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Article de revue

Je jouis, j’existe

Entretien avec Ovidie

Pages 118 à 136

Notes

  • [*]
    Retranscription : Caroline Leduc. Édition : Caroline Leduc et Anaëlle Lebovits-Quenehen.
  • [1]
    Ovidie est étudiante en philosophie lorsqu’elle décide, à dix-huit ans, de pénétrer le milieu de la pornographie, d’abord en tant qu’actrice. Elle se définit comme « féministe pro-sexe ». Dès ses premiers films, les médias s’intéressent massivement à cette « intello » du porno. En 2001, elle réalise son premier long métrage, Orgie en noir, pour lequel elle remporte le Hot d’Or du meilleur scénario. Elle réalise un an plus tard son second long métrage, Lilith, qui est encensé par l’ensemble de la profession ainsi que par de nombreux journalistes dits « traditionnels », et ce, à l’échelle internationale. Elle réalise ses premières vidéos d’éducation sexuelle à l’usage des couples adultes à partir de 2002, et confirme son projet d’éducation sexuelle lors de la création en 2008 de la chaîne Frenchlover tv pour Canal Satellite, dont elle est directrice des programmes et directrice de production. En 2009, son film Histoire de sexe(s) bat des records d’audience sur Canal +. Elle est par ailleurs l’auteur de nombreux livres dont Porno Manifesto et participe à l’écriture de la collection « Osez… », dont le best-seller Osez découvrir le point G s’est déjà vendu à plus de trente mille exemplaires.
  • [2]
    Ovidie a participé à l’écriture de la collection « Osez… » aux éditions de La Musardine, notamment à Osez tourner votre film X (2005), Osez découvrir le point G (2006), Osez l’amour pendant la grossesse (2007), Osez les sex-toys (2008).
  • [3]
    Rose S., Défense du poil, Paris, La Musardine, 2010.

Un personnage incontrôlable

1Anaëlle Lebovits-Quenehen — D’où vient votre nom d’artiste, Ovidie ?

2 Ovidie — C’est un pseudonyme issu de l’univers du dessinateur Ptiluc, connu dans les années quatre-vingt-dix pour avoir créé une bande dessinée mettant en scène des rats. Ptiluc a transposé la société humaine à une société de rats dans une décharge publique pour s’interroger sur les comportements humains en société. Ovidie est une petite rate qui choisit de vivre en marge de la société parce qu’elle refuse son statut de reproductrice, de devoir constamment mettre bas. Elle part à la marge avec un hamster, qui lui-même est rejeté parce que sans queue, et un rat homosexuel dont le petit ami s’est fait massacrer. Tous trois complotent alors pour qu’Ovidie devienne un gourou. Il s’agit d’obtenir la puissance de faire passer son message à la société des rats, par la parole et la mise en scène.

3 A. L.-Q. — C’est un personnage qui se rejette à la marge pour mieux revenir dans la société dont il se sent exclu.

4 O. — Elle vise plus une manipulation d’ordre politique qu’une démarche narcissique. Ces trois personnages ont tous des griefs envers la société. Le personnage d’Ovidie devient très charismatique, mais perd très rapidement le contrôle de sa célébrité. Les rats l’aiment trop.

5 Aurélie Pfauwadel — Quand vous avez choisi ce nom, à quoi vous identifiiez-vous dans cette histoire ?

6 O. — Quand j’ai choisi ce nom, il y a plus de treize ans, le personnage m’intéressait du fait de son rejet de sa condition féminine et de son désir de trouver une autre voie. Et puis, au niveau sonore, Ovidie renvoie à l’œuf, à la matrice, et par métonymie à la maternité, à la création. Le corps féminin m’a toujours fascinée – bien plus que le corps masculin –, dans le sens où il est générateur de vie. J’ai toujours pensé d’ailleurs que la femme fascine l’homme parce qu’il y trouve son origine.

7 A. L.-Q. — Revenons au personnage d’Ovidie : vous disiez que l’amour qu’on lui porte se retourne contre elle…

8 O. — Elle ne contrôle plus ni la circulation de son image, ni l’amour qu’on lui porte : elle est débordée par sa propre stratégie, car cet amour devient complètement envahissant. C’est le seul point par lequel on puisse faire un parallèle avec mon parcours. Au début, je pensais que j’allais faire quelques films, avancer dans ma réflexion, et basta. Finalement, quelques mois plus tard, après réflexion, j’ai fait des prime time à la télévision. Jusqu’alors, dans mes activités militantes, je me contentais de distribuer des tracts. En faisant le choix d’aller dans ces émissions, je savais qu’elles allaient être regardées par des millions de téléspectateurs : c’était la tribune idéale pour la circulation d’un message. Dans ma grande naïveté de jeune fille de dix-huit ans, j’ai cru que j’allais pouvoir contrôler la circulation de cette image. Or, très rapidement, je me suis rendu compte que, dès lors que l’on donne son image, on la perd ad vitam aeternam et que chaque message est, évidemment, filtré, déformé. J’ai vite compris que je n’avais plus aucun pouvoir sur cet alter ego, Ovidie, que j’avais moi-même créé. C’est encore le cas aujourd’hui.

9 A. P. — Vous avez ainsi créé un personnage.

10 O. — Oui, et j’avais aussi la volonté de prendre un nom de guerre, pour éviter absolument que mes activités soient associées à mon nom. Je ne veux pas que ce que je suis réellement soit déformé ni envahi par Ovidie.

11 A. L.-Q. — Ovidie est donc la part de vous-même que vous ne contrôlez pas.

12 O. — Exactement. C’est une représentation. Je suis récemment allée voir la page Wikipedia anglaise qui m’est consacrée et que je n’avais pas visitée depuis des années – travaillant beaucoup à l’étranger, et avant la signature d’un contrat, je me suis demandé ce qu’on avait lu sur moi. La page française est truffée d’erreurs, j’y ai lu parfois des horreurs, et la page anglaise est pire encore. Je l’ai donc modifiée, en apportant des informations réelles, des titres de livres par exemple, mais tout était systématiquement effacé. J’ai fini par contacter le contributeur qui effaçait mes ajouts en lui disant que c’était moi, Ovidie, et que j’étais donc plus au fait que lui des événements de ma vie. Il m’a répondu : « Je vous prierai d’ajouter des références d’articles pour justifier chacune de vos modifications. » Cela signifie que la parole d’un journaliste est plus légitime que ma propre contribution sur ma propre vie. C’est navrant. Wikipedia est très consulté, et les gens qui veulent vraiment vous emmerder peuvent aller loin. J’ai laissé tomber à présent. Je laisse les gens écrire ce qu’ils veulent – après tout, qu’ils se débrouillent. Sans cela on passerait son temps à contrôler ce qui se dit de nous et c’est un métier à part entière.

Le féminisme augmenté du porno

13A. L.-Q. — Au départ, vous étiez étudiante en philosophie. Comment en êtes-vous arrivée à arrêter vos études pour jouer dans des films X et devenir réalisatrice ?

14 O. — J’étais déjà réalisatrice quand j’ai arrêté la philosophie. J’ai commencé à jouer dans des films en mai 1999, et j’ai réalisé mon premier film en juillet 2000. En fait, j’ai fait très peu de films comme actrice durant cette période. Après le premier film dans lequel j’ai joué, je me suis arrêtée six mois, je voulais digérer l’expérience pour savoir ce que j’allais faire : est-ce que j’autorisais mon image à circuler ou est-ce que je stoppais les machines avant qu’il ne soit trop tard ? J’avais déjà analysé la façon dont étaient présentées dans les médias la plupart des actrices porno, j’avais observé le cas de Laure Sainclair, de Tabatha Cash et de Julia Channel. J’ai étudié le discours que les journalistes utilisaient pour les présenter. Il y avait fort à parier que si j’entrais dans le milieu, ils seraient ravis d’avoir trouvé une bête de foire et qu’ils me présenteraient comme l’exception – l’intello du X –, m’utilisant pour renforcer l’idée que les autres étaient de pauvres filles. J’ai voulu jouer le jeu et en profiter, une fois sur place, pour les contrer.

15 A. L.-Q. — C’était donc une stratégie de votre part : vous pensiez utiliser les médias pour faire passer votre message et vous vous retrouvez finalement à conforter cette idée. Les effets de votre choix vous ont dépassée, comme ceux d’Ovidie.

16 O. — Effectivement. Et ce que je voulais au départ, par la réalisation, c’était apporter une autre vision de la pornographie. Quand je suis arrivée, j’étais féministe hardcore.

17 A. L.-Q. — Expliquez-nous cela si vous le voulez bien. Dans le discours féministe le plus courant, qu’une femme fasse du X est considéré comme le pire ravalement possible : une réduction de la femme à son organe sexuel. Vous, vous revendiquez au contraire un féminisme qui s’accorde avec la possibilité de faire du X.

18 O. — Quand je fais quelque chose, c’est généralement mûrement réfléchi. Même si j’étais mineure, vers dix-sept ans, je m’étais coltiné pas mal de films pornographiques – pour d’ailleurs dans un premier temps les dénoncer. Quand j’ai décidé d’entrer dans ce milieu, j’avais trois ou quatre ans de militantisme plutôt libertaire, féministe antisexiste qui combattait fermement la pornographie. Ma première approche a donc été une approche politique de condamnation de la pornographie. À quinze ans, on suit le mouvement, on fait comme les militantes de vingt ans : on vous dit que la pornographie, c’est le viol – soit. Ça a changé en terminale quand j’ai pris mon autonomie en allant vivre dans mon propre appartement, dans une autre ville que celle où mes parents vivaient. Mes parents me faisaient confiance du moment que je rapportais un bon bulletin de notes, et me laissaient très libre. Ils se sont inquiétés au début au sujet de ma carrière dans ce milieu si spécial, mais finalement ils ont assez vite été rassurés : ils me connaissent bien et savent que je suis psychorigide – ma vie est extrêmement disciplinée.

19 A. L.-Q. — Le film Boogie Nights, qui retrace le parcours d’un jeune homme devenant une star de la pornographie jusqu’à sombrer dans la déchéance, présente les acteurs de ce milieu comme ayant un mode de vie très dissolu. Vous donnez quant à vous une image tout à fait opposée.

20 O. — C’est le seul moyen de survivre dans ce milieu. Et quand je dis cela, je ne parle pas spécialement du milieu de la pornographie, mais du milieu de l’audiovisuel en général. Il y a plus de fantasmes autour du milieu pornographique parce qu’on le connaît relativement mal : on y imagine des débordements qui sont, en fait, bien plus conséquents dans la face proprette de l’audiovisuel. La pornographie n’est qu’une pâle imitation de l’audiovisuel en général : c’est un sous-star system… La discipline est le seul moyen de survivre dans l’audiovisuel en général. Pour ce qui me concerne, je suis végétarienne, je ne bois pas, je ne fume pas, je fais du sport. Travaillant énormément, je dois préserver mes forces. Après chaque déplacement – tournage, émission, salon du livre –, je refuse les sorties, je suis au lit à vingt-deux heures, puisque je dois être debout à six.

21 A. L.-Q. — Était-ce déjà le cas lorsque vous avez joué dans votre premier film X, à dix-huit ans ?

22 O. — Pire, même. Je suis végétarienne depuis l’âge de quatorze ans. Pour revenir à ma découverte de la pornographie, quand j’ai commencé à regarder des films X pour développer contre eux un argumentaire concret, je me suis aperçue avec surprise que beaucoup ne me dérangeaient pas. Je retrouvais certains points condamnables, en effet, mais surtout dans des productions de basse qualité dont on sentait qu’elles étaient peu soumises à un contrôle légal. La pornographie professionnelle est très encadrée ; par conséquent, on est très prudent sur les papiers d’identité, sur les tests, sur les contrats. Il arrive fréquemment qu’une actrice débutante n’assume finalement pas d’avoir joué dans un film X et exige qu’on retire la scène dans laquelle elle apparaît. C’est très embêtant quand le film est déjà monté. Pour les films que j’ai réalisés, je sais que cette image peut être compliquée à assumer, et je retire toujours les scènes qu’on me demande de retirer, mais sur les gros films, je ne prends plus de débutantes. Je l’ai fait. Je ne le ferai plus. Il est arrivé que des femmes me contactent, moi précisément, parce qu’elles avaient cette position ambiguë de rejet de la pornographie et d’attirance pour mon travail. Cela étant, ce n’est pas une bonne idée d’accepter de faire débuter des actrices, je n’ai pas envie d’être responsable de ça. Je crois qu’il n’y a aucune fille que j’ai fait débuter dont j’aie finalement conservé les images.

Des années de recherche

23A. P. — Dans Porno Manifesto, il y a certaines affinités avec le mouvement queer, non ?

24 O. — Je ne me vois, à l’heure actuelle, plus aucune affinité avec le mouvement queer. Cependant, j’ai des amis qui en sont proches, avec lesquels je partage des racines politiques et théoriques. En tant que féministe pro-sexe, je m’inspire comme eux d’un militantisme né dans les années quatre-vingts à San Francisco, qui a développé une réflexion sur la façon de se réapproprier son corps, de l’utiliser pour contrer les messages machistes de la pornographie des années soixante-dix. C’est le militantisme de la masturbation féminine, de la découverte de l’éjaculation féminine et du point G, de la défense des prostituées. Je considère ce mouvement comme une démarche de réappropriation de son corps de femme.

25 A. L.-Q. — Pourquoi dites-vous appropriation ? Vous avez l’idée que ce rapport d’appartenance totale du corps au sujet qui l’habite a existé dans l’histoire de l’homme ?

26 O. — Non, pour moi, c’est une nouveauté, en effet. Certains expliquent qu’il y avait une grande liberté avant l’époque puritaine. Mais je ne crois pas à un âge d’or de la liberté sexuelle. C’est une appropriation dans le sens physique : retourner vers le corps que la nature nous a donné.

27 A. L.-Q. — Pour vous, la sexualité relève donc du naturel ?

28 O.— On dispose d’un certain nombre d’organes : la nature nous a donné un système hormonal sexuel qui nous permet de développer une sexualité extrêmement riche – je parle d’un point de vue purement physique –, de développer des sensations. Il y a des parties du corps féminin qui ont été culturellement anesthésiées, notamment la zone vaginale, qui a été la Belle au bois dormant pendant très longtemps, et qui l’est encore un peu, d’ailleurs, prise qu’elle est dans cette dualité absurde avec le clitoris. La poitrine, aussi, ou le périnée, que beaucoup de femmes ne connaissent pas.

29 A. L.-Q. — Vous vous êtes donc lancée dans l’éducation sexuelle de vos contemporaines par vos livres, vos films… Qu’est-ce qui vous dispose, selon vous, à transmettre ce savoir aux autres femmes ?

30 O. — Des années de recherches théoriques, pour commencer. Je me penche sur toutes les études sexologiques que je trouve concernant le monde occidental. Je suis allée au Danemark, aux États-Unis et ailleurs interroger des sexothérapeutes sur leurs pratiques et sur ce qu’elles font faire aux groupes ou aux personnes qu’elles reçoivent.

31 A. L.-Q. —Pour vous, la sexualité relève donc du savoir et fonctionne comme tel. Vous pourriez être docteur ès sexualités, en somme.

32 O. — Oui, c’est du domaine de l’acquisition d’un savoir, et aussi de l’expérimentation sur soi-même. Dès l’âge de dix-huit ans, je faisais déjà des expériences au bleu de méthylène sur moi-même pour savoir d’où venait l’éjaculation féminine. À cette époque-là, à la fin des années quatre-vingt-dix, aucune étude valable sur le sujet n’était encore parue. On racontait tout et n’importe quoi. Encore maintenant d’ailleurs, beaucoup de gens expliquent que ça n’existe pas – ce qui est cocasse à lire quand soi-même on éjacule. Dans le meilleur des cas, à l’époque, de vieux sexologues expliquaient que c’était une pré-urine stérile, sécrétée à je ne sais plus quel niveau de l’organisme. Avant même d’écrire, j’ai fait cette expérience, puisque je ne trouvais pas d’études satisfaisantes. Concrètement, le bleu de méthylène teinte l’urine de bleu. J’ai donc vérifié si cette sécrétion était de l’urine ou pas – et ça n’en était pas. Je suis allée aux toilettes, comme il faut systématiquement le faire après un rapport sexuel, et là j’ai pissé bleu, alors que quelques minutes avant ce n’était pas le cas.

Féminismes

33A. L.-Q. —« Féminisme pro-sexe » est un terme qui peut paraître paradoxal. Expliquez-nous ce qu’est l’idéologie de cette branche du féminisme.

34 O. — Le déclic a eu lieu quand j’ai commencé à regarder des films pornographiques. Beaucoup m’ont choquée, et aujourd’hui encore je suis choquée par les trois quarts de la production pornographique – bien plus que dans les années soixante-dix. Mais, comme je vous le disais, je n’étais pas choquée par tous et je me suis demandé pourquoi. J’ai alors pris connaissance, dans une revue underground américaine qui s’appelait Research, d’un article sur Annie Sprinkle et Lydia Lunch, deux figures de l’underground féministe. Annie Sprinkle avait été actrice porno dans les années soixante-dix et quatre-vingts et a été une pionnière du militantisme féministe pro-sexe, notamment en soutenant le travail du sexe. Le féminisme pro-sexe part de l’idée que c’est l’interdiction et la marginalité qui produisent la criminalité, qu’interdire la prostitution fait que les prostituées travaillent dans des conditions de plus en plus déplorables. Par exemple, l’instauration du délit de racolage passif par Nicolas Sarkozy en 2003 fragilise les travailleurs du sexe en les repoussant vers les périphéries des villes, dans des zones de plus en plus isolées où elles risquent de se faire agresser, violer ou tuer. Soutenir tant le travail du sexe qu’une certaine pornographie non dégradante, c’est partir du principe que l’un comme l’autre ne disparaîtront pas, et qu’il faut donc encadrer au mieux les conditions de travail des travailleuses du sexe et proposer une autre pornographie, qui ne véhicule pas d’images sexistes.

35 A. L.-Q. — La position des féministes de type mlf est de se battre contre le travail du sexe, considéré comme dégradant, pour les femmes en particulier. Le féminisme pro-sexe s’y oppose donc franchement ?

36 O. — Les féministes traditionnelles sont abolitionnistes : elles veulent interdire la prostitution – Marthe Richard, par exemple, faisant fermer les maisons closes en 1946. La principale différence est là. Elles prônent la disparition de la prostitution, tandis que les féministes pro-sexe estiment que la prostitution est un travail utile et que la pornographie peut l’être également. Le postulat de départ est donc radicalement différent. Il n’y a pas de consensus initial, à partir duquel ces divers mouvements auraient des stratégies différentes. Dans les débats qui ont eu lieu, les pro-sexe rappellent régulièrement la base du féminisme : les femmes font ce qu’elle veulent de leur corps – si j’ai envie d’avoir des rapports sexuels rémunérés avec quelqu’un, cela ne regarde que moi. Les deux positions ont pu se retrouver sur un point, à savoir que l’état actuel de la prostitution et de la pornographie était dangereux pour les femmes qui travaillaient dans ces secteurs. C’est le seul point commun. Les féministes traditionnelles restent crispées sur l’interdiction : il y a six mois encore, elles ont soutenu le projet de loi sur la pénalisation du client, qui est passé d’ailleurs. Les féministes pro-sexe sont dans une revendication d’encadrement : pas seulement de normes sanitaires, mais aussi d’un encadrement qui permette la promotion d’une autre forme de représentation de la sexualité. Dès le départ, elles ont proposé dans leurs happenings des formes de sexualité allant bien au-delà de ce qui était représenté dans les films pornographiques hétérosexuels classiques. Je pense à Annie Sprinkle, qui a fait des performances gratuites où elle introduisait un spéculum dans son vagin et où elle invitait tous les hommes à regarder son col de l’utérus, la façon dont le sexe féminin était fait à l’intérieur. Elle a aussi fait, en 1981, des vidéos où on la voyait éjaculer, afin de pousser les femmes à mieux connaître leur propre corps.

37 A. L.-Q. —L’idée est donc : mon corps m’appartient, et plus je le connais, plus il m’appartient ?

38 O. — Plus je le maîtrise, en tout cas.

Le corps exposé

39A. P. — C’est une revendication de jouissance féminine ?

40 O. — Oui. C’est ce qui explique que beaucoup de ces féministes se sont orientées vers l’éducation sexuelle. A. Sprinkle a commencé à réaliser ses propres films dans les années quatre-vingts et a fini par passer un doctorat de sexologie. Ces militants étaient des enfants de la libération sexuelle qui ont commencé à faire de l’activisme, des petits festivals, dans les années soixante-dix. J’ai suivi le même chemin, que ce soit avec la série de livres « Osez » [2], ou avec des vidéos d’éducation sexuelle, et même avec une chaîne d’éducation sexuelle : Frenchlover tv – dont je suis directrice des programmes. Ce qui existait en la matière était complètement inapproprié et n’allait pas assez loin dans la recherche du plaisir féminin.

41 A. L.-Q. — Vous parvenez donc à ce que votre corps vous obéisse.

42 O. — En tous cas, ce n’est pas ce qu’on m’a inculqué qui le dirige. L’idée est de briser toutes les idées fausses et mensongères autour du corps féminin, que ce soit en termes de sexualité ou de maternité. Le féminisme pro-sexe cherche aussi à expliquer aux femmes que la façon dont on leur impose d’accoucher n’est pas la bonne. Parce que l’écriture ne suffit pas, on met en scène nos thèses, on les éprouve dans notre propre corps. Il faut remettre ce mouvement dans le contexte et se rappeler que, dans les années soixante-dix, quatre-vingts pour cent des femmes n’avaient pas d’orgasme, tandis qu’aujourd’hui, c’est plutôt la tendance inverse.

43 A. L.-Q. — Et vous pensez que cette éducation sexuelle a œuvré en ce sens ?

44 O. — La meilleure circulation de l’information a contribué à ce que les femmes connaissent mieux leur corps, effectivement. Toutes les femmes savent à présent qu’elles ont un clitoris, ce dont elles n’avaient pas forcément conscience auparavant. Aujourd’hui, il faudrait vraiment refuser de le savoir : n’importe quel magazine féminin parle de sexualité – mal, d’ailleurs, en général.

45 A. L.-Q. — Qu’une libération de la parole autour de la sexualité se soit effectuée, c’est certain, mais vous pensez vraiment que cela a fait progresser la sexualité ?

46 O. — Oui, progresser et régresser. Progresser, dans la mesure où les femmes ont pris conscience de leur capacité à prendre du plaisir : le sexe n’est plus seulement une affaire d’hommes. Hélas, les bonnes informations n’ont pas seules circulé. On a vu, par exemple, émerger le diktat de l’épilation intime, et de la chirurgie intime. Auparavant, les femmes n’avaient pas l’occasion de voir leur sexe, il n’y avait pas autant d’images pornographiques disponibles et, du coup, il n’y avait pas non plus de comparaison entre les femmes quant à la morphologie de leur sexe. À l’heure actuelle, il y a tellement d’images qu’on peut se comparer les unes aux autres. Jusqu’à la libération sexuelle, le sexe féminin était honteux. Ça s’est détendu par la suite, mais dans les années quatre-vingt-dix, la tendance s’est à nouveau inversée.

47 A. P. — Pourtant, les films pornographiques véhiculent eux-mêmes un certain hygiénisme à cet égard.

48 O. — Ça ne vient pas seulement des films porno, ça imprègne toute la société. Je dirais que le porno a conforté cette tendance en véhiculant massivement cette image de sexe épilé par exemple. À l’origine, ça vient plutôt du milieu du fitness, de l’aérobic américain. C’était la grande période des marques de bronzage sur les seins, de l’épilation très échancrée. En Europe, on ne le faisait pas. L’américanisation s’est faite par les actrices qui partaient travailler aux États-Unis et de qui on exigeait l’épilation intégrale.

49 A. L.-Q. — En tous cas, vous notez une standardisation de l’image du sexe féminin.

50 O. — Oui, mais cette standardisation est plutôt issue d’un mouvement hygiéniste que de fantaisies sexuelles. Dans l’aérobic, il fallait que le corps soit lisse, très musclé, que rien ne bouge, l’idée étant de devenir des mannequins de cire vivants. Maintenant, ça s’est répandu au point que même les gamines qui ne sont pas en âge d’avoir une sexualité demandent des épilations intégrales. Pour moi, ça témoigne d’un rejet du sexe féminin. On voit même arriver des déodorants intimes dans les supermarchés ! Il y a une phobie de l’odeur, du sang, des bactéries.

51 A. P. — C’est le féminin qui est ici rejeté.

52 O. — Par rapport à la pornographie classique, les pro-sexe n’ont pas hésité à mettre en scène des rapports sexuels pendant les règles, à ne pas essuyer les trois gouttes de cyprine visibles… Je pense à un livre qui s’appelle la Défense du poil[3], écrit par Stéphane Rose. Il rapporte le discours très répandu d’adolescents pour qui « une fille qui ne s’épile pas est une fille qui ne se respecte pas ». Il y a donc eu un double mouvement depuis la libération sexuelle, et ça a été la même chose dans l’accès au travail. D’ailleurs, le principe premier du féminisme, à mon sens, avant même la réappropriation du corps, c’est l’autonomie financière. Une femme qui n’est pas autonome financièrement n’est pas une femme libre et ne le sera jamais. Autant je soutiens les prostituées, autant j’exècre les prostituées domestiques, autrement dit les femmes au foyer.

Les embrouilles de l’amour

53A. L.-Q. — Les femmes au foyer, des prostituées domestiques ? Certaines femmes au foyer peuvent vivre sur le salaire de leur mari sans se donner à eux… Vous ne croyez pas qu’elles peuvent éventuellement y trouver leur compte ?

54 O. — C’est plus sournois que ça. Elles font ce qu’elles veulent, mais ce ne sont pas des femmes libres. La base de la liberté sexuelle, c’est de ne pas dépendre économiquement d’un homme. Mais l’accès au travail nous a aussi prises au piège d’une grande servitude, parce que dans notre pays, la répartition des tâches n’est pas égalitaire, contrairement aux pays du Nord. Il faut tout faire : travailler et s’occuper des enfants, des différentes tâches.

55 A. L.-Q. — Comment faites-vous, vous-même ? La répartition des tâches est discutée avec votre compagnon ?

56 O. — En fait, je ne vis pas avec lui. Alors, je ne dors pas, pour réussir à tout faire.

57 A. L.-Q. — Vivre séparément est cohérent avec votre idéologie : vous n’avez pas à vous occuper de ses affaires, ni à lui reprocher de ne pas s’occuper de vos affaires communes.

58 O. — C’est vrai, mais ce n’est pas un choix politique, ça s’est fait comme ça. Dans un monde idéal, l’organisation de ma vie serait sans doute différente.

59 A. P. — Vous dites que, ce que vous aimez filmer, c’est justement la sexualité au sein d’un couple, pas la sexualité masturbatoire.

60 O. — Oui. Ce que je vise dans mon travail depuis plusieurs années, c’est de mettre en scène le couple plutôt que la sexualité : la lassitude dans le couple, ses difficultés. C’est extrêmement compliqué, un couple, mille fois plus que la sexualité, qui est finalement quelque chose de très simple. La relation de couple, c’est la chose la plus difficile qui soit.

61 A. L.-Q. — Dans certains des films que vous avez réalisés, notamment Infidélité, en 2010, ou Histoires de sexe(s), en 2009, vous articulez l’amour et le désir sexuel. Comment pensez-vous leurs rapports ?

62 O. — Je ne crois pas du tout à la théorie du polyamour, promue par Françoise Simpère par exemple. Le polyamour prône la multiplicité de l’amour. Il part du principe que l’amour est infini et qu’on peut aimer plusieurs personnes en même temps. Je pense qu’aimer quelqu’un d’autre que son conjoint ou sa compagne implique un désamour de la personne avec qui l’on est au départ. La sexualité, c’est autre chose. On peut bien désirer différentes personnes en même temps, mais on ne peut les aimer en même temps…

63 A. P. — Vous êtes donc monogame en amour.

64 O. — Oui. L’amour peut aussi être un frein au désir dès le début d’une relation. Beaucoup d’hommes m’ont raconté qu’ils n’arrivaient pas à avoir d’érection avec leur nouvelle copine, parce qu’ils l’aimaient trop.

65 A. L.-Q. —Freud notait en effet que quand une femme est très idéalisée, l’homme peut avoir du mal à la désirer, car il la renvoie le cas échéant du côté de la mère, et de l’interdit qui en frappe l’accès. Dans votre film Infidélités, l’homme qui ne désire plus sa femme lui dit d’ailleurs, comme pour s’en excuser, quelque chose comme : « Je te respecte trop. »

66 A. P. — Vous avez pu dire que le terme le plus difficile à définir de votre abécédaire La Sexualité féminine de A à Z, paru en 2010, était le terme « amour », justement. D’un côté, vous êtes dans la position d’avoir à transmettre un savoir et un savoir-faire sur la sexualité, le désir et la jouissance, et de l’autre, vous n’avez aucun savoir à communiquer sur l’amour.

67 O. — Il est tout à fait possible de désirer un imbécile avec qui l’on va juste passer une nuit et de ne plus désirer la personne avec qui l’on vit depuis vingt ans et qu’on aime plus que tout au monde. L’amour est souvent un obstacle au désir. Beaucoup d’hommes ont ainsi besoin de souiller intérieurement l’image qu’ils ont de leur partenaire. Or, quand on aime, au début, on idéalise la femme aimée, et après on la respecte souvent trop. Certains hommes ont besoin de faire disparaître, le temps du rapport sexuel, cette notion de respect, pour parvenir à une excitation.

68 A. P. — N’est-ce pas justement une solution trouvée par certains hommes pour pouvoir désirer une femme ?

69 O. — Je ne porte aucun jugement. Il faut peut-être réussir, dans un couple, à jouer ce rôle-là, le temps des rapports. Si c’est le fonctionnement du couple – ça ne l’est pas toujours –, pourquoi pas ? Il y a des hommes pour qui c’est nécessaire, et même des femmes qui ont besoin d’être ravalées dans l’acte sexuel. Dans ce cas, c’est à chacun d’aménager la situation adéquate. Dans mon film, le personnage féminin essaye de trouver cette place, parce qu’il ne supporte pas que son homme vive sa sexualité avec d’autres femmes, et aussi parce que cette position ne lui déplaît pas – et finalement, ils parviennent à retrouver une vie intime. Mais, pour en revenir à ce que vous demandiez, il est vrai qu’autant je me sens en capacité d’apporter des réponses sur le plan purement physique, autant en termes de relations amoureuses, je suis aussi perdue que tout un chacun. Des femmes me contactent, régulièrement, pour un problème d’anorgasmie ou de vaginisme, par exemple. J’ai pu débloquer le problème par des conseils. La plupart du temps, c’est facile. Pour le reste, je n’ai aucun conseil à donner.

70 A. L.-Q. — Amour, désir et jouissance sexuelle peuvent interférer, mais ils sont donc aussi fondamentalement disjoints pour vous.

71 O. — L’exemple le plus flagrant, c’est dans la masturbation : on n’aime pas son sex-toy ! L’altérité qui est présente dans l’amour ou dans d’autres pratiques a là radicalement disparu.

72 A. P. — Pour vous, l’autre n’existe pas dans le rapport sexuel, on pourrait dire que vous faites de la sexualité une pratique autistique.

73 O. — La jouissance immédiate que le sex-toy apporte, qui ne nécessite pas même de fantasme, est une des rares pratiques où l’altérité est complètement absente. Dans la masturbation manuelle, il y a souvent recours à un scénario ou à un partenaire imaginaire. C’est très compliqué d’avoir un orgasme en ne pensant à rien, tandis qu’avec un sex-toy, en particulier un vibromasseur, la simple sensation mécanique apporte un orgasme réflexe. Ce n’est pas systématique, ni présent chez tout le monde, mais c’est possible. Je peux jouir en pensant à un radiateur. L’orgasme réflexe peut arriver aussi en allaitant, avec la montée du taux hormonal – ce n’est pas spécialement excitant d’allaiter, pourtant… S’il est possible de jouir sans aucune altérité, sans une personne réelle ou imaginée, pour le coup, en effet, « il n’y a plus de rapport sexuel ».

74 A. L.-Q. — Le jouissance serait donc, selon vous, affaire de réflexe ?

75 O. — Il y a d’abord le corps pur, dont il faut connaître le fonctionnement. Avoir un orgasme peut être complètement disjoint du désir ou de l’amour. Si l’on arrive à s’entraîner et à connaître suffisamment son corps pour jouir en pensant à un radiateur, on pourra mobiliser facilement un orgasme dans d’autres situations. Mon premier conseil à une femme qui ne jouit pas avec son partenaire ne sera pas de modifier les mises en scène dans leurs rapports sexuels, ce sera de lui suggérer des situations où elle pourra obtenir un orgasme sans contexte érotique.

76 A. L.-Q. — Vous proposez donc de disjoindre jouissance sexuelle et désir, pour pouvoir mieux les conjoindre par la suite ?

77 O. — Ce ne sont pas des choses absolument séparées. C’est une pyramide : au départ, il y a le corps, seul, qu’il faut connaître, dont il faut prendre soin ; secondairement, il y a l’introduction d’une altérité – le désir, le rapport à l’autre ; et l’amour est le sommet de la pyramide. Pour être épanoui, il faut parvenir à combiner ces deux premiers niveaux et leur ajouter le plan de l’amour, qui en est initialement séparé. Si l’amour est d’abord disjoint de la question sexuelle, il peut exister seul, sans corps ni désir. On peut aimer et être privé de toute fonction sexuelle. Quand tous les niveaux fonctionnent, l’amour dope le plaisir mais, si on enlève le socle principal du corps comme organisme capable de jouissance, la pyramide ne tient pas.

78 A. L.-Q. —Voilà une présentation systématique de la façon dont s’inscrivent pour vous les liens de l’amour, du désir et de la sexualité. Ce sont donc des plans différents, initialement disjoints, et pourtant capables de se conjoindre dans la pyramide que vous décrivez.

La condition amoureuse

79A. P. — Vous avez une façon très pessimiste de parler de l’amour.

80 O. — J’ai une vision très négative de l’amour, du fait des malentendus qui ne manquent pas d’arriver dans une relation amoureuse. Je pense que c’est une certaine confusion entre l’amour et le désir qui est là en cause. La sexualité est pour moi le ciment du couple. Si ce n’est pas la sexualité, ce sont d’autres points de rencontre qui font tenir le couple : écrire des livres ensemble, faire des voyages, voire faire du parachutisme. La sexualité est un ciment parmi d’autres, même si elle a sûrement un statut à part. Désirer son conjoint permet d’éviter de désirer trop souvent d’autres personnes, et donc d’éviter les embrouilles. Ma vision négative de l’amour vient aussi du fait que la dimension inconditionnelle de l’amour n’existe pas dans le couple. Elle existe avec nos enfants, éventuellement avec Dieu, mais pas dans la relation de couple où l’on rend sans cesse des comptes : « Où étais-tu ? » « Qu’est-ce que tu as fait ? » « Tu devrais changer de boulot… » « Tu as pris du poids, alors je ne te désire plus… » Il y a sans arrêt une remise en jeu de la relation, tandis que notre enfant, même s’il se retrouve en prison, on l’aimera toujours. Il y a un malentendu initial entre les hommes et les femmes sur les entremêlements de l’amour et du désir, et cela fait qu’au bout de trois ans, éclate la première crise, et qu’au bout de sept ans les infidélités commencent… Pendant longtemps, les femmes conjoignaient amour et désir dans le même partenaire, tandis que les hommes disjoignaient plutôt les deux, en ayant des maîtresses à côté de leur vie maritale, par exemple. Mais aujourd’hui, les femmes ont également cette position, avec une autre conséquence : quand elles ne désirent plus l’homme dont elles partagent la vie, elles peuvent avoir le sentiment de ne plus l’aimer. C’est plutôt un bien par rapport à leur épanouissement personnel, mais cela produit un malentendu dans la compréhension de leur couple.

81 A. L.-Q. — Ce nouveau type de malentendu est donc symétrique.

82 O.— La preuve en est qu’autrefois, les femmes pouvaient tolérer que leurs maris aient des maîtresses, partant du principe qu’ils avaient plus de désir que les femmes. Il n’y avait pas péril en la demeure, ça ne remettait pas tout en cause, comme aujourd’hui, où quand un homme est cocu, il crame tout. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, je ne suis pas du tout libre à cet égard. Je ne crois pas que ce soit une bonne idée d’aller voir ailleurs. La sexualité exclusive est quand même la meilleure façon de faire tenir une relation. Puisque l’amour est justement soumis à conditions, c’en est une, pour moi.

83 A. L.-Q. — Comment vous en débrouillez-vous ?

84 O. — Oh je ne m’en débrouille pas. J’ai une vision pessimiste et désabusée de l’amour parce que c’est déprimant qu’il soit conditionné…

85 A. L.-Q. — Finalement, l’idéal de l’amour, pour vous, c’est l’amour entre les parents et les enfants. Si l’on pouvait conjoindre cet amour inconditionnel, le désir et l’orgasme réflexe, on aurait la pyramide idéale.

86 O. — Oui, mais on n’y est pas, évidemment. C’est tellement dur de faire tenir un couple sur la longueur. J’ai toujours été en couple et ça fait neuf ans que je suis avec la même personne. Et nous sommes partis pour encore plusieurs années, à mon avis – plusieurs années de merde et de bordel, cela dit. Je ne suis pas une consommatrice d’hommes. Je suis fidèle à mes principes, je ne passe pas d’une lubie à une autre. J’essaie de toujours tenir la même ligne, ce qui n’empêche pas les erreurs de parcours.

87 A. L.-Q. — Là où beaucoup d’hommes et de femmes ont des difficultés sexuelles, la sexualité est pour vous une évidence. Vous déplacez la difficulté sur le plan de l’amour. C’est limpide du côté du sexe et c’est le Far West du côté de l’amour.

88 O. — Ce qui m’ennuie, c’est l’obligation permanente de la remise en question du lien amoureux. Les thérapeutes de couples, les magazines, les copines vous enjoignent sans arrêt de remettre en question votre couple… Mais c’est épuisant ! On se remet déjà tellement en question professionnellement, auprès de nos enfants… et il faudrait encore le faire pour notre couple, pour contrer cette menace d’infidélité ou de rupture sous-jacente ? C’est crevant. Je regrette l’absence de gratuité en amour. C’est notre société qui la suscite, je crois.

89 A. P. — Vous-même, êtes-vous dans les mêmes exigences vis-à-vis de votre partenaire ? Votre amour est-il conditionnel, lui aussi ?

90 O. — Il l’est malgré moi. Sans doute parce que je suis perméable à la conception actuelle de l’amour, même si je tâche d’être critique. Les années passant, j’y suis moins perméable cependant.

91 A. P. — C’est pourtant aussi ce qui rend le couple vivant. Vous vous ennuieriez peut-être avec un homme dont vous avez la certitude qu’il vous aimera jusqu’à la mort, non ?

92 O. — C’est vrai pour ce qui concerne le désir : il faut se remettre en question au niveau du désir pour continuer à le susciter. Mais, pour l’amour, je ne suis pas d’accord. La sexualité en tant qu’activité est le ciment du couple, mais le désir n’est pas le ciment de l’amour pour autant. Par ailleurs, que le désir aussi soit conditionné me semble être une chose juste : il faut des conditions pour le susciter. Mais, pour moi, l’amour devrait être inconditionnel. La confusion entre ces deux ordres embrouille tout. À une femme qui plaque tout pour partir avec son amant parce qu’elle est en rush hormonal, je dirais : attention, confusion !

Splendeur et misère du porno

93A. L.-Q. — Quel est votre statut dans votre branche ? Il semble que vous soyez une star…

94 O. — Je suis un peu borderline dans le milieu. Je suis parallèle. Mon travail ne fait pas partie du porno au sens propre du genre, ni même au sens de l’industrie : je suis dans une économie, dans un circuit parallèle.

95 A. P. — D’ailleurs, Infidélité et Histoires de sexe(s) ne sont pas disponibles en dvd.

96 O. — C’est une diffusion parallèle aussi, ce qui complique leur accès. Ils ont cependant été diffusés sur Canal +.

97 A. L.-Q. — Ils ont d’ailleurs fait un record d’audience. Comment expliquez-vous ces succès ?

98 O. — Certaines personnes ont envie de voir autre chose que des pornos Kleenex, purement masturbatoires, avec des pratiques sexuelles dans lesquelles ils ne se retrouvent pas. Ils se sont retrouvés dans mes films, eux, M. et Mme tout le monde, dans leurs galères de couple. Le personnage féminin n’a pas le physique invraisemblable typique du porno classique, et ce qu’elle vit, ils l’ont vécu. Dans Infidélité, trois histoires d’infidélité s’entremêlent, et je pense que tout un chacun a dû vivre un de ces types d’infidélité, ou au moins y assister dans son entourage. On a tous pu observer la crise du milieu de la vie de l’homme entre deux âges qui se sent vieillir et qui a besoin de vérifier qu’il plaît toujours en prenant une maîtresse de la moitié de son âge. Je pense aussi que les femmes ont envie de voir des images explicites qui ne soient pas dégradantes pour elles. Ce sont des images réelles, finalement, pas au sens amateur, mais qui correspondent, par la mise en scène, à des situations de la réalité qu’elles ont déjà vécues. Ce ne sont pas des films fast food, c’est la raison de leur audience, à mon avis. Il n’y a pas de satisfaction immédiate, comme pour le film porno de base pour lequel, au bout de douze minutes – c’est la moyenne –, le taux d’audience chute.

99 A. L.-Q. — Comment définiriez-vous la tendance du porno actuel qui a la cote chez des ados parfois très jeunes ? Vous avez pu dire qu’il vous choquait.

100 O. — Tout me choque dans le porno actuel. Après, il ne faut pas s’affoler. Ma fille, qui a sept ans, ne sait toujours pas comment on fait les bébés. Des études disent que les enfants tombent par hasard sur des images porno à l’âge de huit ans, mais ça me paraît invraisemblable. Ou alors il faut se demander ce que font leurs parents… Au collège, à onze ou douze ans, c’est déjà autre chose, encore qu’à onze ans, je ne crois pas que les ados regardent tellement de films X. Et s’ils commencent à treize ou quatorze ans, c’est pareil qu’il y a quinze ans. C’est une curiosité qui était déjà présente auparavant, quand les magazines porno circulaient dans la classe.

101 A. L.-Q. — Quelque chose n’est pas devenu plus trash, si je puis dire, dans le porno actuel ?

102 O.—C’est un autre débat. Quand j’étais ado, la curiosité pour la pornographie était déjà présente pour les garçons, peut-être moins pour les filles et un peu plus tard. Aujourd’hui, le problème est le même que pour la musique : les multiples plateformes illégales ouvrent l’accès à toutes sortes de productions dont les films porno, et ce, sans filtre, sans limitation, sans avoir à payer – ça ouvre les vannes d’un grand n’importe quoi. Les ados d’aujourd’hui appartiennent à une génération de voleurs, et ils ont accès à ce qui est accessible au vol, c’est-à-dire au pire. Difficile de déplorer qu’ils n’obtiennent pas gratuitement des diamants, mais du coup, ils y trouvent une vision de la sexualité non seulement erronée, mais aussi très dégradante. Aux États-Unis, la majorité de la production pornographique appartient au porno gonzo, c’est-à-dire à du gros sexe violent sans mise en scène : la scénarisation y est inexistante et, surtout, il n’y a plus de limites dans les pratiques. La limite légale, c’est le consentement, et si l’actrice est d’accord pour se faire gravement maltraiter, rien ne l’interdit…

103 A. P. — Dans vos interviews, vous insistez au contraire sur le fait que, quand vous étiez actrice, il s’agissait vraiment d’un jeu de comédienne, qu’il y avait une séparation très nette entre le jeu et la vraie vie, ce qui ne semble pas évident aux spectateurs de ces films.

104 O. — C’était de la sous-comédie, dans un sous-genre cinématographique, mais ça restait tout de même un spectacle construit. C’est curieux que les gens arrivent à faire la distinction entre le semblant et la réalité dans tous les autres genres cinématographiques, par exemple les films d’horreur, et qu’en revanche, pour le porno, ils fassent la confusion entre mise en scène et documentaire. Les gens oublient qu’on n’est pas dans un reportage.

105 A. P. — N’est-ce pas parce que vous ne faites pas semblant, au contraire d’un film érotique où l’acte est suggéré ?

106 O. — Ce n’est pas parce qu’il y a un rapport génital qu’on ne fait pas semblant. Il faut des heures pour tourner une scène de sexe, car il faut sans arrêt faire des pauses. Il n’y a ni désir ni relation entre les acteurs. Pour le coup, il n’y a vraiment pas de rapport sexuel dans le porno.

107 A. L.-Q. — Finalement, c’est quand la relation est présentée de la façon la plus nue qu’il n’y a pas de rapport sexuel.

108 O. — Ça se limite à un pur emboîtage génital. Le plaisir peut survenir par coïncidence, comme dans un film classique où il arrive exceptionnellement sur un tournage que les acteurs qui jouent l’amour tombent amoureux, par un effet de mélange entre la fiction et la réalité, mais cela reste exceptionnel, dieu merci pour la vie de couple des acteurs et des actrices. C’est la même chose : une scène de sexe, c’est truqué, c’est bidon. Il n’y a pas de pénétration pendant qu’on filme les gros plans ou les plans larges. Les pornos gonzo, eux, sont du pur matériel porno, et non du cinéma.

109 A. L.-Q. — Votre travail rencontre un écho, quelque chose de l’époque. Revenons-y, si vous le voulez bien. Qu’est-ce qui explique selon vous que votre documentaire Rhabillage ait ainsi rencontré cinq millions cinq cent mille téléspectateurs ?

110 O. — Je prône une certaine libération de la femme, tout en essayant de montrer qu’il ne faut pas qu’elle entre dans une position de servitude volontaire comme se sentir obligée d’être échangiste parce que c’est la tendance du moment, ou avoir absolument son sex-toy – même si j’y encourage vivement quand même –, devoir s’épiler intégralement, se faire refaire les parties génitales, etc. La sexualité, ce n’est pas la course à l’orgasme, ce n’est pas tout accepter pour satisfaire son homme de peur de le perdre. C’est plutôt la revendication et le développement de son propre plaisir. Si c’est donnant-donnant, une véritable rencontre peut avoir lieu entre les deux partenaires. Le problème, c’est quand c’est univoque.

111 A. P. — Pour vous, la sexualité doit donc être hors-normes ?

112 O. — Voilà. Pour moi, il n’y a ni pratiques ni modèles absolus. Mes positions restent personnelles : par exemple, je ne suis pas une adepte de l’infidélité, je regarde l’échangisme avec méfiance. Je connais beaucoup de personnes qui le pratiquent et, pour moi, c’est une arnaque, au sens où la plupart du temps, l’initiative vient de celui du couple qui s’ennuie sexuellement et qui trouve dans l’échangisme la justification à son infidélité. L’autre est embarqué dans ce désir qui n’est pas le sien. C’est souvent l’homme qui initie la démarche, mais quand il s’aperçoit que sa femme peut y trouver son compte, ça dégénère souvent en crises de jalousie – c’est un comble ! J’ai fait un reportage au Cap d’Agde sur ces pratiques et en suis revenue horrifiée. Pour y aller, il faut beaucoup d’argent : j’ai vu des hommes, avec de grosses montres et de la bedaine, affublés de femmes qui avaient la moitié de leur âge et qui servaient de monnaie d’échange pour entrer dans ces clubs… J’étais complètement dépitée de constater que leur sexualité était caricaturale, et correspondait précisément à une sexualité pornographique. Ça me pose question. Je n’y ai pas vu le sexe néo communautaire, néo hippie que certains échangistes revendiquent, mais plutôt des femmes intégralement épilées, avec de faux seins, pratiquant une sexualité, même pas débridée – débridée ça peut être rigolo – mais ultranormée, selon les codes et les limites du porno, à un point ridicule. Les couples adoptent par exemple certaines positions des acteurs qui ne servent qu’à dégager l’angle pour la caméra…

Chaque orgasme rapproche de Dieu

113A. L.-Q. — J’ai vu que vous portiez une croix autour du cou. Vous êtes catholique ? Comment se marient votre activité professionnelle et votre foi ?

114 O. — Cette croix a une valeur sentimentale, mais en fait, je suis protestante. Pourquoi mon activité et ma foi ne se marieraient-elles pas ? Pour moi, toute expérience donnant accès à la sensation pure, menant à un état extatique, peut permettre de toucher au divin : la sexualité, la prise de drogue – comme dans certaines expériences mystiques ou chamaniques, même si je ne la prône pas –, ou certains états élevés de méditation. Je pense que l’extase nous ouvre l’accès à la chose en soi, dépourvue de toute représentation. On y est dans la perception pure des choses. Il y a peu d’expériences qui le permettent. Dans l’accouchement, on y a également accès : la douleur est telle qu’on bascule dans une sphère au-delà de la représentation. On est dans l’indicible, l’absence totale de verbe, mais au contact pur avec ce que Kant appelait la chose en soi.

115 A. L.-Q. — Serait-ce dans la solitude absolue que vous avez rapport à Dieu par la jouissance ?

116 O. — Ce n’est pas tout à fait solitaire, car, dans cet état extatique, on perçoit les choses telles qu’elles sont réellement et on fait partie d’une totalité, on fait partie du monde, réellement. On retourne à l’état intra-utérin du fœtus à qui tout est donné sans représentation. Pour reprendre une distinction kantienne, je dirais qu’on est dans la perception de la chose en soi et non du phénomène. Pour moi, Dieu, c’est ça. Ce n’est pas une altérité, ce n’est pas un vieux barbu. Pour percevoir Dieu, il faut percevoir les choses telles qu’elles sont réellement, et dépourvues de tout sens. Pour en revenir à l’amour, dans les textes de Marguerite Porete – béguine mystique du xiiie qui a fini sur le bûcher d’ailleurs –, le concept de dieu est presque remplacé par le concept d’amour avec un grand A. Elle parle sans arrêt d’amour. La sexualité est une pratique qui peut faire accéder à un état extatique par lequel on se reconnecte à une totalité : je jouis, je refais partie du monde.

117 A. P. — C’est un état de désubjectivation totale. Il n’y a plus là que le corps et ses sensations ?

118 O. — Oui. Le moi est éclaté. Chaque orgasme me rapproche plus de Dieu.

119 A. L.-Q. — Vous avez donc une expérience quasi mystique de Dieu ?

120 O. — J’ai ce qu’on appelle communément la grâce. Je ne l’ai pas toujours eue, mais j’ai accédé à un moment à cette conscience de Dieu. C’est arrivé à vingt ans environ. Je me sens proche du protestantisme parce que je ne crois pas que Dieu nous dicte une manière précise de vivre. Il n’y a pas de reconnaissance des commandements chez moi, il n’y a pas de loi divine qui vaille. J’aime surtout l’idée, présente dans le protestantisme, que la grâce est gratuite, inconditionnelle. C’est ça mon problème : je voudrais que l’amour soit inconditionnel au même titre que la grâce. La grâce, je ne l’ai pas demandée, je ne l’ai pas même méritée. C’est ce qui me manque beaucoup, me hante même, en amour. Les relations amoureuses sont pour moi très compliquées, mais j’ai l’honnêteté de le savoir, et de tâcher d’y faire face. Je ne parle jamais de mes problèmes avec mon compagnon, je pense qu’il faut d’abord régler ses problèmes seul plutôt que de les reporter sur le couple. Il serait trop facile de conclure que l’on fonctionnerait mieux seul ou avec un autre homme. En tout cas, ce type de discours me laisse dubitative.

121 A. L.-Q. — Et comment vous y prenez-vous pour régler vos problèmes seule ?

122 O. — Il y a chez moi un besoin d’amélioration, qui ne se satisfait pas assez vite à mon goût, et qui en passe par une remise en cause permanente. J’ai toujours quelque chose à me reprocher, mais j’ai de l’espoir puisqu’au moins je me remets en question, et ce dans mes rapports à mes parents, à ma fille, à mon homme… Je vise à apporter un peu plus d’amour à mes proches. C’est la chose la plus difficile qui soit, d’aimer. Aimer ses semblables est une chose dont je suis loin – souvenez-vous qu’Ovidie vit en marge. Je trouve très dur de ne pas en vouloir à mes semblables, très dur de ne pas me mettre en colère en voyant un film porno extrêmement violent ou en lisant un énième article prônant une vision aliénante de la femme. Alors, j’applaudis ceux qui y parviennent, j’applaudis Marguerite Porete, qui aimait d’ailleurs ses semblables à un point tel qu’ils ont fini par la tuer.

123 A. P. — Aimer son prochain comme soi-même, ça finit mal, en général ?

124 O.—A. Sprinkle a cette générosité, cette capacité à aimer les gens, y compris les hommes qu’elle a croisés durant ses dix-huit années de prostitution. Moi, en-dehors de l’amour inconditionnel que j’ai pour ma fille, et même pour mon chien, je ne trouve pas simple de donner mon amour au reste de l’humanité… Je ne connais personne qui aime son collègue d’open space de manière inconditionnelle.

Notes

  • [*]
    Retranscription : Caroline Leduc. Édition : Caroline Leduc et Anaëlle Lebovits-Quenehen.
  • [1]
    Ovidie est étudiante en philosophie lorsqu’elle décide, à dix-huit ans, de pénétrer le milieu de la pornographie, d’abord en tant qu’actrice. Elle se définit comme « féministe pro-sexe ». Dès ses premiers films, les médias s’intéressent massivement à cette « intello » du porno. En 2001, elle réalise son premier long métrage, Orgie en noir, pour lequel elle remporte le Hot d’Or du meilleur scénario. Elle réalise un an plus tard son second long métrage, Lilith, qui est encensé par l’ensemble de la profession ainsi que par de nombreux journalistes dits « traditionnels », et ce, à l’échelle internationale. Elle réalise ses premières vidéos d’éducation sexuelle à l’usage des couples adultes à partir de 2002, et confirme son projet d’éducation sexuelle lors de la création en 2008 de la chaîne Frenchlover tv pour Canal Satellite, dont elle est directrice des programmes et directrice de production. En 2009, son film Histoire de sexe(s) bat des records d’audience sur Canal +. Elle est par ailleurs l’auteur de nombreux livres dont Porno Manifesto et participe à l’écriture de la collection « Osez… », dont le best-seller Osez découvrir le point G s’est déjà vendu à plus de trente mille exemplaires.
  • [2]
    Ovidie a participé à l’écriture de la collection « Osez… » aux éditions de La Musardine, notamment à Osez tourner votre film X (2005), Osez découvrir le point G (2006), Osez l’amour pendant la grossesse (2007), Osez les sex-toys (2008).
  • [3]
    Rose S., Défense du poil, Paris, La Musardine, 2010.
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