Notes
-
[*]
Céline Menghi est psychanalyste, membre de la Scuola lacaniana de psicoanàlisi [slp].
Ce texte est une version de l’exposé présenté au congrès de la slp (Turin, 5 & 6 juin 2010). -
[1]
Ibsen H., Le canard sauvage, Turin, Einaudi, 1963, p. 109.
-
[2]
Ibid., p. 83.
-
[3]
Ibid., p. 47.
-
[4]
Ibid., p. 67.
-
[5]
Ibid., p. 73.
-
[6]
Cf. Miller J.-A., « Jacques Lacan et la voix », Quarto, n° 54, juin 1994, p. 47-52.
-
[7]
Cf. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 243-258.
-
[8]
Cf. Lacan J., « Discours à l’École freudienne de Paris », Autres écrits, op. cit., p. 261-281.
-
[9]
Miller J.-A., La politique lacanienne. 1997-1998, édité par l’ecf, 2001, p. 71.
-
[10]
En italien, lì équivaut au là français – c’est ce qui permet le jeu de mots entre le lì et le li chinois [ndt].
-
[11]
Mille li correspondent à 360 km.
-
[12]
Cf. Sun-Tzu, L’art de la guerre, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2005.
-
[13]
Lacan J., Le Séminaire, livre xviii, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2007, p. 53.
-
[14]
Cheng F., Vide et plein, Paris, Seuil, coll. Points Essais, 1991, p. 75.
-
[15]
Ibid., p. 109.
-
[16]
Le rossignol est un crochet pour forcer les coffres-forts.
-
[17]
De Laozi, Le Livre de la Voie et de sa vertu, Paris, Desclée de Brouwer, coll. Les carnets, 2010.
-
[18]
Emprunté à une interview de François Cheng par L’Âne, n° 48, 1991, à propos du texte de Laozi, Le Livre de la Voie et de sa vertu, op. cit.
1Canard :
2Morceau de sucre trempé dans le café de mon arrière-grand-mère ;
3Canard dans la voix ;
4Bombardement.
5Le canard peut être sauvage et muet aussi, il résiste aux intempéries, mange peu, se lie profondément, migre.
6Ibsen : « J’ai aimé cette enfant de manière indicible. J’étais indiciblement heureux, chaque fois que je rentrais dans mon pauvre salon et qu’elle courait à ma rencontre, ses yeux doux et un peu brillants. Oh fol ingénu que j’étais ! Je l’aimais indiciblement ; et je m’imaginais qu’il en était indiciblement de même pour elle », dit Hjalmar, le père de Hedvig [1].
7Hedvig « peut commettre toutes sortes de bêtises, […] elle a la mauvaise habitude de jouer avec le feu à cause de la puberté, elle pourrait se sacrifier pour son père jusqu’au suicide » [2].
8Seul personnage sympathique à Ibsen, elle incarne l’intégrité et la vérité.
9Noyau du drame, le canard sauvage caché dans une corbeille sur la scène, invisible au public mais toujours présent, incarne les illusions trahies.
10Blessé, il coule jusqu’au fond : « C’est toujours comme ça, les canards sauvages. Ils s’enfoncent… jusqu’au bout, […] ils s’agrippent aux herbes et aux algues… et toutes ces diableries qu’il y a au fond. Et puis ils ne remontent plus jamais en surface », dit le père de Hjalmar. « Mais votre canard est remonté, lieutenant Ekdal » [3], réplique Gregers, fils du commerçant Werle, dont la mission est de réclamer « le tribut aux exigences de l’Idéal » [4] et dont « la maladie au corps » est la fièvre de justice [5] par laquelle il libère du mensonge, entraînant par là même tout le monde dans l’abîme.
11L’idée de demeurer en silence pendant dix minutes m’a effleurée. Dans son concert muet, 4’33’’, John Cage joue le « non-silence ». Le silence absolu n’existe pas, dit-il, il y a les bruissements de la vie.
12Silence : tel est le prêche jamais prononcé du Bouddha, fleur à la main. Toujours aphone : telle est la voix, le reste muet, toujours présent, comme le canard.
13On parle, on fait des colloques, dit Jacques-Alain Miller, pour faire taire la voix [6]. La passe a deux faces : celle de la clinique [7] – rien à redire –, et celle qui en soulève l’enjeu institutionnel [8] – scandale, brassage des pouvoirs, évoquant la situation de la psychanalyse en 1956 [9].
14Les dix minutes de silence auraient mis en évidence les conséquences de cet enjeu : une école qui laisse l’ae seul, en silence.
15La condition de l’acte est la solitude, mais même pour qui se suicide, l’Autre dont il se sépare radicalement est nécessaire – ne serait-ce que parce qu’il parlera de lui. On présume, toutefois, que l’ae, lui, parle car quelqu’un a envie de l’écouter.
16La passe a constitué la conséquence nécessaire d’une expérience : « la seule » devient « seule », pour y être, pour être là, là où je devenais seule.
17Là [10] où le hasard tombe à cause de l’impossible, évoque le mot chinois [li], sans l’accent : li comme la fatigue des mille li – unité de mesure [11] dans L’art de la guerre de Sun-Tzu [12] ; li comme le gain, le profit, Lacan dit « cause » ; en chinois li, eri [13], c’est-à-dire « cause », seulement cela, sans aucun doute « cause » ; li comme lignes à l’intérieur des choses [14], souffles vitaux [15] ; li comme veines, texture, virtualité intérieure du bambou ou bien inconstance des formes des nuages dans la peinture chinoise selon Shitao.
18Ce là, où l’on a décidé d’être, d’y être, coïncide avec le désir de l’analyste, un là où l’installation prétendue de l’analyste se vide, suspendue au sismographe qui en indique l’aménagement jamais accompli cas par cas, séance après séance, en une précarité inconfortable et vivante, un là où l’interprétation trébuche dans le silence et repose sur le point opaque du savoir.
19« La parole est une clef, mais le silence est un rossignol » [16], écrit Gesualdo Bufalino.
Un rêve
20Des cercles concentriques dans l’eau. Un enfant se noie. Je plonge. Je l’attrape mais il me glisse entre les mains. Je crie, mais ma voix fait un canard – un couac. Je l’attrape à nouveau, mais mes mains lui glissent autour du cou. Je serre, mais je l’étrangle. Il est désormais entre deux morts, il n’y a qu’à le laisser s’en aller.
21Je me réveille, sans angoisse. Le canard va jusqu’au fond, mais un souvenir remonte en surface.
22Je vais en France avec mon père et ma mère pour visiter ma famille maternelle. J’ai deux ans et à l’embouchure d’un tunnel qui marque la frontière, je m’exclame : « J’ai perdu canard ! » Mes parents exultent devant la mémoire indicible de leur fille aînée. L’année passée, au même endroit, j’avais laissé tomber mon petit canard en peluche.
23Le canard sauvage, noyau du drame toujours présent, c’est la petite fille symptôme du couple, qui se fait raconter plusieurs fois de la douce voix de sa mère l’histoire du J’ai perdu canard ! : « Dis-le bien, juste comme moi je l’ai dit ! Vas-y, encore une fois ! » C’est le beau petit canard qui deviendra l’adolescente tourmentée.
24À table, les grands parlent en premier, puis les enfants, une langue étrangère les excluant parfois de la conversation des parents. On ne discute pas, il est difficile de défendre ses idées. Alors on voile. On détourne. On fait comme on peut, comme dans toutes les familles, mal, dans la tempête des pulsions qui précipitera l’un de nous dans le risque.
25La douce voix de ma mère un jour se transforme en voix qui me vole mon corps, alors que la voix de mon père se soustrait, fait un couac, un canard – la jouissance se fixe. L’imaginaire fleurit en images par lesquelles je paie mon tribut aux exigences de l’idéal et à la beauté – tunique de Nessus tissée d’amour et de mort.
26Je capture les inflexions de la voix, j’épie les regards et, vu que je ne parle pas, j’écris – tout ce qui tombe de la parole et du langage. Quand l’opacité résiste, je dessine des visages de femmes derrière de lourds barreaux, je fais de la provocation en les exposant tel le manifeste d’une solitude incomprise, imprenable. L’héroïne incomprise conserve le secret de la jouissance et enterre son histoire dans le brouillard du refoulement, tel un vaisseau fantôme.
27L’enfant entre deux morts qui va jusqu’au fond est le canard / objet agalmatique / enfant / femme, femme aimantée par le sans-limite, et aussi affectée par cette maladie du corps, qui, si elle n’était pas la fièvre de justice, était à tout le moins la passion de la vérité. Lacan parle de « fugue dans les maladies impossibles », quand le sujet ne vient pas à bout de la mort.
28Les ae se répètent, disait quelqu’un.
29Venir à bout de la mort, ce n’est pas se réconcilier, mais resserrer les cercles autour de l’opacité de la jouissance, tour après tour, chaque fois que la trace laissée par le canard perdu à jamais, trace du secret oublié, cause le sujet de l’inconscient.
30Dire du côté de l’inconscient ne suffit plus, aujourd’hui, c’est du côté du Tao que nous trouvons comment faire pour que l’inconscient encore parle. Il n’y a pas de nom de l’analyste, mais il y a le Tao de l’analyste.
32La voie est la voix, dans le sens du Tao, avec Lacan, avec Cheng, avec Laozi [18]. Le Tao, qui est faire et parler, un faire qui parle – depuis là, de là où la voix fait un couac, un canard, tombe, est aphone, se détache du savoir inconscient pour faire retour sur le sujet. La corbeille, toujours présente, est en réalité vide, il ne reste que la trace du canard, qui désormais n’est plus incarnation ni cible de l’idéal. C’est peut-être cela le « vide médian qui agit » entre faire et parler, là où coule et s’écoule le li.
Notes
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[*]
Céline Menghi est psychanalyste, membre de la Scuola lacaniana de psicoanàlisi [slp].
Ce texte est une version de l’exposé présenté au congrès de la slp (Turin, 5 & 6 juin 2010). -
[1]
Ibsen H., Le canard sauvage, Turin, Einaudi, 1963, p. 109.
-
[2]
Ibid., p. 83.
-
[3]
Ibid., p. 47.
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[4]
Ibid., p. 67.
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[5]
Ibid., p. 73.
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[6]
Cf. Miller J.-A., « Jacques Lacan et la voix », Quarto, n° 54, juin 1994, p. 47-52.
-
[7]
Cf. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 243-258.
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[8]
Cf. Lacan J., « Discours à l’École freudienne de Paris », Autres écrits, op. cit., p. 261-281.
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[9]
Miller J.-A., La politique lacanienne. 1997-1998, édité par l’ecf, 2001, p. 71.
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[10]
En italien, lì équivaut au là français – c’est ce qui permet le jeu de mots entre le lì et le li chinois [ndt].
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[11]
Mille li correspondent à 360 km.
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[12]
Cf. Sun-Tzu, L’art de la guerre, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2005.
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[13]
Lacan J., Le Séminaire, livre xviii, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2007, p. 53.
-
[14]
Cheng F., Vide et plein, Paris, Seuil, coll. Points Essais, 1991, p. 75.
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[15]
Ibid., p. 109.
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[16]
Le rossignol est un crochet pour forcer les coffres-forts.
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[17]
De Laozi, Le Livre de la Voie et de sa vertu, Paris, Desclée de Brouwer, coll. Les carnets, 2010.
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[18]
Emprunté à une interview de François Cheng par L’Âne, n° 48, 1991, à propos du texte de Laozi, Le Livre de la Voie et de sa vertu, op. cit.