Couverture de LCDD_075

Article de revue

Animer l’amour

Pages 55 à 63

Notes

  • [*]
    Silvia Salman est psychanalyste, membre de la Escuela de la orientacíon lacaniana [eol].
    Traduction : Geneviève Clontour-Monribot et Dominique Fabre-Gaudry. Le titre en espagnol, Ánimo de amar, se traduirait normalement par courage d’aimer. Mais ici, ánimo annonce la mise en série de termes tels que animado [animé], desaminado [désanimé].
  • [1]
    Extraño signifie étranger, mais aussi et surtout étrange. Dans la phrase précédente, l’auteur emploie le mot extranjero pour qualifier son analyste.
  • [2]
    Mar del Plata, en francais « Mer de l’Argent ».
  • [3]
    Desanimado signifie découragé. L’interprétation fait résonner desanimado avec animado, animé (dessin animé), ce qui lui donne le sens supplémentaire de désanimé.
  • [4]
    Quito est aussi la première personne du singulier du verbe Quitar, en francais enlever, ôter.

1Éric Laurent — Silvia Salman, qui vit à Buenos Aires et qui s’est analysée entre Buenos Aires et Paris, va nous parler de son ánimo de ama, entre envie, désir et courage d’aimer, en posant d’une tout autre façon la subtilité du montage de ce que nous appelons aussi l’objet oral en analyse.

2Silvia Salman — La décision d’écrire au secrétariat de la passe fut pour moi du même ordre que celle de terminer l’analyse. Poster la lettre a pris la valeur d’un acte. Acte qui subsumait celui de la séparation d’avec mon analyste, un an et demi auparavant.

3J’avais commencé cette dernière analyse dix ans plus tôt, à l’occasion de la Rencontre internationale du Champ freudien qui nous avait alors réunis. C’était à Buenos Aires. J’étais très affligée par la mort de mon analyste, qui avait coïncidé avec le déclenchement inattendu d’une grave maladie de ma mère.

4Prise dans une telle angoisse, à qui m’adresser ?

5C’est à moment-là seulement que je réalisai à quel point mon transfert était centré sur l’analyste. J’étais en contrôle avec lui depuis le début de ma pratique, c’est avec lui que j’avais étudié Lacan avant la fondation de l’École, et c’est avec lui, enfin, que j’avais fait une analyse.

6Dans cette conjoncture, je décidai de demander un entretien à un psychanalyste étranger. Étranger[1] : voilà qui ne serait pas un moindre détail à l’heure de sortir de la répétition du même. Un lapsus, au début de ces entretiens – voulant parler de « restes fantasmatiques » je dis « restes transférentiels » –, mit en évidence ce qui restait de cette analyse récemment interrompue. Ce lapsus devait d’emblée marquer l’orientation de cette dernière expérience. Le travail avait le transfert dans la ligne de mire. Le signifiant « exclusive » concentrait sur un mode équivoque l’exclusivité du transfert dont, à mon insu, je m’étais nourrie si longtemps.

7Cette nouvelle expérience, qui devait être la dernière, permit d’élucider les conditions du choix de l’analyste précédent, et de revenir sur les constructions réalisées jusque-là.

Le corps inanimé

8Orientée par l’analyste, cette dernière analyse commence par le versant du père. En revanche, une interprétation absolument silencieuse sur la mère tout au long de l’expérience – aucune parole sur la mère – permit enfin de faire chuter le complexe maternel qui nouait l’objet oral, l’anorexie et la question de la demande, complexe qui était au centre des séances de ma précédente analyse.

9Dès les premiers mois de la vie, apparut un symptôme que, bien des années plus tard, je pus qualifier d’anorexie. Le diagnostic médical à l’époque fut celui de rachitisme et mongolisme. Un refus alimentaire sévère qui mit ma vie en danger et que la médecine ne pouvait soigner, amena ma famille à changer de ville sur la suggestion des médecins. La station balnéaire de Mar del Plata fut, à l’âge de six mois, ma nouvelle destination. C’est là que se sont déroulées mes premières années d’enfance.

10À l’âge adulte, la naissance de ma fille réactiva tout un fragment de l’histoire de mon enfance, ce qui me permit d’explorer les coordonnées de la construction de la névrose infantile. Toute une série de rêves où, d’une manière ou d’une autre, je perdais ma fille, ont pu être interprétés comme des rêves de séparation du point de vue de la petite fille. Tous ces rêves mettaient l’accent sur l’abandon : je la perds, je l’oublie, je la laisse seule.

11Par ailleurs, le contrôle de deux cas de fillettes que j’avais en analyse soulignait en contrepartie la folie des mères.

12La mère folle et la petite fille abandonnée, avec l’énorme souffrance subjective occasionnée par ce lien primaire à l’Autre maternel, constituèrent tout un pan de ce travail analytique au rythme duquel l’inconscient chiffrait infatigablement.

13Cette dialectique mit en relief la question de la demande. La demande de l’Autre se faisait insupportable. « Être demandée par l’Autre » équivalait à « être dévorée par l’Autre ». C’est ainsi que je pus entrevoir cette décision précoce de fermer la bouche face à la voracité alors incarnée par l’Autre maternel : « Mange ! mange ! » était le cri qui envahissait toute scène se déroulant autour de la nourriture.

14La consistance de l’Autre maternel rendait difficile l’entrée de la tant attendue et inestimable médiation paternelle. Les versions cruelles de ma venue au monde, qui toutes excluaient l’implication du désir d’un père, empêchaient d’entrevoir le lieu d’où aurait pu apparaître la cause paternelle.

15Je pouvais saisir mon propre refus, mais la question du pourquoi du rejet maternel insistait dans la cure : « Pourquoi m’avait-elle laissée tomber ? »

16Un effort supplémentaire pour clarifier mon histoire permit de reconstruire les coordonnées de ma naissance : mes grands-parents maternels vivaient à Buenos Aires, mais passaient plusieurs mois hors du pays. Au moment de ma naissance, ils n’étaient pas présents. L’absence impardonnable de son père installa chez ma mère une dépression qui s’aggravera quelque temps plus tard, à la mort de celui-ci.

La cure par le père

17Sur un autre versant, le changement de ville produisit un changement substantiel dans la situation économique de mon père. À Buenos Aires, il travaillait depuis son mariage en qualité d’« employé » dans l’un des négoces de l’entreprise de la famille maternelle.

18À Mar del Plata, il créa sa propre affaire, qui se maintiendra à son retour à Buenos Aires, et acquit ainsi son indépendance commerciale. La ville de Mar del Plata [2], dont le seul nom contient la valeur phallique de l’argent et l’indépendance financière, rendit à mon père sa puissance symbolique et la capacité de donner un nom au corps inanimé de sa petite fille. Finalement, le regard du père écrit un trait : « dessin animé », signifiant par lequel la petite fille fut désormais nommée par le père.

19Une scène sur les Ramblas de Mar del Plata, cette grande esplanade encadrée par deux phoques et une série de petites sculptures, sera fixée sur une photographie montrant la petite fille posant pour l’objectif, appuyée contre l’une de ces sculptures.

20Chaque fois que le regard du père tombera sur cet instantané, il s’exclamera : « mon dessin animé ». S1 à partir duquel le sujet va s’animer et autour duquel vont prendre vie et le symptôme et le fantasme.

21L’avènement de ce nom eut pour effet une amélioration notable de l’anorexie, attribuée aux étonnantes vertus de l’air marin qui coïncidaient, sans doute, avec les effets impressionnants du pouvoir de la parole du père.

« Dessin animé »

22Lors de cette dernière analyse commença alors un travail très précis sur cette formule qui m’avait nommée.

23Je pus extraire de « dessin animé » la prévalence de l’objet regard qui se profile à l’horizon du père.

24Je peux dégager, entre autres, trois éléments concentrés dans cette formule. Premièrement, le vivant insufflé dans l’animé – du dessin animé – qui fait contrepoint à la jouissance mortifère de l’anorexie rattachée à l’Autre maternel.

25Deuxièmement, un corps qui échappe, qu’on ne peut attraper, puisqu’il n’est pas de chair et d’os, mais un dessin.

26Troisièmement, une façon de nommer au masculin, qui laissera en suspens la construction d’un corps de femme.

Un regard qui accroche

27Quand l’analyste me demanda si je retrouvais dans le regard de mon partenaire celui de mon père, un mode de jouir conditionnant tous mes liens amoureux s’actualisa dans le dire sous transfert. « Me sentir accrochée par le regard de l’Autre » fixait une position subjective et une souffrance qui prenait la forme de toujours « vouloir être ailleurs ».

28Une interprétation contre-transférentielle – « C’est vous qui provoquez cela en moi » – et un « m’accrocher » en acte de la part de l’analyste, qui me mit en fuite, me firent réaliser que la pulsion est toujours active.

29Dès lors, « me sentir accrochée par l’Autre » se décline vers « me faire accrocher par l’Autre ».

30Par ailleurs, le souvenir d’un commentaire de l’analyste, qualifiant mon analyste précédent de « fuyant », alors qu’il disait ne rien savoir de sa vie privée, me mit sur la piste de ce qui, dans ce transfert si puissant, me convenait : si lui était fuyant, alors je pouvais l’être moi aussi. Ainsi se bouclait le circuit pulsionnel qui avait noué symptôme et fantasme : « me faire accrocher, pour fuir », étant moi-même fuyante et farouche dans ma façon d’établir des liens, principalement avec les hommes. Je commençais donc à élucider ce versant de satisfaction dans le transfert qui avait déterminé le choix de l’analyste précédent, trait symptomatique qui se déplaçait du partenaire amoureux au partenaire analyste.

31Je m’étais adressée, très jeune, à un psychanalyste pour la première fois à cause du malaise éprouvé dans la relation avec mon partenaire, qui avait tout de suite pris la forme de « y être et ne pas y être en même temps ». Ce malaise délimitait un dedans et un dehors, bord où je resterais logée une bonne partie de ma vie. Ce trait-là était ce qu’il aimait le plus en moi et aussi, bien évidemment, ce qu’il détestait le plus. Ma rencontre avec ce partenaire, avec qui je partagerais une grande part de ma vie, fut dès le début marquée par cette consonance symptomatique.

32C’est ainsi que s’actualisa dans le transfert le mode de lien fondamental que le sujet entretenait avec le partenaire-symptôme.

33En même temps et à l’opposé, je commençais à entrevoir que, dans cette seconde expérience, l’analyste était quelqu’un qui ne me laisserait pas partir.

L’éclaircissement

34Cet éclaircissement de la grammaire pulsionnelle mit en évidence ce qui se répétait encore et encore, dans les divers aspects de ma vie. Un lapsus, la contingence de certaines rencontres et une interprétation : « l’ancien avec le nouveau ou le nouveau avec l’ancien » permirent de situer la répétition et de faire, par effet dominos, tomber la raison de tous les choix amoureux effectués jusqu’alors. Ce fut le moment de vérifier que le bouleversement libidinal qui se produisait, effet du travail analytique, commençait à entraîner certaines modifications dans mes liens. La sortie du groupe et un autre lien à l’École se profilaient à l’horizon. En même temps, un réaménagement du lien avec mon partenaire instaurait un nouveau mode d’existence. Dans les deux cas, il s’agissait d’être plutôt dedans que dehors et de mieux y réussir, en traçant un nouveau bord entre la souffrance et le fonctionnement. Il se produisit alors un point d’inflexion dans l’analyse, que l’analyste ponctua ainsi : « Élucidation complète du fantasme, disponibilité de la libido, goût pour le travail et sortie de l’impasse sexuelle, quoi de plus ? » Cela eut un impact : et si j’avais terminé la cure et que je ne le savais pas ? C’était effectivement un moment d’éclaircissement, avec des effets certains dans mes liens les plus intimes. Mais ce n’était pas encore ce moment de séparation, là où l’on perd cette satisfaction qui avait animé toute une vie. Comment continuer ? Par où sortir ? Vint alors une autre interprétation qui allait orienter l’analyse jusqu’à la sortie et la fin : « Vous n’avez pas encore rencontré le signifiant desanimado[3] ».

Le désinvestissement

35C’était le début de la fin qui se conclurait quelques années plus tard. Une série de rêves, que j’appellerai « rêves de désinvestissement », indiquèrent et provoquèrent l’érosion de la jouissance concentrée dans l’objet regard.

36Le premier interprétait ce signifiant desanimado énigmatique, délivré par l’analyste et qui annonçait les temps à venir : « un grand espace avec des couloirs et des escaliers (comme dans un tableau de Escher) se transforme en un espace vide. L’image est diffuse, estompée et floue. Un mot est écrit en langue étrangère » : « désinvestissement ». J’associai et me surpris à dire : desdibujado [« estompé », « effacé », ici, à la lettre, « dédessiné »].

37Dans un autre rêve : l’analyste vient à l’Encuentro Americano qui se tient à Quito en Équateur. À cette époque, l’Encuentro avait lieu à Buenos Aires où l’analyste finalement ne vint pas. Cette absence mit l’accent sur « Quito [4] » comme vide.

38Troisième rêve : j’ai un entretien avec mon analyste ; il est dans son bureau et écrit « non ».

39Dernier rêve de la série : le dos d’un homme, c’est l’analyste, la couleur camel de sa veste se détache.

40Soustraire le regard à l’Autre du transfert porte le signe de ce qui, du transfert avec l’analyste précédent, n’a pas encore été épuisé. La couleur camel identifiait tout particulièrement cet analyste. Je me souvins alors d’une fois où je portais un pull-over de cette couleur et où il m’avait regardée d’une façon singulière.

41Un dire surgit alors, sur le mode du lapsus, qui énonce et interprète une dernière vérité qui demeurait cachée derrière l’amour de transfert. Je dis : « Je n’ai jamais couché avec lui », mettant ainsi en relief la jouissance du regard qui s’était, en effet, soutenue dans l’expérience analytique qui s’était déroulée en face à face.

42Il faut préciser qu’à cette époque-là, ce qui m’avait poussée à commencer cette analyse était mon indécision quant au fait d’avoir un autre enfant. Une phrase de mon partenaire – « si ce n’est pas avec toi, ce sera avec une autre » – m’incita à reprendre l’analyse. La question sur le désir d’avoir un deuxième enfant se présenta d’entrée et, dès le premier rendez-vous, je me trouvai enceinte.

43À la série – désinvestissement, desanimado, desdibujado –, s’ajoutait maintenant la tâche de se débarrasser des embrouilles du transfert ; j’entrais ainsi dans l’entonnoir de la fin dont je pressentais la proximité sans en avoir pour autant trouvé l’issue.

Une logique incarnée

44Une grave maladie de mon père allait me confronter avec l’aspect plus réel de la logique qui passait dans l’analyse.

45Après une visite dans la salle de soins intensifs, l’intensité de l’angoisse, seule comparable à celle du début de cette dernière analyse marquée par le deuil de ma mère et celui de mon analyste précédent, me conduisit à m’interroger sur le nœud de cette angoisse.

46En revoyant la scène de l’hôpital, je m’arrêtai au « regard perdu » de mon père. Ce « regard perdu » résonnait dans mon corps et me traversait de telle sorte qu’il mettait en relief une sonorité différente de celle de la « perte du regard » que je construisais dans le travail analytique.

47Un soulagement inattendu indiqua le point même où se produisit l’extraction de l’objet qui se conclut par un « Ne plus faire exister le regard de l’Autre qui m’accroche. »

48Un rêve s’ajoute à la série précédente : « Je voyage dans le métro avec un ticket hebdomadaire – j’étais généralement en analyse durant une semaine –, un homme me le prend, c’est l’analyste estompé et flou. Il me dit que c’est le dernier. L’image est celle d’un tunnel en perspective avec la sortie obscure. »

49À la fin, le désinvestissement absolu du regard comme objet et un rêve du père qui ne répond pas révèlent que la non-réponse, le dos, le non, et le dernier ticket de métro annoncent la séparation.

50La dernière interprétation de l’analyste – « Je vous laisse partir » – conclut cette séquence de l’analyse en me donnant aussi la clé de la sortie.

51Plusieurs mois passèrent au cours desquels « Je vous laisse partir » résonnait de différentes façons, dans différentes situations et selon différentes articulations.

52D’une part, un commentaire entendu dans un témoignage d’ae lors de Journées sur le transfert, révéla la structure de cette interprétation. L’analyste incarnant le trou, par son dire et sa présence, permet le parcours du circuit pulsionnel. Ainsi, il lève le voile et s’éclipse lui-même, permettant à l’analysant d’interpréter sa jouissance. « S’il me laisse partir et que je continue, c’est que personne ne me retient, pas même l’analyste. »

53D’autre part, la sensation inconfortable de me retrouver à parler de ma propre expérience dans différentes interventions et un rêve dans lequel, comme un duel de voix, on répétait « passe – fin d’analyse, fin d’analyse – passe », me conduisirent à prendre la décision de terminer mon analyse.

54Convaincue d’avoir atteint la fin, je décidai alors de faire le voyage pour assister aux Journées de l’ecf qui avaient pour thème Comment se terminent les analyses. Voyons si enfin j’y étais arrivée…

Le signifiant desanimado

55Le début de cette dernière tranche d’analyse débutera, non sans quelque hésitation, sur le divan.

56Un rêve livra un dernier signifiant : incarnée, autour duquel tournent les premières séances de ce moment conclusif.

57Le silence ensuite s’installa, l’inconfort et ce vieux malaise dans le corps à force de vouloir fuir. Après plusieurs séances, l’analyste interprète : « Vous me montrez que vous n’avez plus rien à dire, alors vous pouvez parler. » Cette interprétation me permit de m’asseoir et de commencer à parler de ce qu’impliquait pour moi l’acte de terminer mon analyse. Mettre à profit les jours restants, avec l’invitation à construire la passe, poussa encore l’expérience un peu plus avant.

58L’interprétation – « Vous n’avez pas encore trouvé le signifiant desanimado » –, déclenchant le temps du désinvestissement, avait maintenu en moi, pendant ces années-là, l’idée que je devrais trouver un signifiant avec ces caractéristiques c’est-à-dire un signifiant desanimado. Aussi, parfois, quand je m’interrogeais sur le point atteint dans l’analyse en essayant de formaliser l’expérience, je pouvais me rendre compte que je ne l’avais pas encore trouvé.

59Cependant, sur le point de sortir, dans cette salle d’attente où j’avais passé beaucoup de temps à construire ce que j’allais dire à mon analyste, là, l’instant avant de conclure, s’imposa à moi l’évidence de La lettre volée : le signifiant est desanimado !

60Il ne s’agissait pas de trouver un signifiant, mais de me trouver face à cette évidence, que finalement ce signifiant était desanimado.

61Le choc de cette rencontre permit alors de loger le signifiant, incarnée, dans le trou qui s’était dessiné, une fois vidées et désanimées toutes les identifications aux signifiants de l’Autre. C’est l’écriture qui surgit à la place du vide, quand la chaîne signifiante s’est séparée et que la répétition trouve une limite.

62Incarnée est l’envers du « dessin animé ». C’est le signifiant nouveau qui s’ajoute sans faire partie de la série, bien qu’il soit fait de ce qu’il en reste. Dans ce signifiant, se concentrent le corps, le vivant et le féminin obtenus à la fin de l’expérience. C’est aussi le signifiant indice d’une satisfaction qui se corrèle au fait d’avoir un corps qui peut être attrapé.

63Enfin, c’est aussi une façon de nommer le désir de l’analyste disposé à incarner ce qui convient le mieux, chaque fois, dans chaque cas.

Restes de femme

64Alors que j’étais déjà dans le dispositif de la passe, un rêve se produisit après ma dernière rencontre avec les passeurs, dont voici le texte : « il y a un accident, je dois aller chercher les restes d’une femme (qui est une amie chère) et les déposer quelque part. Je recueille ces restes. Il s’agit d’une figure, une espèce de sculpture faite de morceaux de femme. »

65C’est un rêve sans angoisse qui montre un corps de femme construit à partir des morceaux que l’analyse a permis d’animer et d’incarner, pour le moment, d’une autre manière.

66Éric Laurent — Silvia Salman nous a fait entendre ce que les femmes veulent dire quand elles disent qu’il leur faut un partenaire qui leur réponde, qu’il faille faire parler l’Autre. Si les sujets obsessionnels masculins pensent qu’ils peuvent s’en tirer en interprétant ça comme nous allons parler tranquillement, ils se trompent ; il faut qu’ils abandonnent leurs illusions.

67Faire parler l’Autre. Patricia Bosquin-Caroz notait la vibration qu’il faut y mettre, le ton, la livre de chair qu’il faut extraire de l’Autre. Au fond, Silvia Salman montre comment un symptôme qui s’est manifesté clairement dans la série alimentaire, le refus de s’alimenter, a été traité par une interprétation du père. Cela n’a pas été focalisé sur l’objet oral, mais sur le corps. D’elle que l’on disait rachitique, de ce corps un peu trop en deux dimensions, le père fait un « oh, mon beau dessin animé ! », donnant vie à l’envers du diagnostic et par là, donnant un corps au sujet.

68C’est une opération remarquable et c’est une opération, il faut le noter, qui s’est répétée dans l’analyse. Dans l’analyse, le partenaire analyste ne donne pas simplement des mots. Il y a l’acte d’attraper le sujet, de lui donner un corps, de refaire l’opération du don du corps par l’Autre dans l’espace analytique. C’est crucial pour construire les étapes successives qui vont pouvoir mener à la sortie de l’analyse et au « je vous laisse aller ».

69Il fallait d’abord ne pas laisser aller le sujet, le fixer là. Et l’analyste a su reproduire la clé de l’opération décisive pour ce sujet. Cela nous fait entendre ce que le Dr Lacan avait appelé la vacillation de la neutralité analytique. Il ne s’agit pas de manifestations égarées. Faire vaciller la neutralité analytique signifie ne pas se réduire à la position morte, et scander implique de s’orienter profondément sur ce dont il s’agit dans le cas.

70C’est très précis, on voit la sortie, on voit comment à partir de l’opération qui a permis le déroulement, l’accrochage des chaînes signifiantes, tout ça va comme la sortie d’un film vers le noir du tunnel, vers un desanimado supportable qui est très notable. Cut !

71Silvia Salman — J’ai été surprise quand j’ai commencé à rassembler mes notes pour préparer la passe. J’avais à l’esprit l’une des dernières interprétations « je vous laisse aller » qui fut la clé de la sortie et j’ai été surprise de lire dans mes notes d’au moins quatre ans auparavant, autour de ce que je venais de travailler en analyse, une de mes idées – qui est dans le témoignage – que cet analyste était quelqu’un qui ne me laissait pas partir. C’est ainsi que je pensais à l’analyste précédent qui me permettait tout le temps de partir en courant ou de m’enfuir. Mais j’ai été surprise de trouver cette phrase, qui n’avait pas surgi de l’analyse, que cet analyste était quelqu’un qui ne me laissait pas partir, avec l’interprétation finale « je vous laisse aller ».

72C’est comme ça que je peux entendre et comprendre le mouvement à partir de : avoir un corps.

73Éric Laurent — En effet, il est très frappant que cette chose que vous avez fait entendre comme centrale, soit venue dans l’après-coup et que vous retrouviez cela, qui avait eu lieu quatre ans auparavant. Comme vous le montrez, cela ordonne le déroulement de façon très logique. Ce sont des surprises comme celle-ci qui marquent et peuvent marquer la fin de l’analyse de façon surprenante. Votre témoignage restera un des exemples parmi ceux qui illustrent comment se reconstruit, au moment de la fin, le déroulement de l’analyse elle-même.

74Patricia Bosquin-Caroz — Il faut, effectivement, que l’Autre réponde. Je peux dire que j’ai trouvé un partenaire analyste qui a pu me répondre et qui a mis du corps pour me répondre. Je pense que c’était le premier effet de surprise, cette première interprétation, quand il a pris ses mains et qu’il a dit « massif ». Là, ça prenait corps, la réponse prenait corps.

75Éric Laurent — Il n’y a pas que le signifiant dans l’expérience analytique, il y a le signe, il y a le corps. Il est très intéressant de saisir comment cela prend place dans les deux témoignages. Il y a aussi, dans votre témoignage, une définition actualisée de ce que l’on peut attendre d’une psychanalyse, lorsque l’analyste dit, reprenant la définition freudienne – « une analyse, c’est aimer et travailler » – : « éclaircissement absolu du fantasme, disponibilité de la libido, goût pour le travail, sortie de l’impasse sexuelle », et qu’il ajoute : « mais quoi de plus ? »

76Quoi de plus ? On le voit, c’est ce qu’il a fallu établir précisément. Dans l’analyse, il y a beaucoup de choses qui ratent, il y a un ça rate fondamental, mais il y a des choses qui se mettent en place. Dans la perspective de ce ratage, néanmoins, on peut obtenir un certain nombre de choses.

Notes

  • [*]
    Silvia Salman est psychanalyste, membre de la Escuela de la orientacíon lacaniana [eol].
    Traduction : Geneviève Clontour-Monribot et Dominique Fabre-Gaudry. Le titre en espagnol, Ánimo de amar, se traduirait normalement par courage d’aimer. Mais ici, ánimo annonce la mise en série de termes tels que animado [animé], desaminado [désanimé].
  • [1]
    Extraño signifie étranger, mais aussi et surtout étrange. Dans la phrase précédente, l’auteur emploie le mot extranjero pour qualifier son analyste.
  • [2]
    Mar del Plata, en francais « Mer de l’Argent ».
  • [3]
    Desanimado signifie découragé. L’interprétation fait résonner desanimado avec animado, animé (dessin animé), ce qui lui donne le sens supplémentaire de désanimé.
  • [4]
    Quito est aussi la première personne du singulier du verbe Quitar, en francais enlever, ôter.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.86

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions