Notes
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[*]
Cet entretien a été réalisé par Marie-Hélène Brousse, Serge Cottet, Pascale Fari, Nathalie Georges-Lambrichs et François Leguil. Transcription : Michèle Simon. Édition : François Kersaudy, François Leguil et Nathalie Georges-Lambrichs.
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[1]
Cf. Manchester W., Winston Churchill, Paris, Robert Laffont, coll. « Notre époque », 1985.
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[2]
Cf. Kersaudy F., Lord Mountbatten, Paris, Payot, coll. « Biographie Payot », 2006.
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[3]
Cf. Kersaudy F., Le monde selon Churchill, Paris, Tallandier, 2011.
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[4]
Churchill W., « Un rêve », revue Commentaire, hiver 2010 & Libération n°9213 du 27/12/2010.
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[5]
En anglais, gender signifie le genre sexué.
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[6]
Cf. Kersaudy F., L’affaire Cicéron, Paris, Librairie Académiqentretempsue Perrin, 2005.
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[7]
Cf. Kersaudy F., Les jeux de la guerre et du hasard, Paris, Hachette, 1977.
Pourquoi Churchill ?
1Nathalie Georges-Lambrichs — Comment le désir d’écrire cette biographie de Winston Churchill s’est-il manifesté ?
2François Kersaudy — Je suis arrivé sur la scène des thèses de doctorat en 1976. Jusqu’alors, en France, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne, il y avait peu d’archives disponibles sur la dernière guerre. Les Anglais ont donné l’exemple en n’appliquant pas la règle des trente ans et en déclassifiant tous les documents pour la période 1939-1945. C’était un effet d’aubaine : certains des acteurs et la plupart des témoins étaient encore vivants, alors que les documents devenaient accessibles. Une conjonction très rare dans l’histoire…
3Alors, pourquoi Churchill ? J’ai d’abord été scandinaviste, puis soviétologue, entre-temps j’ai étudié l’histoire du général de Gaulle. Churchill était omniprésent dans toutes ces histoires. Ainsi suis-je tombé – un peu par accident parce qu’on ne m’avait pas donné le bon dossier – sur le procès-verbal d’un accrochage monumental entre de Gaulle et Churchill en septembre 1941. Le malheureux secrétaire qui avait dû prendre des notes s’était efforcé d’arrondir les angles avec le jargon habituel du Foreign Office : « le Premier Ministre exprime son manque total de confiance en le général de Gaulle » pour traduire : « Général, si vous m’obstaclerez, je vous liquiderai ! »
4Marie-Hélène Brousse — Les termes de « moment favorable », « aubaine » sont importants pour vous, c’est aussi « par erreur » qu’on vous donne accès à ce dossier brûlant…
5François Kersaudy — Oui, ce procès-verbal se trouvait dans le dossier sur la Norvège… Les archivistes avaient dû déclassifier cinq années en quelques mois, au lieu de travailler année par année. Comme je m’intéressais à de Gaulle, j’ai bien lu le document avant de le signaler aux archivistes ; et quand je leur ai demandé s’il y en avait d’autres du même genre, ils m’ont apporté un dossier énorme et inexploité. J’ai donc proposé à des éditeurs français d’en faire un livre, mais je n’étais pas assez connu : ils voulaient comme auteurs des politiciens, des starlettes ou des repris de justice – c’était la grande période de Mesrine –, et je n’appartenais à aucune de ces catégories ! J’ai donc décidé d’écrire en anglais… Puis j’ai envoyé à huit éditeurs quelques chapitres parmi les plus animés, et j’ai reçu… sept contrats ! Après avoir pris conseil auprès de mes collègues d’Oxford, j’ai choisi Collins, qui a vendu les droits à Plon en une semaine… Du coup, je suis devenu mon propre traducteur, et en 1982, un journal français a pu écrire : « L’auteur est anglais, mais la traduction est excellente »…
6François Leguil — L’ouvrage s’appelait alors De Gaulle et Churchill !
7François Kersaudy — Oui, alors que le titre original était Churchill and de Gaulle, of course…
8Nathalie Georges-Lambrichs — Mais vous aviez déjà traduit les textes de Churchill ?
9François Kersaudy — Non, la traduction est venue bien plus tard – comme la biographie, du reste –, car il me semblait qu’on ne pouvait faire mieux que celle de William Manchester, merveilleusement traduite [1], poésies et chansons comprises. Son seul défaut était de s’arrêter à 1940. Pendant dix ans, les gens ont attendu les volumes suivants, en vain. Finalement, j’ai décidé de combler le vide, et Tallandier a pris le risque…
Sur l’axe de l’impossible
10Marie-Hélène Brousse — Churchill, lui, était un vrai trompe-la-mort…
11François Kersaudy — Oh oui ! Il aurait dû mourir une cinquantaine de fois ! Il a eu quatre accidents d’avion, car il savait piloter, mais pas atterrir. Il a été écrasé par une voiture, il a été électrocuté, bombardé à l’artillerie lourde, il est tombé de dix mètres du haut d’un sapin, il a eu une demi-douzaine de pneumonies dont deux doubles avec extrême-onction, une crise cardiaque et un nombre invraisemblable d’accidents vasculaires cérébraux. À chaque fois, il s’est rééduqué. Et il a vécu jusqu’à quatre-vingt-dix ans et deux mois, avec, depuis l’âge de quinze ans, des doses d’alcool qui auraient suffi à tuer un troupeau de bisons.
12Marie-Hélène Brousse — Vous avez écrit d’autres biographies. Churchill est votre favori ?
13François Kersaudy — Non, c’est Mountbatten, que j’ai rencontré [2]. Il réussissait tout ce qu’il entreprenait et parvenait, en charmant tout le monde, à en obtenir tout ce qu’il voulait. Churchill, lui, laissé tout seul, était un volcan en éruption. Il avait besoin d’être encadré, sinon il faisait des catastrophes ; il lui fallait de l’action à tout prix. Il citait Napoléon : « On s’engage et puis on voit ». En même temps, il a su s’entourer de gens qui lui disaient ce qu’il pouvait et ne pouvait pas faire, ce qui n’était pas toujours facile, parce qu’il avait un certain caractère. Dès son plus jeune âge, sa nurse était aux ordres, et il voulait que cela continue. Mais il s’était entouré de gens compétents, capables de lui dire : « Non Winston, cela, on ne peut pas le faire, et si vous le faites quand même, on démissionne et on s’en explique au Parlement… »
14Marie-Hélène Brousse — Vous le présentez comme quelqu’un qui bouillonne et qui ne sait pas trop où il va…
15François Kersaudy — Ah si, il sait où il va, il a des principes…
16Marie-Hélène Brousse — Il est orienté intérieurement.
17François Kersaudy — Oui, mais il a un tel besoin d’action qu’il ne distingue pas toujours le souhaitable du possible.
18Nathalie Georges-Lambrichs — Vous en faites aussi un visionnaire…
19François Kersaudy — Dans Le monde selon Churchill [3], j’ai fait un chapitre sur Churchill visionnaire : quinze ans avant les Dardanelles, il écrit un roman où il raconte les Dardanelles ! Ou encore, il déclare en 1942 : « De toute façon, quand la guerre sera finie, je serai un vieil homme, j’aurai soixante-dix ans. » Comment peut-il savoir cela ? On dirait que son imagination est aux commandes. Il s’était rêvé en sauveur de son pays, et il l’est devenu. Son entourage disait : « Il est fatigant, empoisonnant, exigeant, tyrannique, mais on ne l’aurait quitté pour rien au monde. Lorsqu’on était avec lui, il y avait une énergie électrique qui passait et on faisait des choses qu’on se serait cru totalement incapable de faire. » Pourtant, il était suprêmement égotiste et tyrannisait ses collaborateurs, le chef d’état-major…
20François Leguil — Ismay ?
21François Kersaudy — Le malheureux, oui, et le maréchal Brooke, qui était sans doute le seul grand stratège du côté britannique. Churchill, formé comme sous-lieutenant de cavalerie à Sandhurst, était un faux stratège. On n’étudiait pas la stratégie à Sandhurst, une école de cavalerie à l’époque. À côté de lui, il y avait Brooke qui se plaignait : « Il veut faire des choses folles, il me garde éveillé jusqu’à cinq heures du matin pour m’exposer des plans farfelus », etc. Puis, après trois pages de plaintes dans son journal, il écrit : « Winston est l’homme le plus extraordinaire que j’aie jamais rencontré. »
22Marie-Hélène Brousse — C’est l’imaginaire et le réel, la prise sur le réel.
23François Kersaudy — Voilà. On est obligé de donner raison à Roosevelt qui disait : « Churchill a deux cents idées par jour dont quatre seulement sont bonnes, mais il ne sait jamais lesquelles. » Il aurait pu dire que les quatre étaient géniales.
24Marie-Hélène Brousse — Il ne savait vraiment pas lesquelles ?
25François Kersaudy — Non, c’est cela qui est curieux. Pour lui, elles étaient également bonnes, jusqu’à ce qu’il rencontre suffisamment de résistance.
26Marie-Hélène Brousse — Vous le trouvez romantique ? Pourtant, quand il a lu Mein Kampf, il ne l’a pas lu en rose.
27François Kersaudy — Churchill n’est pas simple, il y a plusieurs degrés. Au départ, c’était un imaginatif, un hyperactif et aussi un dépressif.
28Marie-Hélène Brousse — Qu’est-ce qui permet de dire que c’était un grand dépressif ?
29Serge Cottet — C’est le fameux black dog ?
30François Kersaudy — Churchill a eu à plusieurs reprises des tentations suicidaires, des périodes longues où il pensait qu’il n’avait rien à faire, ne valait rien et que ce qu’il faisait ne servait à rien. Il était renfrogné, ne voulait voir personne, etc. Il avait deux remèdes pour cela : l’alcool à doses respectables, et surtout l’action. La pire des choses qu’on pouvait faire à Churchill, c’était le condamner à ne rien faire.
31Serge Cottet — Comme vous vous adressez à des cliniciens, la description que vous faites nous inviterait à plaquer une catégorie de la psychopathologie bien connue et surinvestie aujourd’hui qui est le bipolaire ou le maniaco-dépressif.
32François Kersaudy — Oui, cela a été diagnostiqué, d’ailleurs.
33Serge Cottet — On ne fait quand même pas un homme politique avec ça.
34François Kersaudy — Il y a le maniaco-dépressif, c’est indéniable, mais il y a aussi les périodes d’hyperactivité…
35Serge Cottet — Qui ont l’air d’être premières. En général, les cliniciens disent que les moments d’activité ou d’hyperactivité qu’on peut appeler maniaques ou submaniaques sont une défense contre la dépression. Il y a le trou mélancolique et la défense maniaque ; mais votre livre donne le sentiment que Never relax est premier.
36François Kersaudy — Oui, parce qu’il a peur de ces moments de dépression : souvent malade, il est inactif. Inactif, la dépression arrive, alors il fuit dans l’hyperactivité à hautes doses.
37Serge Cottet — À part l’alcool, il ne prenait pas de médicaments ?
38François Kersaudy — Il prenait des somnifères, qu’il faisait passer avec du whisky. Je ne sais pas si c’est une bonne recette…
39François Leguil — Ce n’est pas conseillé, mais ça marche.
40Marie-Hélène Brousse — On a plutôt l’impression que chez lui, sentiments dépressifs et autres idées noires font suite à une limite qu’il rencontre, ce qui n’est pas classique. Ce n’est pas quelque chose qui surgit de lui de manière inexpliquée. C’est vrai dans son enfance par exemple.
41François Kersaudy — C’est-à-dire que les limites qu’il rencontre le forcent à l’inaction, à être en face de lui-même, et il n’aime pas être en face de lui-même.
42Marie-Hélène Brousse — Il n’aime pas les limites.
43François Kersaudy — Il n’aime pas les limites.
44Marie-Hélène Brousse — Ni physiques…
45François Kersaudy — Ni physiques…
46Marie-Hélène Brousse — Ni morales…
47François Kersaudy — Ni morales…
48Marie-Hélène Brousse — Ni sociales…
49François Kersaudy — Ni sociales. On doit tenir compte des relations avec ses parents. Là c’est très difficile parce que comme il a une imagination très riche, il s’est inventé des parents idéaux. On voit vite que ce n’est pas le cas. Le père le méprise et la mère n’a pas le temps de s’intéresser à lui. On le met en pension.
50Marie-Hélène Brousse — Tous les gamins de cette classe sociale allaient en pension ; c’est le mode de vie de l’aristocratie aux temps dits modernes, décrit par tous les historiens.
Vaincre
51François Kersaudy — Il écrivait des lettres pour se faire remarquer de son père. Il a fait du mime, de la poésie, des sports ; plus sportif que lui, vous ne trouverez pas : 1 mètre 65, chétif, voyez ses photos de jeunesse, extrêmement maigre, il a été champion d’escrime, de polo, de tir à la carabine, d’équitation et de natation. À l’escrime en plus, il battait des adversaires bien plus grands que lui, et personne ne savait comment il faisait. Au polo, c’était pareil, on le voyait filer entre les chevaux, et même avec un bras en écharpe, il arrivait à marquer.
52Marie-Hélène Brousse — Il était rapide…
53François Kersaudy — Il avait une rage de vaincre incroyable, une grande agressivité. Il ne pouvait pas la tourner contre ses parents, il fallait qu’il la tourne contre autre chose : le sport, les guerres, le Parlement.
54Marie-Hélène Brousse — Et l’humour ?
55François Kersaudy — C’est venu après, et il l’a développé quand il a vu que cela lui facilitait les choses au Parlement.
56Pascale Fari — Quelle fonction donnez-vous à son travail d’écriture et de peinture ?
57François Kersaudy — L’écriture est aussi une action agressive. Quant à la peinture, les souvenirs qu’il a rédigés de ses débuts parlent d’eux-mêmes : « D’abord j’étais intimidé devant cette toile et puis on m’a montré comment il fallait faire. D’un seul coup, j’ai attaqué cette pauvre toile sans défense avec mon pinceau. »
58Serge Cottet — Pourtant, ce sont des portraits académiques, le contraire de l’action painting… mais avec une grosse production.
59François Kersaudy — À peu près cinq cents toiles, qu’il a distribuées généreusement, il y en a dans tous les musées, des marines surtout. Il existe des photographies de lui en train de peindre, on voit ses mâchoires crispées qui dénotent l’extrême tension dans laquelle il était, pour « vaincre » sa toile.
60Serge Cottet — Ce sont un peu des élucubrations que je vous soumets, des élucubrations de psychanalyste. Il y a beaucoup de références dans votre biographie à l’oralité sous les deux registres de ce que vous venez de dire d’ailleurs, la morsure, la ténacité : « le chien qui ne lâche pas sa proie », il y a souvent des métaphores comme cela justement concernant les modalités de sa ténacité. Je voulais vous demander si vous attestez la prégnance de la jouissance orale chez lui. Pouvez-vous nous expliquer l’effet de sa rhétorique puissante, tant sur le Parlement que sur la presse ? C’est un orateur, il a un sens de la formule, l’inflexion de sa voix doit jouer aussi probablement. Se sert-il de son zézaiement, par exemple, à des fins de séduction ? Le Premier Ministre australien, Robert Menzies, fait une description du rapport qu’a Churchill aux mots : « Il est l’esclave des mots que son esprit invente à partir des idées. » En quelque sorte il est entraîné par les mots avant même qu’il trouve la formule de ce qu’il pense.
61François Kersaudy — C’est très bien vu, et attesté par d’innombrables personnes. Le travailliste Clement Attlee, qui curieusement l’aimait et l’admirait, a décrit sa tendance à laisser son attention divaguer dès qu’il entendait un bon mot ou une belle phrase. Il abandonnait le fond pour la beauté de la forme. Il n’a jamais perdu son imagination juvénile qui lui peignait un monde imaginaire avec des bons et des méchants. Il lui arrivait de la faire vivre dans des phrases extraordinaires qui lui venaient d’un seul coup, mais pas forcément au bon moment, en quoi il se jugeait mauvais orateur.
62François Leguil — Il a voulu être un maître du verbe.
63François Kersaudy — Il est devenu un maître du verbe, mais du verbe écrit. Quand Churchill est arrivé au Parlement, il a fallu qu’il parle, mais il ne pouvait pas improviser et, de plus, il avait un défaut de prononciation, et un bégaiement qu’il a rééduqué. Il faisait donc exactement comme son père, rédigeant de merveilleux discours qu’il apprenait par cœur, pour les réciter ensuite – de Gaulle faisait la même chose. Sa mémoire était impressionnante. On oublie qu’il lisait ses grands discours de guerre, tellement ils étaient beaux. Mais au début, si on l’interrompait, il perdait ses moyens ; comme l’avait dit au début du siècle un de ses adversaires aux Communes : « L’artillerie de l’honorable député est puissante, mais pas très mobile. » Par la suite, il a beaucoup amélioré sa technique…
Où Churchill ne résiste pas
64Marie-Hélène Brousse — Qu’il ait été en difficulté pour improviser par le verbe, mais en improvisation permanente dans l’action me fait vous demander ce que furent pour lui le sexe et les sentiments ?
65François Kersaudy — Il n’y a pas grand-chose à en dire… Il avait une vision très romantique des femmes. Étaient-elles belles, il en avait peur, prenait un air sombre, ne leur adressait pas la parole ou s’il osait, commençait par leur demander leur âge puis, pendant deux heures, ne parlait plus que de lui-même. Sa mère voulait qu’il se marie. Il a fini par rencontrer la fameuse Clémentine, à qui il a promis d’envoyer une biographie de son père – et il s’est empressé d’oublier ! Mais sa mère était très active, son cousin aussi, et ils ont réparé ses maladresses.
66Marie-Hélène Brousse — Mais du point de vue sexuel, il est donc arrivé vierge au mariage.
67François Kersaudy — Absolument.
68Marie-Hélène Brousse — Qu’est-ce que ce rêve dont plusieurs grands journaux viennent de publier le texte [4] ?
69François Kersaudy — C’est un papier qui a été découvert il y a trente ans, après son décès. On lui avait offert un portrait de son père, en mauvais état. Lui a voulu le restaurer dans son atelier. Là, il s’est endormi et il a rêvé que son père arrivait et lui disait ce qu’il avait envie d’entendre.
70Marie-Hélène Brousse — Voilà ! Il met dans la bouche de son père : « Quelle est donc la plus grande puissance aujourd’hui ? » Winston répond : « Les États-Unis », et il fait répondre à son père : « Cela ne me dérange pas. Tu es à moitié américain, ta mère était la plus belle femme que la terre ait portée. »
71François Kersaudy — Sa mère, très belle, portait une étoile en diamant dans les cheveux – il écrit dans ses souvenirs de jeunesse : « ma mère brillait à mes yeux comme l’étoile du soir ». Il en avait un souvenir ébloui, d’autant qu’il la voyait peu : c’était une étoile filante…
72François Leguil — « Je dois tout à ma mère et rien à mon père. »
73François Kersaudy — Alors oui, ce sont des moments d’agressivité. Des moments où cela ressort.
74Marie-Hélène Brousse — Il a beaucoup souffert quand même.
75François Kersaudy — Sa mère a cessé de l’ignorer quand elle s’est aperçue qu’on parlait de lui.
76Serge Cottet — Il a su utiliser son entregent du côté des amants ou ex-amants de sa mère, qu’il connaissait tous.
77François Kersaudy — Absolument, il connaissait tout le monde. Pour ses parents, les enfants étaient un encombrement. D’une part, Winston leur en a voulu, d’autre part, il recréait sans cesse les parents idéaux qu’il aurait aimé avoir.
78Nathalie Georges-Lambrichs — Vous parliez, tout à l’heure, de son agressivité, vous dites aussi que devant la benevolence de l’autre, il est sans défense. Si l’autre est aimable, il ne résiste pas.
79François Kersaudy — Il ne résiste pas à l’amabilité. Il n’existe que dans l’agressivité. Contre des ennemis, de préférence abominables, il est dans son élément – Hitler sera l’exutoire parfait.
« Les yeux étincelants du danger »
80Marie-Hélène Brousse — Le « grand homme » rencontre le moment favorable ; lui qui ne faisait pas de différence entre la politique et la guerre aura vécu une époque singulière.
81François Kersaudy — Oui et non. Il n’était pas belliciste. Voyez les efforts qu’il fait pour empêcher que la première guerre se déclenche ; il a presque pleuré au moment où la guerre a commencé.
82Marie-Hélène Brousse — C’est intéressant : voilà quelqu’un qui adore la guerre comme acte, l’acte guerrier, et qui n’est pas belliciste !
83François Kersaudy — Il aime l’acte guerrier, le métier des armes, les parades, la belle stratégie, la belle tactique…
84François Leguil — Les décorations !
85François Kersaudy — Les décorations, la gloire…
86Marie-Hélène Brousse — Le risque.
87François Kersaudy — Et le danger, « les yeux étincelants du danger ». Il n’y en a pas beaucoup comme cela. Il y a Clemenceau. On trouve ceux qui méprisent le danger, comme de Gaulle, Mac Arthur, Patton, mais c’est presque une pose, pour impressionner l’entourage. Les gens qui sont vraiment attirés par le danger, qui vont instinctivement vers le danger, en dehors de Churchill et de Clemenceau, c’est très rare.
88Serge Cottet — C’est dans la guerre qu’il jouit.
89François Kersaudy — La guerre, c’est comme le sport. Une fois que c’est engagé, il faut gagner, et pour gagner, il faut faire l’impossible.
90Serge Cottet — Cela dit, il n’est pas pacifiste au sens de la sdn entre les deux guerres. Au contraire, il fait partie de l’aile disons conservatrice, en opposition avec le parti conservateur qui est plutôt pacifiste, et il est un des rares à pronostiquer la Seconde Guerre mondiale.
91François Kersaudy — Parce qu’il y a Hitler et que pour lui, les pacifistes sont des fauteurs de guerre. Il l’a dit souvent : quand on désarme, on encourage l’abominable du coin à devenir plus tyrannique qu’il ne l’est réellement. En guerre, on se bat à mort pour gagner, mais une fois que l’ennemi est vaincu…
92Nathalie Georges-Lambrichs — Il s’efforce de ne pas laisser humilier l’ennemi, ne serait-ce que parce que c’est dangereux.
93François Kersaudy — Exactement. Il faut relever l’adversaire. Ses meilleurs amis sont ses anciens ennemis. Un de ses plus proches conseillers, qui l’a empêché de faire beaucoup d’erreurs, était le maréchal Smuts, son ancien ennemi de la guerre des Boers. Le maréchal Brooke, chef d’état-major, disait que lorsqu’il n’arrivait pas à raisonner Churchill, il envoyait Smuts, pour lui dire : « Voyons Winston, tu ne peux pas faire cela ! » Smuts était également le seul capable de l’envoyer se coucher à 5 heures du matin, alors que tous les membres du comité des chefs d’état-major tombaient de sommeil. Churchill était un enfant génial et désarmant !
94Marie-Hélène Brousse — Lacan disait « j’ai cinq ans d’âge mental », rappelait Jacques-Alain Miller.
95François Leguil — Comment expliquez-vous sa certitude quand il lit Mein Kampf ? C’est presque le seul homme politique de ce niveau qui sait immédiatement qui est Hitler.
96François Kersaudy — C’est à nuancer. Jusqu’à ce que Hitler arrive au pouvoir, il pensait pouvoir le rencontrer et, comme il l’a fait avec Staline par la suite, l’influencer.
97Serge Cottet — C’est cela, il y a une contradiction.
98François Kersaudy — Il savait qu’une bonne partie de Mein Kampf n’était pas de lui et je ne suis pas sûr qu’il ait tout de suite pris cela si au sérieux. Maintenant, on interprète les choses parce qu’on sait ce qui s’est passé depuis, mais sur le moment.
99Serge Cottet — Il était sensible à l’antisémitisme à cette date-là ?
100François Kersaudy — Churchill était un philosémite, ce qui le distinguait de beaucoup de membres du parti conservateur. Il avait beaucoup d’amis juifs ; l’entreprise des Juifs en Palestine lui semblait romantique et héroïque, et pour lui tout ce qui était héroïque était bien. Il avait rencontré, parmi les plus décorés pendant la Grande Guerre, et Archibald Sinclair, qui étaient juifs, et pour lui, il n’y avait personne au-dessus des gens qui s’étaient comportés héroïquement, sinon le Parlement et le roi. De plus, il ne comprenait pas qu’on pût en vouloir à quelqu’un qui ne vous avait rien fait. Churchill a écrit alors : « Cet homme qui charrie des torrents de haine, ne sera-t-il pas assagi par l’exercice du pouvoir ? » Il n’a peut-être pas vu tout de suite le mal absolu. Des dictateurs, il y en avait beaucoup. Il n’en voulait pas en Angleterre, mais il avait lui-même un aspect assez autoritaire. Il pouvait être très naïf. Pour lui, la psychologie, ça n’existait pas – surtout en temps de guerre !
101Marie-Hélène Brousse — Vous le dites bien dans votre ouvrage et on est plutôt d’accord avec vous : la psychologie n’est pas une science…
102François Kersaudy — Moins encore chez Churchill, parce qu’il crée le monde à son image. Prenez la biographie de Marlborough, ou la biographie de son père : ce sont des projections !
Dans les chaussures de Goering
103Marie-Hélène Brousse — Ce qui n’est pas le cas des vôtres.
104François Kersaudy — Non, j’essaie de me couler dans leurs chaussures pour voir ce que cela donne. C’est pour cela que je n’ai pas écrit la biographie de Staline.
105Marie-Hélène Brousse — Vous avez pourtant fait un petit tour du côté de l’enfer…
106François Kersaudy — Avec Goering, oui !
107Nathalie Georges-Lambrichs — Par quel hasard ?
108François Kersaudy — Ce n’était pas prévu, mais c’était une façon de revisiter le iiie Reich sous un angle inattendu. Je me suis aperçu que c’était un incroyable repère de truands - « une boîte de scorpions », aurait dit le général de Gaulle…
109François Leguil — C’était la version de Brecht.
110François Kersaudy — Il avait raison. Cela prouve qu’il l’avait vu de l’intérieur. Mon premier contact avec Goering date de ma rencontre en 1974 avec l’aide de camp d’Hitler à Munich,
111François Leguil — Vous êtes germaniste ?
112François Kersaudy — Je l’étais devenu ; j’ai collectionné les langues, mais uniquement celles dont j’avais besoin – à la différence de mon père, qui en a appris 56 – et même 57 avec l’espéranto… Bref, je pose à Puttkamer, qui n’avait pas quitté Hitler entre 1939 et 1945, un certain nombre de questions. D’abord au sujet de l’invasion de la Norvège, qui m’intéressait au premier chef, puis à propos du livre de l’amiral Wegener, dont un historien britannique avait écrit qu’il était la « Bible navale » d’Hitler. Puttkamer m’a répondu en riant qu’Hitler n’avait pas de bible navale, que c’était un Autrichien qui avait peur de l’eau – et plus encore de l’eau salée. Sur ordre de son chef, l’amiral Raeder, Puttkamer avait lu à Hitler ce petit livre, sans parvenir à l’intéresser. Hitler lisait surtout des romans policiers à trois sous et des histoires de cow-boys et d’Indiens imaginaires – en plus d’innombrables livres sur l’architecture et la guerre. Je lui ai ensuite posé la question suivante : « Comment se fait-il que durant cette campagne de Norvège que les Allemands ont gagnée, la coordination entre la Marine, la Wehrmacht et la Luftwaffe ait été si mauvaise ? » Il a levé les bras au ciel et m’a dit : « Ça, Mein Herr, c’est Goering ! » Goering, alors, ne m’intéressait pas particulièrement, mais j’ai tout de même noté ces propos de Puttkamer : « On considérait à la Chancellerie que Goering ne prenait pas son antisémitisme au sérieux. C’était très mal vu ! »
113Marie-Hélène Brousse — Il n’y croyait pas.
114François Leguil — L’amant de sa mère était juif.
115François Kersaudy — L’amant de sa mère – le père de son frère et son parrain – était juif, il l’admirait et l’a vu jusqu’à son dernier jour. Son frère, qu’il adorait, était donc à moitié juif. Quand les amis juifs de sa deuxième femme ont été inquiétés, Goering les a sortis de prison et protégés. Pour lui, l’antisémitisme n’avait aucun sens. Mais il voulait être dans le ton du national-socialisme, donc il faisait de copieux discours antisémites – sans en croire un mot !
116François Leguil — Plus que cela, il a signé le texte sur la « solution finale ».
117François Kersaudy — Il faut faire attention. Hitler compartimentait. Il avait pour principe de ne dire aux gens que ce qu’ils devaient savoir, au moment où ils devaient le savoir. Le génocide, c’était entre lui, Himmler et Heydrich, personne d’autre dans les cercles dirigeants. Quiconque en savait trop disparaissait ou était limogé ; ses secrétaires, ses assistants et ses aides de camp ont témoigné que jamais devant eux, il n’avait mentionné les camps de la mort. En juillet 1941, quand Goering signe ce papier, on peut se demander pourquoi. Goering était déjà un truand depuis 1933. Quand bascule-t-il dans la truanderie criminelle ? Voilà un homme patriote, intelligent, physiquement courageux, chevaleresque, qui devient un assassin dès 1934, et puis le complice du pire des crimes contre l’humanité. Quand il signe ce papier, il est de passage à Berlin entre deux expéditions de recherche d’œuvres d’art. On lui apporte ce papier et on lui dit : « Voilà, le Führer veut que vous signiez cela. » Il le signe en tant que directeur du plan quadriennal. Pourquoi ? Parce qu’évidemment, il y a intérêt : les Juifs déportés abandonnent leurs biens. À qui vont revenir ces biens ? À lui ou au plan quadriennal…
118Marie-Hélène Brousse — C’était la même chose.
119François Kersaudy — Oui, le plan quadriennal, c’était lui ; le collectionneur compulsif aussi. Ce qui l’intéressait, c’était ce que l’on confisquait, à commencer par les œuvres d’art !
120Marie-Hélène Brousse — Vous croyez vraiment qu’il se serait opposé au génocide ?
121François Kersaudy — En l’absence d’Hitler, sans aucun doute : tuer tant d’innocents, ce n’était pas « chevaleresque », ni même utile. En présence d’Hitler, il ne s’est pas opposé au génocide parce qu’il était lâche. Il avait le service d’écoutes le plus perfectionné du Reich, il savait donc tout sur les camps de concentration. Mais ce qui s’y passait, il ne voulait pas le savoir.
122Pascale Fari — Vous dites : il n’a pas voulu savoir.
123François Kersaudy — Il n’a pas voulu savoir par la suite, mais quand il a signé ce papier, il ne pouvait pas savoir ce qu’impliquait l’euphémisme typiquement nazi de « solution finale ». Les réquisitions, l’exil, la déportation à l’Est, les travaux forcés ? Rien n’était encore fixé à l’été de 1941 ; il faut éviter les anachronismes…
124Marie-Hélène Brousse — Vous en faites un cas de quoi ? Vous nous avez parlé des troubles bipolaires de Churchill.
125François Kersaudy — Goering a été examiné deux fois par des psychiatres, une fois par les Suédois en 1926 et une autre en 1946 par les Américains. Sans se concerter, à vingt ans d’intervalle, ils sont parvenus à la même conclusion : grand courage physique, grande lâcheté morale.
126Marie-Hélène Brousse — Ce n’est pas un diagnostic, cela.
127François Kersaudy — Ce n’est pas si mal tout de même. Il avait une immense faille : quand il a rencontré Hitler, c’est devenu son dieu – il a abandonné tout esprit critique, toute réflexion indépendante. Le dieu de Churchill, c’était le Parlement et le roi – il a mieux choisi.
Quand l’événement rencontre la mentalité de l’époque
128Marie-Hélène Brousse — Vous avez une théorie, finalement : c’est votre idée du « moment de la rencontre déclenchante ». Comment articulez-vous cela à votre réflexion sur l’Histoire, ces moments cruciaux, ces hasards, ces rencontres historiques ?
129François Kersaudy — Ce n’est pas seulement la rencontre de l’homme et de l’événement, c’est la rencontre de la mentalité d’une époque et de l’événement. Le rêve de Churchill s’est réalisé à un moment où il était dos au mur ; il pouvait mourir, le danger l’attirait, il pouvait aussi faire de grandes phrases et être écouté. Entre les deux guerres, il discourait au Parlement, mais personne ne l’écoutait. En 1940, alors que les Anglais se préparaient à être envahis, les paroles de Churchill ont eu un effet fantastique : dès lors, les gens avaient honte d’avouer leur peur et devenaient courageux… par contagion, en quelque sorte. Churchill, lui, n’avait pas peur de la mort, il était fasciné par le danger, et l’idée de bien mourir, héroïquement, ne lui déplaisait pas.
130Serge Cottet — Il est mort dans son lit…
131François Kersaudy — Et dans quelles circonstances, c’est très curieux ! Lord Mountbatten était chargé des obsèques, qu’on attendait de longue date. Il y avait depuis dix ans un comité pour ces obsèques, dont les membres n’arrêtaient pas de mourir… Pour Mountbatten, avec sa rigueur germanique, il fallait que tout fût planifié. Mais il lui manquait la date ! Pour des obsèques nationales, l’exercice était difficile, d’autant que Churchill voulait quinze orchestres militaires, ce qui revenait à mobiliser pratiquement tous ceux du royaume à l’improviste.
132Marie-Hélène Brousse — Alors, comment a-t-il fait ?
133François Kersaudy — Il est allé voir le secrétaire de Churchill, Jock Colville, et il lui a demandé : « C’est pour maintenant ? » Churchill était dans le coma, mais son secrétaire a répondu : « Ne t’inquiète pas, il m’a toujours dit qu’il ne mourrait que le jour anniversaire de la mort de son père, et je crois que c’est exactement ce qu’il va faire. » Mountbatten, interloqué, l’a pris au mot, et le 24 janvier, jour anniversaire de la mort de son père, soixante-dix ans après, jour pour jour, heure pour heure, à huit heures du matin, Churchill est mort. C’est impressionnant, l’image de ce père ! Churchill était déjà inconscient depuis des semaines, mais bon…
134Marie-Hélène Brousse — C’est une performance !
135Serge Cottet — Une belle planification !
136François Kersaudy — Churchill a vécu une vie rêvée. Il n’arrêtait pas de traduire ses rêves en réalité. Cela influençait beaucoup les gens. Il avait même réussi à persuader de Gaulle, très sceptique, d’exécuter l’opération de Dakar, qui était mal conçue dès le début. D’autres, qui le pratiquaient davantage, comme ses chefs d’état-major, étaient un peu immunisés et savaient lui résister. Les historiens écrivent que Churchill a décidé ceci ou cela, mais c’est un malentendu : si le Cabinet de guerre n’était pas d’accord, si ses chefs d’état-major protestaient, si le roi refusait, s’il n’y avait pas de majorité au Parlement, rien ne se faisait. Churchill, ce n’était pas Staline – heureusement, du reste…
137Marie-Hélène Brousse — Préférez-vous écrire sur des héros lyriques et romantiques, ou sur des personnages de l’enfer ?
138François Kersaudy — Ni l’un ni l’autre. J’aime comprendre comment les choses se produisent. Comment un héros de la Grande Guerre, brave, chevaleresque et idéaliste comme Goering, a-t-il pu basculer dans la plus abominable truanderie ? Comment a-t-il pu devenir une sorte de satrape grotesque et de politicien dévoyé ?
139Marie-Hélène Brousse — Pour Churchill, quelle question vous êtes-vous posée ?
140François Kersaudy — Avec lui, il n’y a pas un moment où les choses ont basculé. Du début jusqu’à la fin de sa vie, il est resté le même, en public et en privé. J’ai voulu comprendre comment on peut être Churchill, ave ses qualités comme avec ses défauts, les unes aussi démesurées que les autres.
141Marie-Hélène Brousse — Très travailleur…
142François Leguil — Homme de culture…
143François Kersaudy — Self made man, c’est un autodidacte, il n’a jamais fréquenté l’université, et il n’a pas aimé ce qu’on lui enseignait au collège.
144Serge Cottet — Comment a-t-il appris le français ? Il ne le parlait pas très bien, mais il était francophile.
145François Kersaudy — On l’a envoyé plusieurs fois en France et en Suisse, et il s’est mis à parler son français churchillien, avec les résultats que vous connaissez. Il n’avait pas peur de se lancer à l’assaut du français, mais il le comprenait mal – contrairement à de Gaulle, qui comprenait bien l’anglais, mais ne voulait pas le parler, parce qu’il craignait de commettre des impairs.
146Marie-Hélène Brousse — Pour Churchill, la barrière du ridicule n’était pas un problème.
147François Kersaudy — Tout au contraire. « Est-ce que je vous fais de la peine quand j’assassine vos gendres ? » [5], dit-il au préfet des Alpes-Maritimes…
148François Leguil — Vous l’avez cité : « L’Histoire, en promenant sa lampe vacillante sur les chemins du passé, ne jette qu’une faible lueur sur les passions des jours révolus. » [6] Êtes-vous biographe pour ne pas être historien ?
149François Kersaudy — C’est une bonne question. Je n’ai pas écrit que des biographies ! Ce sont les petites causes qui me passionnent dans la grande Histoire et dans la petite. J’ai écrit un livre qui s’intitulait Les jeux de la guerre et du hasard [7] : l’action se déroulait en Norvège ; pendant la Grande Guerre, il ne s’était rien passé en Scandinavie… d’un seul coup, en 1940, tout le monde se retrouve en Norvège et y combat. Pourquoi ? C’est ce à quoi je ne trouvais d’explications dans aucun livre. Je me demandais par quel enchaînement extraordinaire on en était arrivé à se battre férocement pour un lieu stratégiquement improbable. J’ai fini par penser, comme les Hindous, que le hasard est la règle qui voyage incognito. C’est un enchaînement de petits fils insignifiants en eux-mêmes. En même temps, il y avait le minerai de fer ; Churchill débarque à l’Amirauté en septembre 1939 avec l’idée que les Allemands dépendent du minerai de fer de Laponie. Donc, si on prend le port de Narvik, on interrompt le transport de minerai de fer vers l’Allemagne en décembre ou en janvier 1940, et il n’y aura plus besoin de mener une guerre au printemps. Mais son plan n’a été exécuté qu’en avril, et à ce moment-là, le fer pouvait passer par l’autre côté, par la Baltique. L’expédition était devenue inutile, mais comme on l’avait planifiée, on l’a lancée ! À cause de cette malheureuse campagne, Chamberlain est tombé et Churchill est arrivé au pouvoir : une catastrophe qui crée un miracle. Churchill n’avait vécu que pour cela : pendant la Première Guerre mondiale, son rêve était de devenir Premier Ministre ; comme le destin l’a favorisé outrageusement, il l’a été pendant la Seconde…
150Marie-Hélène Brousse — Voilà, il l’a été.
151François Kersaudy — Avec les conséquences que vous avez pu voir. J’ai souligné le côté lyrique de ses Mémoires de Guerre : les choses ne se sont pas passées exactement comme il l’écrit, mais c’est une épopée moderne unique en son genre – avec la fascination qu’exerce la belle phrase sur l’auteur comme sur le lecteur…
152Marie-Hélène Brousse — Sur vous aussi, j’imagine, non ?
153François Kersaudy — Oui, mais j’aime surtout que l’on ait dit de Churchill : « Il a mobilisé la langue anglaise et l’a envoyée au combat » – la langue… et le peuple !
Notes
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[*]
Cet entretien a été réalisé par Marie-Hélène Brousse, Serge Cottet, Pascale Fari, Nathalie Georges-Lambrichs et François Leguil. Transcription : Michèle Simon. Édition : François Kersaudy, François Leguil et Nathalie Georges-Lambrichs.
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[1]
Cf. Manchester W., Winston Churchill, Paris, Robert Laffont, coll. « Notre époque », 1985.
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[2]
Cf. Kersaudy F., Lord Mountbatten, Paris, Payot, coll. « Biographie Payot », 2006.
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[3]
Cf. Kersaudy F., Le monde selon Churchill, Paris, Tallandier, 2011.
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[4]
Churchill W., « Un rêve », revue Commentaire, hiver 2010 & Libération n°9213 du 27/12/2010.
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[5]
En anglais, gender signifie le genre sexué.
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[6]
Cf. Kersaudy F., L’affaire Cicéron, Paris, Librairie Académiqentretempsue Perrin, 2005.
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[7]
Cf. Kersaudy F., Les jeux de la guerre et du hasard, Paris, Hachette, 1977.