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Article de revue

L’ae en exercices

De l’ae en exercice à l’exercice de la psychanalyse, ou l’audace d’un saut

Pages 34 à 38

Notes

  • [*]
    Bernard Seynhaeve est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
  • [1]
    Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire xi », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 572.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris viii, leçon du 8 avril 2009, inédit.
  • [6]
    Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire xi », op. cit.

De l’ae comme gymnaste

1Dans mon titre, j’ai écrit exercices, au pluriel, pour mettre en évidence quelque contraste que je perçois, maintenant, de manière peut-être un peu plus sensible, entre l’ae en exercice et l’exercice de la psychanalyse, le psychanalyste-ae. Il s’agira notamment de formaliser un jump osé, risqué, que je situe, là, entre l’ae et celui qui exerce la psychanalyse. Lacan formalise ce jump dans la question même qu’il pose aux psychanalystes dans sa « Préface… » : « La question reste de ce qui peut pousser quiconque, surtout après une analyse, à s’hystoriser de lui-même. » [1] S’hystoriser : oser formaliser avec du semblant la fin de son analyse – témoigner donc. Mais ce néologisme interroge, dans le mouvement même de sa question : comment, à celui qui s’y risque, « peut lui venir l’idée de prendre le relais de cette fonction ? » [2] Comment, de s’hystoriser, quelqu’un peut-il s’autoriser de lui-même ? Je voudrais vous parler de cela, de ma manière à moi : comment je tente de me débrouiller avec mon emberlificotage du passage à l’analyste.

2Je dois mon titre à mon contrôleur, vous comprendrez pourquoi.

3Être analyste, peut-être ai-je cru un peu vite que cela allait de soi lorsqu’on vous met « des bagues » [3], comme le dit Lacan. Aussi voulais-je témoigner de cette difficulté, de ce différentiel, de cet abîme qui s’est ouvert devant moi et qui nécessitait un jump : faire ce pas, y aller. Est-ce parce que j’ai pu dire quelque chose du désir de l’analyste dans ma propre cure ? est-ce parce qu’un jury l’a entendu et a décidé de nommer l’ae, que je me suis autorisé à exercer la profession ? « Nommer quelqu’un analyste, personne ne peut le faire, dit Lacan, et Freud n’en a nommé aucun » [4]. Aucun jury n’autorise quiconque à porter le titre de psychanalyste. Personne ne se nomme psychanalyste – même si l’on s’y autorise.

4De l’ae en exercice à l’exercice de la profession de psychanalyste, il y a un saut que j’ai accompli et dont il me faut rendre compte. Avant d’y venir, tentons d’abord de cerner de plus près ce qu’il en est du désir de l’analyste.

Du désir de l’analyste comme opérateur de séparation

5Dans son cours « Choses de finesse… », Jacques-Alain Miller indexe le désir d’un moins : « Le désir ne se comprend […], dit-il, qu’articulé à un manque […]. Le désir comporte une négativité essentielle. » [5] Cette précision éclaire pour moi ce qu’il en fut de l’objet voix dans ma cure. J’ai eu l’occasion de mettre l’accent sur la fonction du silence de l’analyste. Le silence constitua dans ma cure un opérateur essentiel et je le considère comme ayant été l’interprétation fondamentale de la cure. À la fascination du sens produit par l’association libre s’opposait le silence de l’analyste. Le silence de l’analyste creusait l’espace entre les signifiants de la chaîne et entravait les effets de sens. En s’intercalant dans l’articulation signifiante de l’analysant, le silence insistant de l’analyste défaisait le sens.

6Pourtant, ce silence de l’analyste ne faisait que rendre plus insistante la présence de l’analyste, ne faisait que le vivantiser. La présence des corps en jeu dans le lien analytique était singulièrement sensible. À la fin de la cure, le silence s’accordait à sa présence. Les bruits, tous ces bruits de corps, d’ordinaire à peine perceptibles, occupaient tout l’espace. Il ne restait plus que la pure présence de deux êtres dans un contexte où la chaîne signifiante s’était épurée du sens et s’était réduite à l’objet voix. Le silence interprétait fondamentalement : « Tout ce que vous dites n’est que semblant. » Deux corps se rencontraient, ils se serraient la main, l’un s’allongeait, ils ne se disaient plus rien, finalement, qui ait du sens, puis ils se séparaient jusqu’à la semaine suivante. Mais l’analyste était là, bien là, vivant, présent. La présence réduite aux corps était ce qui dominait ces instants.

7C’est sur le fond de ce silence qu’une interprétation – il n’en fallut plus alors qu’une seule – a permis que se révèle cette vanité du sens, la jouissance de la parlotte. C’est alors que le roman familial s’est révélé semblant tragi-comique. Dans cette vacuité, que je situe entre les signifiants de la chaîne de l’association libre, le désir de l’analyste est l’opérateur qui sépare radicalement l’Un de l’Autre. C’est grâce à cette expérience de la vanité du sens – parce que la croyance en un savoir supposé sur le sens du symptôme a capitulé, parce que le savoir n’a plus pour horizon la promesse d’un S2 – qu’un rapport nouveau au savoir a pu s’instaurer.

Du transfert chamboulé par l’expérience du réel

8Un nouveau rapport au savoir. Certes, ce nouveau rapport au savoir est, encore et toujours, une élaboration signifiante qui tente de rafistoler les choses avec du semblant. Mais le grain à moudre est autre. Il ne s’agit plus du grain de l’hystoire, mais de l’effort d’en dire un peu plus sur le réel singulier qui anime l’être et, cette fois, grâce à un transfert renouvelé. Car le transfert, certes, a été chamboulé, mais il est resté vivant. C’est de ce transfert chamboulé par l’expérience du réel que je voudrais rendre compte.

9L’expérience subjective de la fin eut en effet quelques conséquences. Et ces conséquences sont le résultat de la succession des actes que j’ai posés lorsque je me suis approché du centre de gravité du sinthome. Ainsi mon transfert à l’École, de laquelle, pourtant, je suis membre depuis bien avant ma nomination, ce transfert s’est trouvé touché, modifié dans l’opération. En ce qui me concerne, intimement, j’étais aspiré par la passe. Je devais la faire. Or, l’acte de la passe, dont la conséquence fut la nomination, modifie le rapport à l’Autre. C’est une lapalissade. À cet égard, ce lien amoureux à l’École s’écrit pour moi avec la conjonction de coordination qui relie le « c’est fini » – proféré à la fin de la cure – à la passe. Cette conjonction est le donc dont j’ai eu l’occasion de parler : « C’est fini, donc la passe ». Ce donc est un oui à l’École ; il est un oui vibrant à la psychanalyse lacanienne. C’est mon oui à moi. Ce jump, s’il s’inscrit dans la dimension de la contingence, s’inscrit tout aussi bien dans la dimension de la nécessité : il était vital pour moi, comme il l’est pour la psychanalyse. Il est aussi un oui à la poursuite de mon analyse : mon analyse, certes, mais pas sans l’École, dont je me suis aperçu récemment seulement qu’elle était devenue le signifiant de mon transfert.

10Ce transfert nouveau à l’École, je ne le conçois pas moins sans une nouvelle supposition de savoir. Pour autant, je ne m’exténue plus à donner sens aux rencontres contingentes de mon histoire passée. Bien sûr, je rêve encore, des signifiants émergent toujours qui poursuivent mon analyse, mais peut-être suis-je plus attiré, intéressé maintenant par de nouvelles rencontres et par le savoir susceptible d’en advenir. Ce savoir désormais s’invente dans le contexte d’une solitude de l’Un sans l’Autre.

Au dire oui donc

11Et si je poursuivais mon raisonnement, ne faudrait-il pas parler aussi d’un autre transfert encore ? Il n’y a pas qu’à l’École que j’ai dit oui. J’ai dit oui à autre chose encore. Un oui dont il faut que je vous parle maintenant. J’ai en effet décidé de recevoir en cabinet. Certes, je le fais depuis quelques années déjà, mais quelque chose s’est produit à l’occasion de ce passage à l’ae. Une question ne cesse pas de me hanter, celle de Lacan quand il écrit : « interrogeons comment quelqu’un peut se vouer à satisfaire ces cas d’urgence ? » [6]

12C’est sur le tard que je me suis « installé » analyste. Je n’avais pas pensé que mon destin serait celui-là. Je m’étais longtemps refusé à exercer la profession de psychanalyste. « Je ne serai jamais psychanalyste », m’étais-je entendu proférer dans le cours de mon analyse. C’était bien sûr une dénégation. J’exerce la profession de psychanalyste depuis quelques années. Au début, j’éprouvais de la crainte et de la culpabilité. « De quel droit ? », m’interrogeais-je.

13La fin de l’analyse, la passe et la nomination ont chamboulé ces pensées. Il était pour moi devenu indispensable de faire cette offre, d’occuper cette place impossible, comme le remarque Freud. Il devenait urgent de faire cette offre à laquelle peuvent s’articuler des demandes. C’était une nécessité. Un autre transfert s’est donc installé. Un transfert dont je n’ai toujours pas dit un mot. Le transfert, privé celui-là, dans le cadre du contrôle. Ce transfert mis en place avec mon contrôleur, qui s’est installé pendant la cure analytique, ne s’est pas interrompu avec la passe et ma nomination. Il s’est au contraire renforcé, modifié.

14L’expérience de la solitude éprouvée dans ma cure – cette solitude qui se déduit de la découverte de la fascination du sens dans la construction du conte familial, de son lien au corps, de la jouissance qui s’éprouve, de la « nature de semblant » du savoir produit, et, par conséquent, finalement, de la solitude de l’Un sans Autre comme garantie, de l’Un laissé seul, sans l’Autre –, cette expérience-là, qui s’est formalisée pendant la passe, a permis qu’une interprétation qu’avait faite mon contrôleur au tout début de nos rencontres fasse mouche après dix années de contrôle.

15Mon contrôleur m’avait dit une fois – peut-être, pensais-je, pour m’enlever quelque illusion, peut-être, pour mettre à l’épreuve ce désir fou : « Diriger une institution, c’est une expérience, mais ce n’est pas l’expérience de la solitude de l’acte. Directeur d’une institution, même si celle-ci se réfère à Freud et à Lacan, ce n’est pas être psychanalyste. »

16L’interpellation de mon contrôleur a inauguré un transfert d’une autre nature que celui qui s’était instauré avec mon analyste. Il fallait en effet que je tire cette phrase au clair. Je suis donc resté en contrôle chez lui et j’ai poursuivi mon analyse par ailleurs. Cette phrase, difficile à entendre pour moi, prononcée dès les premiers entretiens, est restée gravée dans le marbre sans que j’en saisisse la portée. Elle faisait écho à cette autre phrase prononcée dans le dispositif analytique : « Je ne serai jamais psychanalyste ».

17Avec la passe, longtemps après coup, l’interprétation de mon contrôleur donna quelque écho à cette phrase de Lacan dans sa « Préface… » : « Nommer quelqu’un analyste, personne ne peut le faire et Freud n’en a nommé aucun ». La solitude de l’Un ne permet aucune garantie de l’Autre. Faire offre de psychanalyse constitue un saut dans le vide.

18Pas de leçon, donc, à attendre du contrôle. Pas de mythe à construire. C’est de l’audace de l’acte analytique qu’il s’agit, des surprises, des inattendus, d’un acte analytique dont l’empan ne se mesure qu’après coup dans l’espace singulier du contrôle. Seul, il faut mouiller sa chemise. Le contrôle s’inscrit ainsi dans l’exigence d’une vérification après coup.

Notes

  • [*]
    Bernard Seynhaeve est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
  • [1]
    Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire xi », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 572.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris viii, leçon du 8 avril 2009, inédit.
  • [6]
    Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire xi », op. cit.
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