Notes
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[*]
Clotilde Leguil est psychanalyste, membre de l’ecf, maître de conférence à l’université Paris viii.
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[1]
Exposé présenté au cours de Jacques-Alain Miller du 15 juin 2011 (« L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii, inédit).
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[2]
Lévi-Strauss C., L’Homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 563.
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[3]
Miller J.-A., « L’Orientation lacanienne. L’expérience du réel dans la cure analytique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii, leçon du 17 mars 1999, inédit.
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[4]
Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 166.
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[5]
Ibid., p. 176.
-
[6]
Ibid., p. 171.
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[7]
Ibid., p. 177.
-
[8]
Sartre J.-P., L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1991, p. 518.
-
[9]
Lacan J., Le Séminaire, livre ii, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1980, p. 267.
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[10]
Ibid., p. 261.
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[11]
Sartre J.-P., L’Être et le Néant…, op. cit., p. 126.
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[12]
Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 275.
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[13]
Lacan J., Le Séminaire, livre v, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 338.
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[14]
Lacan J., Le Séminaire, livre vii, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 139.
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[15]
Ibid., p. 152.
-
[16]
Freud S., « Pulsions et destin des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1976, p. 17.
-
[17]
Cf. Miller J.-A., « Introduction à la lecture du Séminaire de L’angoisse de Jacques Lacan », La Cause freudienne, n° 58, octobre 2004, p. 65.
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[18]
Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 249.
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[19]
Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 615.
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[20]
Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 31.
-
[21]
Ibid., p. 31-32.
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[22]
Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii, leçon du 15 décembre 1999, inédit.
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[23]
Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 34.
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[24]
Cf. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 254.
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[25]
Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 16.
Les usages lacaniens de l’ontologie
1Dans la traversée de l’œuvre de Lacan que Jacques-Alain Miller a pu nous proposer cette année, après avoir rendu compte l’année dernière de la logique de la vie de Lacan, a émergé ce qu’il a appelé le passage de l’ontologie à l’hénologie, c’est-à-dire au sein de l’élaboration et de la pratique de la psychanalyse, un changement de perspective conduisant à passer d’un propos sur l’être à un propos sur l’Un, d’une interprétation visant le désir et le manque-à-être à une intervention visant la lettre et le réel [1]. Le tout dernier enseignement de Lacan aurait ceci de déroutant, nous a-t-il montré, qu’il s’agit aussi d’un adieu à l’ontologie, c’est-à-dire aussi bien d’une approche de la parole non plus en tant qu’elle est à même, dans l’expérience analytique, de faire accéder le sujet au noyau de son être, mais en tant qu’elle est itération d’un événement de corps produit par la pure percussion du corps par la parole. Bien que le dernier enseignement de Lacan soit donc marqué par cette « désontologisation de la psychanalyse », je souhaitais revenir sur les usages lacaniens de l’ontologie dans la mesure où, me semble-t-il, le tout dernier enseignement de Lacan n’invalide pas le précédent : il conduit à penser ce qui ne change pas dans l’analyse, les restes sinthomatiques irréductibles, alors que l’enseignement classique permet de penser ce qui change, c’est-à-dire aussi bien en quel sens une analyse opère une transformation sur le sujet, quand bien même pour finir il faudrait savoir buter sur un irréductible qui ne changera jamais, et qui résulte de notre façon à chacun d’être vivant, en tant que parlêtre.
2Je voulais donc revenir sur l’ontologie, car il me semble remarquable que Lacan, tout en étant structuraliste, ait pu développer son ontologie, à différents moments de son enseignement. Ce rapport à l’ontologie, c’est-à-dire au fait de tenir un discours sur l’être, distingue Lacan parmi tous les structuralistes. Il n’y a en effet pas d’ontologie chez Claude Lévi-Strauss, chez Michel Foucault, ni chez aucun des penseurs structuralistes. Le structuralisme est une méthode dont on ne peut déduire aucune ontologie. Il s’agit d’une façon de rendre compte du réel à partir de l’ordre symbolique, à partir des rapports des éléments entre eux au sein d’un système, qui ne permet pas de formuler une conclusion sur l’être lui-même. Il n’y a donc pas d’ontologie dans l’anthropologie lévi-straussienne, ni dans la linguistique saussurienne. Avec son ontologie, Lacan passe, lui, du registre de la description de la structure au registre du fondement même du sujet en tant qu’être.
3Lévi-Strauss ne s’est d’ailleurs pas privé de critiquer la façon dont Lacan était structuraliste en affirmant qu’il n’éprouverait « nulle indulgence envers cette imposture qui […] glissant une métaphysique du désir sous la logique du concept, retirerait à celle-ci son fondement » [2]. Et en effet, ce qui sépare Lacan des structuralistes de son temps, c’est que tout en introduisant le structuralisme dans la psychanalyse, il a cherché à formuler une ontologie fondée sur le sujet et son désir d’être. Pour ma part, c’est en m’intéressant à la façon dont Lacan avait pu, entre 1946 et 1967, reprendre certains concepts de l’ontologie phénoménologique sartrienne pour refonder la psychanalyse que je me suis interrogée sur ce rapport à l’ontologie au cœur même de la praxis analytique. Ainsi l’ontologie lacanienne ne relève-t-elle pas seulement d’un rapport à Hegel qui a permis à Lacan de concevoir la psychanalyse comme un procès dialectique de reconnaissance du désir, mais aussi d’un rapport à Sartre, qui conduit à concevoir le néant d’être comme ce noyau qu’on peut rencontrer à la fin de l’analyse telle qu’elle est conçue en 1967, c’est-à-dire à partir de la traversée du fantasme.
4Cette direction du rapport d’un certain Lacan à un certain Sartre, à savoir le Lacan de l’âge classique structuraliste et le premier Sartre des années quarante, m’avait été indiquée par le travail de J.-A. Miller, il y a maintenant plus de dix ans, dans son cours de l’année 1999 sur « L’expérience du réel dans la cure analytique ». Il avait pu alors rendre compte de la façon dont l’appui sur certains éléments de la philosophie de Sartre avait permis à Lacan de « libérer la psychanalyse de la prison de l’ego » [3], selon son expression, c’est-à-dire de la dépsychologiser au profit d’un retour à Freud et à l’inconscient. Je précise d’emblée que le rapport de Lacan aux concepts existentiels ne relève en rien d’une reprise de la psychanalyse existentielle elle-même, telle que Sartre a pu essayer de la formuler. Lacan n’a eu de cesse de critiquer cette psychanalyse existentielle qui refuse le postulat de l’inconscient, c’est-à-dire au fond, refuse l’apport singulier de Freud. Il s’agit donc d’un usage tout à fait propre à Lacan des concepts de l’ontologie phénoménologique de L’Être et le Néant en vue d’un retour à Freud, conduisant du même coup à une reprise subversive de ces concepts délocalisés de leur philosophie d’appartenance. Néanmoins, il me semble que s’il y a une ontologie de la psychanalyse chez Lacan, s’il a pu dire ainsi, dans son Séminaire de l’année 1964, qu’il avait son ontologie, comme le rappelait J.-A. Miller cette année, c’est aussi depuis un certain emprunt à l’ontologie sartrienne, détournée de sa fonction philosophique initiale, qu’il a pu l’affirmer. Cela transparaît à travers les concepts mêmes qui sont ceux de son ontologie, et qui ne sont pas ceux de l’ontologie aristotélicienne (à laquelle il se référera pour s’en séparer en 1972-1973 dans le Séminaire Encore), mais ceux de l’ontologie telle qu’elle est formulée en 1943 dans L’Être et le Néant par Sartre, reprenant à la fois la phénoménologie husserlienne et l’ontologie heidegerrienne. Ainsi, les concepts de manque-à-être, de désir d’être, de désêtre, sont propres à Lacan, mais témoignent de ce qu’il a pu récupérer de l’ontologie sartrienne afin de lui assigner un autre but : reformuler la psychanalyse freudienne. En effet, s’il n’y a pas d’ontologie chez les structuralistes, il n’y a pas à proprement parler d’ontologie chez Freud non plus. On pourrait dire en ce sens qu’à la métapsychologie freudienne, Lacan a substitué une ontologie qui est sa marque propre.
5Mais pourquoi Lacan a-t-il déployé ainsi une ontologie ? En quel sens cette ontologie sert-elle la psychanalyse ? S’il s’est séparé de l’ontologie, c’est-à-dire de la référence à la catégorie de l’Être, pour faire valoir dans son tout dernier enseignement la catégorie du réel, si la logique a ainsi pris le dessus sur l’ontologie, néanmoins le rapport à cette ontologie ne fut pas accidentel, il ne fut pas ponctuel, il fut d’une certaine façon un invariant, un point fixe dans l’approche proposée par Lacan de la psychanalyse.
6Ce que l’on pourrait dire, c’est qu’il y a différents usages de l’ontologie selon les enjeux qui sont ceux de la démonstration de Lacan quant à l’essence de la psychanalyse à tel moment de son enseignement. Je distinguerai alors quatre temps dans l’enseignement de Lacan précédant son dernier enseignement, quatre temps correspondant à quatre usages distincts de l’ontologie phénoménologique, c’est-à-dire de l’ontologie empruntée à la philosophie contemporaine du début du xxe siècle, relevant d’un effort pour penser le sujet lui-même et son être. Je vous propose de déplier ces quatre usages de l’ontologie correspondant à quatre moments différents de l’élaboration lacanienne.
Causalité psychique et « insondable décision de l’être »
7On pourrait dire tout d’abord que l’ontologie, la référence à l’être lui-même, apparaît dès les « Propos sur la causalité psychique », conduisant Lacan à s’opposer à Henri Ey. En effet, cherchant en 1946 à préciser l’objet de la psychiatrie, Lacan fait entrer en scène l’ontologie contre l’organo-dynamisme. Alors qu’Henri Ey recherche la causalité de la folie à partir d’une reprise de la théorie neurologique de Jackson, et se voit conduit à penser le délire lui-même comme une altération des fonctions supérieures du psychisme, Lacan répond en avançant que « le phénomène de la folie n’est pas séparable du problème de la signification pour l’être en général, c’est-à-dire du langage pour l’homme » [4]. Cette causalité essentielle de la folie, c’est la causalité psychique qui relève elle-même d’une croyance du sujet sur son être.
8Ce n’est donc pas en termes de déficit qu’il faut concevoir la folie, ni en termes d’altération des fonctions supérieures, ni en termes de désadaptation à la réalité, mais en termes ontologiques, c’est-à-dire à la fois en tant que rapport à la signification en général et en tant que rapport à l’être. La folie est ainsi définie par Lacan comme « la virtualité permanente d’une faille ouverte » [5] dans l’essence de l’homme, qui le conduit à méconnaître non pas tant la réalité que la « dialectique de l’être » [6]. Cette immédiateté de l’identification, que Lacan appelle l’infatuation, relève d’une croyance délirante sur l’être que l’on est, et non pas d’une erreur de jugement, d’une défaillance organique ou d’un défaut des fonctions supérieures de synthèse psychique. L’ontologie surgit donc ici dans le discours de Lacan pour faire valoir la causalité essentielle de la folie, et au-delà même de cette causalité, l’absence de causalité dernière qu’il formule comme « insondable décision de l’être » [7].
9En cette formule restée célèbre, Lacan reprend ce que Sartre avait pu repérer comme un irréductible, c’est-à-dire une détermination spontanée de notre être, que l’on ne peut expliquer au-delà d’elle-même, qui est le sujet lui-même en tant qu’il ne se fonde sur rien d’autre que sur une décision d’être. Chaque sujet étant ainsi toujours, selon Sartre, séparé de son essence, néant d’être, cherche à travers son projet « l’esquisse d’une solution du problème de l’être » [8]. On peut donc dire que dans les « Propos sur la causalité psychique », Lacan, tout en s’appuyant sur Hegel et Heidegger, emprunte à l’ontologie phénoménologique sartrienne cette idée d’une faille dans l’essence du sujet qui fait que l’on pourrait rendre compte de l’infatuation du fou comme d’un choix d’être contre le manque d’être. C’est la première apparition de l’ontologie chez Lacan, qui inaugure aussi un style singulier dans la façon de réinventer la psychanalyse.
La portée ontologique du désir
10Si l’on avance maintenant un peu plus dans l’âge d’or de l’enseignement de Lacan, l’âge d’or structuraliste, celui de « Fonction et champ de la parole et du langage… » en 1953, celui des séminaires des années cinquante, on peut repérer un nouvel usage de l’ontologie phénoménologique : il s’agit dorénavant d’une ontologie contre la psychologie, d’un discours sur le désir d’être et sa précarité contre la psychologie de la dépendance, l’egopsychology, et la relation d’objet. Lacan se sert dorénavant de l’ontologie sartrienne du désir d’être pour critiquer tout idéal d’adaptation du moi à la réalité, de maturation des instincts et de rapport harmonieux à l’objet, tout idéal d’autonomie du moi.
11Il conçoit ainsi l’objet même de la psychanalyse à partir du désir et de la parole. Et s’il considère que la fonction de la parole a été oubliée par les postfreudiens, qui s’intéressent davantage à ce que le sujet ne dit pas qu’à ce qu’il dit, c’est aussi pour rendre compte du désir d’être comme ce qui fonde le sujet qui parle au-delà du moi imaginaire. « Que le sujet en vienne à reconnaître et à nommer son désir, voilà quelle est l’action efficace de l’analyse. Mais il ne s’agit pas de reconnaître quelque chose qui serait là tout donné, prêt à être coapté. En le nommant, le sujet crée, fait surgir, une nouvelle présence dans le monde » [9] affirme-t-il ainsi en 1955. Ce désir qui vient à être en étant nommé, Lacan en rend compte comme d’un « rapport d’être à manque » qui n’est pas « manque de ceci ou de cela, mais manque d’être par quoi l’être existe » [10].
12Il reprend ainsi explicitement, au cours de ce Séminaire sur le moi, la définition sartrienne du désir considéré comme relatif au néant d’être du sujet. Sartre affirmait pour sa part en 1943 que « le désir est manque d’être, il est hanté en son être le plus intime par l’être dont il est désir » [11]. Et avant même de rendre compte ainsi du désir dans L’Être et le Néant, Sartre avait pu lui aussi, dans son tout premier essai de 1936 La Transcendance de l’ego, critiquer l’ego en tant qu’objet, l’ego en tant que transcendant au sujet, l’ego comme relevant d’une opération réflexive de la psychologie, en tant qu’elle fige le sujet sous les espèces d’un psychisme qui opacifie ce qui n’est qu’intentionnalité vide. Si Lacan insiste tant sur la portée ontologique du désir, c’est-à-dire sur le fait que le désir n’a rien à voir avec le désir de tel objet en particulier, et donc ne peut se saisir à partir d’une logique de la frustration et de la gratification, c’est pour rendre compte de l’inconscient freudien lui-même en tant que formulation de désir inconscient qui aurait été ensuite effacé par les postfreudiens au profit d’une référence au moi et à la relation d’objet. Ce qui distingue fondamentalement le sujet de l’inconscient, comme sujet qui parle, du moi imaginaire, c’est que le sujet qui parle renvoie à l’être même en tant que désir, alors que le moi n’est qu’une image silencieuse permettant d’oublier le manque-à-être produit par le langage, c’est-à-dire effaçant la castration.
13Cette reprise du désir d’être sartrien au sein d’une critique de la psychologie du moi permet à Lacan de rendre compte de la découverte de Freud en tant qu’elle est celle, écrit-il, « du champ des incidences, en la nature de l’homme, de ses relations à l’ordre symbolique, et la remontée de leur sens jusqu’aux instances les plus radicales de la symbolisation dans l’être » [12]. L’ontologie permet donc à Lacan de réduire le champ de la psychologie à celui de l’imaginaire, le champ du moi à celui de l’inertie – considérant le moi comme un objet parmi d’autres objets –, et de rendre compte de l’être du sujet qui parle et de son désir comme excentrique à toute satisfaction. Ainsi Lacan peut-il dire en 1958, au cours de son Séminaire sur Les formations de l’inconscient, que « ce à quoi confine le désir, non plus dans ses formes développées, masquées, mais dans sa forme pure et simple, c’est à la douleur d’exister » [13], par-delà donc toutes les contingences qui ont pu contrarier le cours d’une existence singulière.
De l’être au réel par la pulsion et l’angoisse
14Dans un troisième moment, celui du début des années soixante, on peut distinguer un nouvel usage de l’ontologie relatif à la remise en cause de la souveraineté de l’ordre symbolique. C’est dans le Séminaire de 1959-1960 sur L’éthique de la psychanalyse que Lacan introduit l’ontologie pour rendre compte du statut de la pulsion. Un des sous-titres choisis par J.-A. Miller dans le texte établi de la leçon du 27 janvier 1960 est ainsi « La pulsion, notion ontologique » [14]. Lacan énonce en effet à la fin de la leçon intitulée « De la création ex nihilo » que « le Trieb ne peut aucunement se limiter à une notion psychologique – c’est une notion ontologique absolument foncière, qui répond à une crise de la conscience que nous ne sommes pas forcés de pleinement repérer, parce que nous la vivons » [15]. Lacan précise donc ici lui-même l’usage qu’il peut faire de l’ontologie pour relire Freud. Si Freud a pu dire de la pulsion, dans sa Métapsychologie, qu’elle était « un concept limite entre le psychique et le somatique » [16], Lacan montre en quel sens cette frontière indique que la pulsion n’est ni psychologique, ni biologique, mais ontologique. Cette ontologie-là est déjà un dépassement de l’ontologie phénoménologique et annonce ce que J.-A. Miller a appelé cette année dans son cours le renoncement à l’ontologie au profit du registre du réel. Déplacer ainsi l’ontologie, de l’être qui parle à la pulsion, tel que Lacan le fait en 1960, c’est en effet déjà dépasser l’ontologie sémantique qui faisait du langage le lieu même de l’être pour indiquer un autre niveau d’approche du symptôme à partir de la pulsion.
15Au sein de ce troisième temps du début des années soixante, s’opère alors ce qu’on pourrait appeler un renversement de l’ontologie phénoménologique et sémantique. C’est spécifiquement dans le Séminaire de 1962-1963 sur L’angoisse que l’on peut repérer ce renversement. L’affect d’angoisse a pu en effet être considéré par les philosophes de l’existence, comme Heidegger et Sartre, comme l’affect privilégié permettant d’accéder à l’être même du Dasein ou au néant d’être du sujet. Être angoissé, c’était en ce sens, non pas être angoissé par telle ou telle situation du monde, par tel ou tel objet en particulier, mais être en rapport avec son être en tant que néant d’être. La notion ontologique première, celle à laquelle l’angoisse nous conduit, c’est ainsi d’un point de vue existentiel le néant.
16Mais avec Lacan en 1962, l’angoisse qui était mode d’accès au registre ontologique, c’est-à-dire au questionnement sur l’être dans la philosophie contemporaine allemande et française du début du xxe siècle, devient mode d’accès au réel. Ainsi dans son introduction au Séminaire L’angoisse, J.-A. Miller avait-il pu montrer que l’objet a, cet objet qui n’entre pas dans la sphère des échanges, cet objet incommunicable mais devant lequel l’angoisse surgit, était un des modes d’accès au réel [17]. Il ne s’agit donc plus d’accéder à l’être, au noyau de notre être, mais d’accéder au réel, en tant que le symptôme a une consistance qui n’est plus seulement symbolique, mais aussi pulsionnelle.
17Ainsi peut-on dire que dans le Séminaire L’angoisse, Lacan conserve de l’ontologie phénoménologique le postulat du manque d’être comme point d’appui pour le sujet, mais rend compte de l’angoisse comme du manque du manque, c’est-à-dire précisément comme surgissant face à un objet en trop qui prive le sujet du manque d’être lui permettant d’accéder au désir. Dans ce que J.-A. Miller avait appelé alors une plongée en deçà du désir, et dont on pourrait parler aussi comme d’une plongée en deçà de l’ontologie, surgit une nouvelle définition de l’existence, qui n’est plus manque-à-être, mais séparation, sacrifice d’un morceau de corps. C’est cette part perdue dont Lacan peut dire en 1964 qu’elle « est prise dans la machine » et « à jamais irrécupérable » [18]. Avant d’accéder à la dialectique de l’être, c’est-à-dire à la dialectique signifiante, celle de la machine symbolique, le sujet se sépare d’un morceau de son corps, qui est aussi la condition de la rencontre avec le monde de l’Autre.
18Lacan reprend alors le vocabulaire ontologique du délaissement, de la déréliction, pour rendre compte de cette séparation inaugurale, de cette cession de l’objet qui est aussi bien le sujet lui-même, mais c’est pour faire émerger le rapport du sujet à la pulsion. L’angoisse – telle que la psychanalyse l’appréhende – ne surgit pas devant le néant, mais devant l’objet a qui apparaît là où il ne devrait rien y avoir, et qui fait émerger une stimulation pulsionnelle exigeant satisfaction. Le danger devant lequel l’angoisse surgit n’est donc pas le néant qui, pour Lacan, n’est finalement pas l’objet de l’angoisse, mais la Chose, l’objet dernier auquel tous les autres objets renvoient. On pourrait donc parler à partir de la pulsion et de l’angoisse d’une plongée en deçà de l’ontologie qui témoigne d’une orientation de la praxis sur la répétition et la pulsion et non plus seulement sur la parole et le refoulement.
L’ontologie dépassée par l’éthique
19Enfin, en un quatrième moment qui marque un recommencement pour Lacan, apparaît un nouvel usage de l’ontologie destinée elle-même à être dépassée par l’éthique. Il s’agit du Séminaire de l’année 1964 sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, dans lequel Lacan répond à son excommunication par un effort de refondation de l’inconscient, en tant que l’inconscient se définit comme une discontinuité surgissant au cœur du discours, comme une béance, qui obéit à une structure temporelle. J.-A. Miller rappelait cette année, dans son cours, que c’est en 1964 qu’il s’était adressé pour la première fois à Lacan en public pour l’interroger sur son ontologie – à partir des références à l’ontologie apparaissant déjà dans son écrit de 1958 sur « La direction de la cure… », où Lacan peut en effet affirmer que « c’est bien dans le rapport à l’être que l’analyste a à prendre son niveau opératoire » [19].
20Lacan, dans sa leçon du 29 janvier 1964, reprend alors la remarque de J.-A. Miller qui portait sur la « fonction structurante d’un manque » [20] permettant donc de rendre compte d’une ontologie. Si Lacan, dans les leçons suivantes, se référera à l’analyse sartrienne du regard pour la célébrer tout en en montrant l’insuffisance, il s’appuie cependant dès ces premières leçons, précisément dans le passage où il répond à cette remarque qui lui est faite, sur l’ontologie phénoménologique pour rendre compte du statut de l’inconscient. En effet, la question se pose de savoir si on peut déployer une ontologie de l’inconscient à partir de cette béance que Lacan a soulignée en reprenant l’exemple des débuts de la théorie freudienne de l’inconscient, celui de l’oubli de nom faisant surgir une discontinuité au cœur du discours. Précisons que Sartre n’a jamais déployé une ontologie de l’inconscient, puisqu’il n’en reconnaissait pas l’existence. Mais c’est néanmoins en détournant l’ontologie de la conscience elle-même, en tant que Sartre l’avait définie comme un être qui ne parvient pas à être, comme étant sur le mode du n’être pas, comme un n’être pas encore et un avoir à être, que Lacan peut définir l’inconscient comme du non-réalisé qui appelle une réalisation.
21Lacan affirme ainsi que la béance de l’inconscient, nous pourrions la dire pré-ontologique, ce n’est « ni être, ni non-être, c’est du non-réalisé » [21], ce qui le conduit à parler de ce qui est ontique dans la fonction de l’inconscient. C’est dire que, pour Lacan en 1964, l’inconscient n’est pas à appréhender comme un être, mais comme un apparaître, comme un phénomène qui surgit pour disparaître et dont l’être n’est rien d’autre que ce surgissement. Dans son cours sur « Les us du laps » en 1999, J.-A. Miller avait pu ainsi souligner ce statut de l’inconscient comme phénomène, « l’inconscient en tant qu’il s’inscrit comme événement dans la trame du temps » [22], donc comme événement qui surgit ici et maintenant, dans l’instant. Et il y a quelque chose d’une reprise du statut même du phénomène tel que Sartre avait pu l’aborder en 1943, puisque pour le philosophe – et c’est ce qui le sépare de Heidegger – il n’y a pas l’Être au-delà des étants, il n’y a pas de noumène derrière les phénomènes, mais il n’y a que les phénomènes et le sujet lui-même, qui n’a d’autre fondement que son manque d’être. Ainsi, l’être du sujet n’est rien d’autre que ce manque d’être. L’ontologie phénoménologique sartrienne est ainsi restreinte à l’ontique.
22La référence à l’ontique, qui permet ainsi à Lacan de rendre compte du statut phénoménal de l’inconscient comme événement, est néanmoins dépassée au sein même de ce Séminaire. Lacan peut ainsi affirmer que le « statut de l’inconscient […] si fragile sur le plan ontique, est éthique » [23]. Finalement, là où Sartre avait pu considérer que de l’ontologie phénoménologique on ne pouvait déduire aucune éthique, Lacan lui, considère a contrario que, de la fragilité ontique de l’inconscient, on peut déduire une éthique, et même qu’il faut déduire une éthique. Le statut éthique de l’inconscient, c’est ce qui fait que le surgissement de la présence de l’inconscient appelle un acte, une réponse. C’est pourquoi le psychanalyste fait partie du concept de l’inconscient. C’est pourquoi l’inconscient qui se manifeste sans être rattrapé à temps disparaît aussitôt, s’apparentant à la cause perdue. Si Lacan peut ainsi, en 1964, chercher à fonder l’inconscient temporel à partir d’une explicitation de l’apparaître même de l’inconscient dans le discours, il en tire des conséquences relatives à la praxis de l’analyse, qui ne peut avoir un effet sur la répétition qu’en ponctuant ce qui s’apparente à la rencontre manquée avec le réel, telle qu’elle surgit au hasard de la séance.
La jouissance et l’être sexué
23Pour conclure, je dirai que par-delà les différents usages qu’il a pu en faire, il y a une certaine unité de l’ontologie telle que Lacan l’a déployée. De 1946 à 1967, des « Propos sur la causalité psychique » à la « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », on passe du virage qui fait basculer un être dans la folie, virage de l’immédiateté de l’identification à une stase de l’être, à un autre virage qui dans une analyse peut conduire à la passe. Cette fonction structurante d’un manque dans l’être que J.-A. Miller avait pu souligner en 1964, on la retrouve aussi bien sur le versant de la folie comme trop plein d’être, infatuation du sujet qui croit être ce qu’il est et s’éprouve du même coup méconnu dans son être par l’Autre, que sur le versant de la fin de l’analyse comme accès au désêtre [24], être déserté par les identifications qui avaient pu remplir le vide du sujet.
24Avec le passage du sujet au parlêtre, il reste encore une référence à l’être, mais en effet, comme J.-A. Miller l’a montré cette année, c’est un être qui tient son être de la parole, mais son existence de la jouissance même de réitérer les modalités de rencontre avec le langage depuis un corps qui en répercute les échos. L’ontologie apparaît alors seconde par rapport au réel qui est premier. L’ontologie dont Lacan se sépare explicitement en 1972-1973 est celle qui prend ses assises dans la philosophie antique, c’est l’ontologie aristotélicienne qu’il avait déjà pu interroger dans son Séminaire L’éthique, cette ontologie qui oriente l’être à partir d’un Souverain Bien.
25Nous pourrions dire que c’est cette ontologie-là qui est visée dans l’analogie proposée par Lacan entre la perspective ontologique et le discours du maître, car il s’agit d’une ontologie qui assigne à l’existant un être à accomplir, une essence à atteindre. Or, dans l’ontologie phénoménologique contemporaine, il n’y a pas d’essence du sujet, mais simplement un manque d’être, donc une faille dans l’essence, faille irréductible. Néanmoins, il est vrai que l’ontologie phénoménologique est, elle aussi, dépassée par Lacan au sens où au-delà ou plutôt en deçà du néant d’être, il reste quelque chose, qui n’est ni être ni non-être, mais energeia, activité pulsionnelle, jouissance de l’être. Et pour appréhender la fin de l’analyse, la perspective ontologique ne semble en effet plus suffire, dans la mesure où le désêtre ne subsume pas l’être sexué. L’ontologie définit ainsi le registre de ce qui permet à l’analyse de transformer l’être pour faire émerger le désir, mais le réel laisse apercevoir ce qui ne changera jamais, « en tant que l’être sexué est intéressé dans la jouissance » [25], ce qui relève de notre corps et de la façon dont la musique plus ou moins dissonante de l’Autre a pu s’inscrire dans notre existence.
Notes
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[*]
Clotilde Leguil est psychanalyste, membre de l’ecf, maître de conférence à l’université Paris viii.
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[1]
Exposé présenté au cours de Jacques-Alain Miller du 15 juin 2011 (« L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii, inédit).
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[2]
Lévi-Strauss C., L’Homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 563.
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[3]
Miller J.-A., « L’Orientation lacanienne. L’expérience du réel dans la cure analytique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii, leçon du 17 mars 1999, inédit.
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[4]
Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 166.
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[5]
Ibid., p. 176.
-
[6]
Ibid., p. 171.
-
[7]
Ibid., p. 177.
-
[8]
Sartre J.-P., L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1991, p. 518.
-
[9]
Lacan J., Le Séminaire, livre ii, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1980, p. 267.
-
[10]
Ibid., p. 261.
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[11]
Sartre J.-P., L’Être et le Néant…, op. cit., p. 126.
-
[12]
Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit., p. 275.
-
[13]
Lacan J., Le Séminaire, livre v, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 338.
-
[14]
Lacan J., Le Séminaire, livre vii, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 139.
-
[15]
Ibid., p. 152.
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[16]
Freud S., « Pulsions et destin des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1976, p. 17.
-
[17]
Cf. Miller J.-A., « Introduction à la lecture du Séminaire de L’angoisse de Jacques Lacan », La Cause freudienne, n° 58, octobre 2004, p. 65.
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[18]
Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 249.
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[19]
Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 615.
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[20]
Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 31.
-
[21]
Ibid., p. 31-32.
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[22]
Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii, leçon du 15 décembre 1999, inédit.
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[23]
Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 34.
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[24]
Cf. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 254.
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[25]
Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 16.