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Article de revue

Le mystère des congrès

Pages 185 à 188

Notes

  • [*]
    Mitra Kadivar est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
  • [1]
    Cf. Freud S., « Pulsion et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 19.
  • [2]
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 23-24.
  • [3]
    Petit Larousse : [persan chah], le roi.
  • [4]
    « Les enfants d’Adam font partie d’un corps
    Ils sont créés tous d’une même essence
    Si une peine arrive à un membre du corps
    Les autres aussi, perdent leur aisance
    Si, pour la peine des autres, tu n’as pas de souffrance
    Tu ne mériteras pas d’être dans ce corps. »
    (Trad. Mahshid Moshiri) Ces vers de Saadi, poète du xiiie siècle, figurent en persan et en anglais sur le fronton du siège des Nations unies à New York.

1Il me semble avoir entendu le nom de Freud depuis toujours, mais ce n’est qu’en 1978, en préparant ma thèse de médecine – une thèse sur le sommeil et le rêve –, que j’ai eu mon premier contact avec le texte freudien, dans la Standard Edition. Je ne me doutais pas, alors, que je ne sortirais jamais de cette thèse, ni de ces textes.

2Cette thèse, il n’y avait personne à l’université pour en diriger le travail. Sans que je le sache, c’était le début d’un très long chemin. Tout ce que Freud dit au sujet de la « résistance » et tout ce que Jacques Lacan appelle « je n’en veux rien savoir », je l’ai rencontré sur ma voie. Au bout de trente ans, je suis arrivée au je n’en veux rien savoir de plus de Jacques-Alain Miller. On peut quand même dire que j’ai fait un bout du chemin. Mais quand on n’a jamais voulu savoir, comment prétendre dire quoi que ce soit devant les autres, aux autres ?

3Je dois avouer que je n’ai jamais décollé du premier texte : L’interprétation des rêves. Comment le pourrais-je ? Fascination ou résistance ? Plutôt l’inertie de la jouissance. J’y suis, j’y reste, a dit J.-A. Miller. Alors je n’ai pas à dire à quel point je trouve un congrès inutile, pour ce qu’il en est de ma jouissance ; pour le savoir, je ne dis rien.

4Mais quand même, j’ai dû me mouvoir malgré moi durant ces trente ans ; c’était dans la logique des choses. Freud lui-même nous avait prévenus : « Vous tendez un doigt à la psychanalyse et elle vous avale toute la main ! » Alors je suis là, puisque Freud a exigé qu’il y ait des congrès – ce qui veut dire qu’ils ne sont pas si inutiles, aussi bien pour la jouissance que pour le savoir, apparemment. En tout cas, ils sont indispensables au niveau politique. On doit s’assembler en tant qu’on forme un groupe social, et faire quelque chose ensemble. Quelque chose qui soit aussi loin que possible d’une parade militaire ou de la prière en commun. On parle à tour de rôle. Est-ce tout ? Bien sûr que non.

5Pourtant je me suis toujours demandé comment les gens osaient parler de la psychanalyse devant Freud, dans un congrès. Pourquoi Freud exigeait-il des congrès et comment ses élèves osaient-ils ? C’est une colère et un rêve qui m’ont indiqué la réponse. Une réponse plausible. Il me faut faire un détour pour le dire, car le rêve lui-même est venu par ce même détour.

La poésie, reine

6Un écrivain a dit que les écrivains du xxe siècle étaient très mal lotis parce que tout a déjà été dit avant eux. C’est encore plus vrai au sujet de la poésie persane. Tout, absolument tout, a déjà été dit. Pourtant, chaque jour, on est témoin, avec émerveillement, de la naissance d’un nouveau poète de langue persane.

7Comment est-ce possible ? Et pourquoi recommencent-ils le chemin déjà parcouru par une centaine de géants ? Ma réponse à la deuxième question est qu’ils ne peuvent pas faire autrement. La poésie, en tant que reine des arts, n’est pas seulement une affaire des signifiants, et encore moins une affaire de signification. Le poète s’engage dans l’affaire avec ses pulsions. C’est un acte, la poésie. L’acte de dire. Le poète ne peut pas dépenser ses pulsions autrement que dans l’acte de dire la poésie.

8Le débutant fait ses premiers pas avec un courage inouï. Chaque vers qu’il tire de ses entrailles est immédiatement comparé avec les dits des géants. Chaque poème terminé tend à s’effacer le plus vite possible de la page blanche, par modestie.

9Et le débutant continue. Il publie ensuite. Pour cet exercice, il faut un public ; pour tout acte, il faut l’Autre. Cet Autre habitué à des choses exquises et pas du tout facile à satisfaire. Le poète naissant n’a même pas l’ambition de voir un jour son nom à côté du nom des géants ; ça, c’est une affaire classée. Loin de là. Il est déjà récompensé par son acte de dire. Il est déjà reconnaissant qu’on l’écoute, qu’on se pose à la place de l’Autre, pour qu’il puisse continuer à dire et à être entendu, à ses dépens.

10Une troisième question se pose alors : pourquoi le public accepte-t-il de jouer ce rôle, lui aussi à ses dépens ? Ma réponse est que lui non plus ne peut faire autrement. Parce que chaque génération doit avoir sa propre poésie. Chaque génération doit réinventer la poésie, car on ne peut se nourrir éternellement de l’héritage des géants, sans quoi ils périraient – et les géants, et la poésie. Et s’ils périssaient, ce serait la fin de ce peuple à qui cette poésie était destinée ; ce serait la fin de cette culture unique.

11Pour que la poésie existe en tant qu’elle est une source puissante de la jouissance, il faut que chacun des jouisseurs, d’un côté ou de l’autre, entre en jeu et s’y risque.

Un rêve-vers

12Voici ma mise : un rêve au lieu et à la place d’un vers, un rêve-vers.

13« Je passe un examen de psychanalyse ! Il y a un questionnaire avec des questions à quatre réponses. Dans la première question, il s’agit d’interpréter un rêve. Les trois premières réponses sont des interprétations savantes d’initiés. La quatrième fait référence à deux foyers cancéreux dans les deux poumons de la patiente. Je choisis la quatrième réponse en doutant que la patiente elle-même ait vu sa radiographie du thorax, comme moi je l’avais vue. J’ai choisi une interprétation médicale plutôt que psychanalytique, c’est-à-dire une interprétation qui avait sa source dans le corps plutôt que dans le signifiant. Je n’ai pas pu continuer le questionnaire. Le temps s’écoule et j’échoue. »

14Au réveil, deux choses me viennent simultanément à l’esprit : les choses qui ont fait que j’ai raconté mes associations et mes réflexions avant même le texte du rêve. Premièrement : je pense à la phrase de Freud selon laquelle les pulsions ont leur source dans le corps [1].

15Deuxièmement : lors de la clôture des journées de l’ecf en novembre dernier, j’entends J.-A. Miller dire que cela fait cent ans que nous vivons sur l’héritage de Freud et que c’est le moment… et il se met en colère ! Il dit des choses au sujet de sa colère, mais moi, je ne les entends pas. C’est la colère même qui m’intéresse. Je pense à la phrase de Lacan : encore « les petites chevilles [qui] ne rentrent pas dans les petits trous » [2].

16Oui, cela me permet de déclarer, à la façon de Freud, que c’est par ce rêve que le mystère des congrès m’a été révélé ! Voici la révélation, pas à pas.

171. Dans un congrès, on doit miser d’abord pour pouvoir jouir ensuite, exactement comme dans la poésie.

182. On mise en essayant de faire entrer les petites chevilles dans les petits trous et on échoue.

193. En échouant, on réussit. En faisant semblant d’essayer de faire rentrer les petites chevilles et en échouant, on peut déclencher un processus de répétition sans fin. Des échecs à répétition, semblant d’un côté et sinthome de l’autre.

204. Le comble est que c’est par cet échec même que la cause s’avance – ne serait-ce qu’un petit bout. En tout cas, cet échec au pluriel devient un jeu sublime, les échecs [3]. Moi-même, j’ai échoué dans mon rêve.

21Ce rêve était vraiment le tenant lieu d’un poème. Dès que j’ai pris le stylo pour écrire mon texte, un poème persan m’est venu à l’esprit. Et j’ai pensé, une fois de plus, et avec beaucoup de regrets : « Ah, si seulement je pouvais dire en persan ! » C’était mon souhait impérissable en tant qu’analysante.

22Ce poème, que j’ai refoulé et qui a fait retour sous la forme d’un rêve, appartenait à l’œuvre de l’un des plus grands poètes persans, Saadi – dont le nom était porté par le président de la République française, Sadi Carnot, en son honneur. Saadi est aussi ce poète dont le plus célèbre poème est la maxime, la formule lapidaire, gravée dans le marbre, en écriture persane, au fronton du siège de l’onu, à New York [4] – le siège des plus grands congrès de l’humanité.

23C’est ce que je disais, les congrès sont indispensables au niveau politique ! Pour conclure : avez-vous remarqué que j’ai souhaité, avec la méditation de Saadi, que l’amp devienne aussi mondiale que l’onu et qu’elle puisse rassembler toutes les nations du monde – tout en regagnant ma place d’analysante, à l’endroit où elle se trouve, cette fois ?


Date de mise en ligne : 01/12/2017.

https://doi.org/10.3917/lcdd.075.0185

Notes

  • [*]
    Mitra Kadivar est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
  • [1]
    Cf. Freud S., « Pulsion et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 19.
  • [2]
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 23-24.
  • [3]
    Petit Larousse : [persan chah], le roi.
  • [4]
    « Les enfants d’Adam font partie d’un corps
    Ils sont créés tous d’une même essence
    Si une peine arrive à un membre du corps
    Les autres aussi, perdent leur aisance
    Si, pour la peine des autres, tu n’as pas de souffrance
    Tu ne mériteras pas d’être dans ce corps. »
    (Trad. Mahshid Moshiri) Ces vers de Saadi, poète du xiiie siècle, figurent en persan et en anglais sur le fronton du siège des Nations unies à New York.
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