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Article de revue

Garden party à Chengdu dans le Sichuan

Pages 209 à 211

Notes

  • [*]
    Marga Auré est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
  • [1]
    Dai Sijie a écrit Balzac et la petite tailleuse chinoise, publié aux éditions Gallimard. Il a obtenu les prix Edmée de la Rochefoucauld et le prix Roland de Jouvenel, en 2000. Le complexe de Di, publié aux éditions Gallimard, a reçu le prix Femina en 2003.

1Alors que la métropole réduisait le faste républicain, en annulant la traditionnelle garden-party élyséenne du 14 juillet pour convertir un peuple dépensier à l’exemplarité de l’austérité budgétaire et gouvernementale, la France en Chine – guidée par la sagesse orientale ? – conçut les choses différemment.

2À Chengdu, dans la province très éloignée du Sichuan, dans le Sud-Ouest de la Chine, le consul général de France, homme raffiné, considéra que cette garden-party constituait un temps fort pour les Français résidant si loin de leur pays. Nul besoin, pour autant, de cour ni de pompe : des amis de la France, des amoureux de la culture française étaient invités à se retrouver dans les salles et les jardins de la Maison des arts de Chengdu, où l’atmosphère était aux antipodes de la conversation mondaine. Au pied de l’édifice, on marchait au bord d’un petit lac gris bleuté où la brume condensée par la chaleur caniculaire conférait au lieu une ambiance solennelle.

3Dans la lourdeur humide des débuts de la mousson, la fraîcheur des sourires allégeait l’atmosphère. Proche du lieu – il n’est que de traverser le parc –, se trouvait un sanctuaire de la poésie chinoise : les ruines bucoliques de la chaumière où vécut Dufu [712-770], l’un des plus grands poètes chinois de la dynastie des Tang, étaient admirées par une foule qui se fondait dans les nuances complexes du vert des arbres aux multiples essences, l’humidité, le bruit de l’eau, les pierres et les bonzaïs.

4C’est sur la terrasse du lac – la lumière du jour déclinait – que j’ai rencontré Dai Sijie, 戴傑傑 ; étonnante rencontre pour un analyste, un 14 juillet à Chengdu, que celle de l’auteur du Complexe de Di, qui vous parle de psychanalyse et de sa passion pour Lacan [1]. Envoûté par la culture française, il rêve en chinois, mais il transcrit ses rêves dans un français poétique dont il partage la langue avec une troublante douceur.

5Dans sa jeunesse, Dai Sijie a connu les camps de rééducation, non loin du lieu où nous nous trouvions à ce moment précis, dans les montagnes du Sichuan. C’était la période obscure de la Révolution culturelle, durant laquelle ses parents, médecins, entachés de bourgeoisie, avaient été incarcérés. Il ne put retourner dans sa région natale qu’à l’âge de vingt ans et demeura exilé, à quelques milliers de kilomètres de sa province, sur la côte Est de la Chine – à Putian dans le Fujian, où il commença des études d’histoire de l’art chinois qu’il poursuivit à l’université de Beijing à Pékin. Plus tard, obtenant une bourse d’étude à l’étranger, il se lança vers l’aventure et choisit la France. La France comme lieu de formation, captivé qu’il est par la langue de Voltaire et de Molière. Il y arrive en 1984, entreprend des études de cinéma, devient réalisateur. C’est Chine, ma douleur, en 1989 – son premier long métrage qui reçoit le prix Jean Vigo ; et c’est Balzac et la petite tailleuse chinoise, en 2000. On connaît ses autres films : Le mangeur de lune, Tang le onzième, Les filles du botaniste. Si Dai Sijie continue de filmer en France, c’est que la Chine lui interdit de s’exprimer dans son pays natal. Reste la langue maternelle. Résidant en France, il peut alors retourner en Chine populaire – et en sortir. Il fait aujourd’hui partie des poètes qui nourrissent et vitalisent la culture chinoise de l’extérieur. Tout comme lui, d’autres intellectuels ne peuvent s’exprimer à l’intérieur de leur pays.

6Le rapport de Dai Sijie à l’écriture n’est pas simple, marqué par l’éloignement de la langue et un perpétuel exil. C’est en concevant ses scénarios cinématographiques qu’il prit goût à la langue française, qu’il s’appropria soigneusement. L’écrit est au service de son imaginaire cinématographique, jusqu’à ce que l’image en mouvement vienne, finalement, l’annuler dans un dialogue chinois.

7Dai Sijie m’avoue que le travail d’écriture constitue pour lui toujours un accouchement dans la douleur – dans la douleur, inlassablement –, alors que son rapport au regard instaure une respiration plus facile et directe, moins angoissante. Ce 14 juillet 2010, Dai Sijie souhaitait me dire, entre rires et sourires, que rien n’est plus éloigné de la pensée d’un Chinois que la psychanalyse. Fouiller en soi-même est à l’opposé de l’impulsion orientale qui pousse vers l’action. « Rien de plus surprenant que de regarder un Chinois se pencher sur soi-même et se demander pourquoi il fait les choses qu’il fait, pour qui il les fait et ce qui le motive à faire ça. » Dans la pensée orientale demeure l’évocation magique du sujet œuvrant sous l’influence des ancêtres, le tenant à distance du sujet lacanien – toujours responsable. Le sujet vit avec ses ancêtres – ce qui lui procure un fort sentiment d’attachement au groupe, au collectif… Ces ancêtres se manifestent – encore – comme un Autre bienfaiteur qui protège, rassure et veut le bien du sujet, mais aussi comme un Autre qui peut le punir et le déranger par ses pouvoirs maléfiques. Ainsi, il s’agit toujours d’apaiser cet Autre par des rituels, des cadeaux et des cérémonies. Dans cet ordre de choses, les interpréteurs de rêves, les décodeurs des messages de l’au-delà sont légion en Chine.

8Inspiré par les poètes Tang, interprètes des légendes et des mythes chinois, Dai Sijie raconte, dans Le complexe de Di, avec la drôlerie qui caractérise sa prose, des scènes de la vie quotidienne chinoise, des humbles qu’il rencontre sur son chemin : souvenirs de Brueghel l’ancien, veine picaresque du Lazarillo de Tormes, retrouvés ? Muo est le héros du Complexe de Di : psychanalyste qui observe une Chine transformée, méconnue – et qui écoute les angoisses des êtres qui assistent, hypnotisés, à la métamorphose de leur pays titanesque, étrangement si proche et si inquiétant. Ces deux regards se superposent. Muo note dans son carnet les Witz des personnes qu’il rencontre, se fait l’interprète de leurs rêves – entre le comique et le tragique. Le « Chevalier Muo » est un apôtre de l’inconscient qui lutte pour freudianiser les Chinois rencontrés sur les routes sillonnant la prodigieuse, mythique et incroyable Chine, tel un Don Quichotte luttant contre les moulins à vents de la Mancha.

9La nuit tombée, nous nous sommes quittés. Nous poursuivrons la conversation à Paris, loin de Chengdu.

Notes

  • [*]
    Marga Auré est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
  • [1]
    Dai Sijie a écrit Balzac et la petite tailleuse chinoise, publié aux éditions Gallimard. Il a obtenu les prix Edmée de la Rochefoucauld et le prix Roland de Jouvenel, en 2000. Le complexe de Di, publié aux éditions Gallimard, a reçu le prix Femina en 2003.
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