait traversé un tel désarroi qu’elle voulait un soir se jeter dans la Seine ; c’était elle qui l’avait arrêtée et qui m’avait sauvée, autrement dit : je lui devais la vie ! J’avais senti tout mon corps se liquéfier, comme si sa substance vivante avait été aspirée dans l’eau de l’aquarium, et je m’étais mise à pleurer, inconsolable.

Libération

25Parmi les romans à l’eau de rose qui ont bercé mon enfance, notamment ceux de la Comtesse de Ségur, j’avais élu Les Mémoires d’un âne. Ce petit âne qui écrivait une ribambelle de lettres pour se faire pardonner son ignorance, et qui signait « Cadichon, âne savant », me ravissait. Âne savant, un beau nom pour l’analyste… ! Affectée d’un lien au savoir qui passait surtout par l’écriture, je m’étais reconnue dans ce Cadichon, dont le nom (comment ne pas le remarquer ?) s’entend comme « Kaddish-on » – le Kaddish étant, dans la religion juive, la prière des morts où est célébré le Nom de Dieu comme imprononçable, traduit ainsi : « je suis ce que je suis ».

26L’acte de l’analyste vint ponctuer avec légèreté ce dénouement : d’un geste interrogateur, il me désigna la porte, me remettant la décision, l’acte. Je sortis de séance un peu déboussolée et, non sans humour, cette formule s’imposa à moi : « Je suis une bouffeuse de vie. »

27La passion de l’être qui m’avait retenue en analyse n’était plus. Elle s’appuyait sur la croyance en un Autre qui puisse me nommer : il y en aurait au-moins-un, un homme qui saurait me parler, comprendre et aimer ma singularité. J’avais hérité de ma famille la croyance hystérique en un Autre absolu, un être d’exception qui avait pris pour moi le masque du Don Juan, avec son envers, la Femme fatale. La femme fatale, bien réelle, s’incarnait dans cette figure de l’exception féminine que ma grand-mère incarnait pour tous, indestructible au point qu’on ait pu la croire immortelle.

28In fine, j’ai relu le rêve inaugural de mon analyse à la lumière des Liaisons dangereuses, ce roman sulfureux du xviiie siècle qui m’avait tellement plu : un livre exclusivement fait des lettres qu’échangent entre eux les protagonistes, à l’insu les uns des autres. Trois femmes y vivent une passion destructrice où, derrière le phallus que l’amant incarne à lui tout seul, se dissimule l’illimité de la jouissance féminine qui précipitera la fin, renvoyant chacun au chiffre de sa destinée mortelle. Elles ne mouraient pas toutes, certes, mais chaque une en était frappée…

29Dans la hâte, ce vidage de jouissance vint s’inscrire au travers de la lettre d’un ultime rêve :

30On lave son linge sale en famille avec la lessive omo (qui lave plus blanc que blanc). Ce que je commentais ainsi : « Il ne suffit pas de prendre omo (au mot), il faut prendre la jouissance à la lettre ». Alors les deux O se barrent, écriture de l’ensemble vide, tandis que le M se transforme en un poinçon qui articule le vide du sujet avec le rien de l’objet. Rideau.

31« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage… » [6] L’Odyssée est terminée. J’ai fait, de ma solitude, partenaire. En prendre acte ne suffit pas, il faut en tirer les conséquences – la passe. Je me souviens, il y a très longtemps, avoir rêvé que l’analyste, dans un petit kiosque de couleur jaune, vendait Libération. J’avais trouvé ce rêve naïf, mais il ne l’était pas. J’ai pu le vérifier : une analyse, c’est une aventure inouïe qui permet de se réinventer.


Date de mise en ligne : 01/12/2017

https://doi.org/10.3917/lcdd.083.0065

Notes

  • [*]
    Marie-Hélène Blancard est psychanalyste, membre de l’ecf, ae en exercice.
  • [1]
    Hugo V., « Lorsque l’enfant paraît », Œuvres complètes, Ollendorf, 1909, p. 63.
  • [2]
    Intervention prononcée lors des 42e Journées de l’ecf, « Autisme et psychanalyse », Paris, 6 & 7 octobre 2012.
  • [3]
    La Chinoise, film réalisé par Jean-Luc Godard, 1967.
  • [4]
    Regnault F. Notre objet a, Paris, Verdier, 2003, p. 7.
  • [5]
    Cf. Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 419.
  • [6]
    Bellay J. (du), Les Regrets, sonnet xxxi, 1558.

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