Notes
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[*]
Angelina Harari est psychanalyste, membre de l’Escola Brasileira de Psicanálise [ebp].
Traduction : Éric Dubuc, Ligia Gorini. -
[1]
La loi judaïque du lévirat prescrit à une veuve d’épouser son beau-frère.
-
[2]
Cf. notamment Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii, cours du 12 novembre 2008, inédit.
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[3]
J’aimerais remercier les passeurs, P. P* et F. F*, pour la délicatesse, la fermeté et la rigueur dont ils ont fait preuve dans les quatre entretiens que j’ai eus avec chacun d’eux.
-
[4]
[ndt] Quedarse corto : être en-dessous du compte, calculer trop juste, ou bien ne pas exagérer.
-
[5]
Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 732.
-
[6]
Miller J.-A., « L’inconscient et le sinthome », La Cause freudienne, no 71, juin 2009, p. 78.
-
[7]
Miller J.-A., « Semblants et sinthome », in Semblants et sinthome, volume Scilicet préparatoire au viie congrès de l’amp, Paris, École de la Cause freudienne, 2009, p. 24.
Lalangue et énonciation
1Mon parcours analytique, sinueux et quelque peu nomade, s’étend sur trente-deux années, avec trois analystes et deux interruptions, l’une de trois ans et l’autre de deux ans.
2Du fait de la langue qui m’est propre, ma lalangue, il m’a été difficile de choisir dans quelle langue je ferais mon premier témoignage. Analysante, j’ai choisi le français pour mes deux cures dirigées par des analystes de l’ecf ; passante, j’ai parlé en français dans le dispositif de la passe. C’est avec l’enseignement de Lacan et la lecture de l’orientation lacanienne que j’ai retrouvé la langue française d’où ma lalangue a pris corps, et, avec elle, ma singularité. Que je me voue à l’édition brésilienne des Écrits et des Séminaires de Jacques Lacan n’est donc pas un hasard.
3Ma singularité passe par le français. Pourtant, un fait a emporté ma décision de faire ce premier témoignage en portugais : c’est dans cette langue que je me suis engagée pour transmettre la psychanalyse dans l’École brésilienne de psychanalyse [ebp]. La dernière fonction que j’y ai occupée a provoqué le rêve avec lequel j’ai terminé mon analyse, un rêve de castration et de dévoilement du semblant phallique. C’est le portugais, enfin, qui draine les productions par lesquelles je soutiens mon énonciation.
4Ma décision de faire la passe a mûri lors du passage de l’année 2008 à 2009, emballée comme je l’étais par les interventions de Jacques-Alain Miller sur le thème « Quelle politique lacanienne pour 2009 ? »
5Le présent témoignage se focalise sur ma troisième analyse, effectuée de 2000 à 2009, période au cours de laquelle s’est nettement dégagée la particularité de la solution sinthomatique trouvée à partir d’une nouvelle alliance avec la jouissance. C’est au retour d’un voyage « historique » en Égypte, pays de ma naissance, où j’étais allée en famille, qu’en septembre 2000, j’ai appelé mon contrôleur, décidée à reprendre une analyse avec lui. Le virage décisif d’un parcours analytique jusque-là tortueux s’est pris, lors de cette transformation du contrôle en analyse, dans la traversée de la frontière qui les sépare – mon contrôleur ne m’avait-il d’ailleurs pas signalé que celle-ci était ténue ? Aujourd’hui, dans ce témoignage, troisième temps de la passe qui rétroagit sur le deuxième temps, celui de la procédure, je saisis pourquoi les phrases de mon contrôleur se sont si fortement gravées dans ma mémoire qu’elles y figurent comme une référence. Dès le début de ce contrôle, en 1987, il y avait du transfert en jeu. Aux neuf années de cette analyse, il me faut donc ajouter treize ans de contrôle, période qui coïncide plus ou moins avec le temps de ma deuxième analyse.
6Ces phrases ont été prononcées dans des séances de contrôle d’une grande intensité, oscillant entre tragique et comique. Je me présentais comme analyste kleinienne, drapée dans mon infatuation, mais contestataire de l’ipa, auréolée de la grande valeur de mon analyste, disciple directe de Karl Abraham, selon la lignée promulguée par lui-même, qui était franco-argentin. J’apportais au contrôleur le récit de l’analyse d’une jeune femme hystérique et triste, lorsqu’une question jaillit : « Où est le sujet de l’inconscient ? » Quelle surprise ! Pour moi, l’inconscient était partout, il suffisait de parler de quelqu’un ! Face à l’insistance du contrôleur, je commençai à m’inquiéter et à ajouter des détails. Impatient, il me demanda alors quelle différence il pouvait y avoir entre ma façon de parler de cette jeune femme et celle qu’aurait pu avoir sa meilleure amie. Était-il en train d’insinuer qu’il n’y avait pas de différence entre la précieuse formation kleinienne sur laquelle j’étais assise et un bavardage amical ? Le coup mortel était encore à venir : à la fin de la séance, il m’asséna que, décidément, il aimerait mieux écouter la meilleure amie, car c’est aux amies que l’on fait les plus grandes confidences.
Chute du semblant et d’une identification primordiale
7Lors de la deuxième séance d’analyse, en septembre 2000, je me suis surprise à parler d’un personnage du roman familial, ma grand-mère paternelle, comme d’une figure supportant une identification, un S1, alors que je n’avais jamais rien associé à son propos. Même si elle avait été un personnage central de l’histoire familiale, elle me paraissait bien loin de mon propre parcours. Or, voilà que le côté femme phallique se dévoilait pour moi, identifiée à cette forte femme, d’origine européenne et vivant dans un pays arabe. Nous portons les mêmes nom et prénom : Angelina Harari.
8Pendant des années, le contrôleur avait conservé la dureté dont il avait fait preuve lors du premier contrôle ; c’était la même position que celle de ma grand-mère paternelle, une femme dure qui préférait les hommes. Pourtant, c’est par le transfert tendre et affectueux avec lequel l’analyste m’a accueillie – une fois passée la frontière contrôle / analyse – que s’est révélée cette identification à la femme dure, puis aux semblants de dureté qu’elle incarnait.
9Les analystes précédents avaient été choisis sur ce trait de la dureté, chose à laquelle j’aspirais en tant que femme séfarade, timide, habituée à se laisser faire par l’Autre et toujours prompte à répondre à son attente.
10Répondre à l’attente de l’Autre a été une formule avancée par l’analyste : « Vous êtes le joker de l’attente de l’analyste », la « carte à tout faire » [curinga], entrant en scène avec un œil fixé sur l’Autre pour répondre à son désir.
11Ce transfert électif à la dureté des analystes me portait à être prête à tout. Dans les années soixante-dix, je prêchais l’indépendance de la femme ou la libération sexuelle, allant jusqu’à y sacrifier enfants et mari. D’acting out en acting out, je cherchais des alternatives à l’analyse. Lors de ma deuxième analyse, libérée du conjungo – expression latine pour qui aspire au « conjugal » – et cherchant à normaliser ma vie amoureuse, je rompais, après sept ans de vie commune, avec un mari que j’avais choisi distant et dur et dont j’avais deux enfants.
12Ma libération du conjungo me laissa à la merci de la figure identificatoire de cette grand-mère paternelle – je ne le perçus qu’après coup –, qui avait rejeté la coutume du lévirat [1], avec la complicité de sa plus jeune sœur, en refusant de se marier avec son beau-frère. Toutes deux, encouragées par la famille, quittèrent la Syrie pour devenir professeurs dans la ville du Caire. J’admirais beaucoup cette femme intraitable qui, devenue veuve, ne lâchait pas la bride à ses huit enfants (dont six étaient des garçons) et savait se faire obéir.
13J’étais donc libérée du conjungo, mais non du semblant d’une femme aspirant au pouvoir. L’entrée en analyse se présentait comme une fausse sortie : celle d’incarner l’Autre femme sur laquelle l’homme n’a pas de droit de possession absolue. Je pus isoler ce point dans un rêve : « C’est la nuit ; je suis dans ma maison au bord de la mer, dans ma chambre ; soudain, je vois une chauve-souris pendue au plafond. » Cet animal qui vit la nuit condense une jouissance clandestine dont je retirais du plaisir et me plaignais en même temps. C’était la jouissance clandestine de cette Autre femme que je devenais dans ma relation avec les hommes, une façon de ne pas faire couple et de ne pas me soumettre aux exigences masculines. Ainsi, la soumission à l’œuvre dans la jouissance clandestine comportait en elle-même une souffrance, puisqu’elle mettait en cause l’identification à la femme dure.
14Comme je l’ai dit, le transfert tendre et affectueux de l’analyste – qui contrastait avec sa dureté en tant que contrôleur et avec celle des deux précédents analystes – aura permis la chute de ce signifiant-maître après que j’eus aperçu cette identification à une femme forte et la raison pour laquelle je ne l’avais pas évoquée dans les analyses précédentes.
15La version fantasmatique du se laisser faire par l’Autre avait été ébranlée par la formule joker de l’attente de l’analyste, qui mettait en scène le regard assidu que je portais sur l’Autre. Cette formule s’était mise en série avec une interprétation qui, elle, visait surtout, plutôt que le fantasme, la logique de la vie amoureuse : « Vous entrez volontiers dans les jeux de l’amour : c’est vous qui choisissez, vous n’êtes pas choisie. »
Déclinaisons du non-rapport dans la vie amoureuse
16Cet accent mis sur ma position hystérique a déstabilisé la défense du « se laisser faire », produisant un bougé dans ma relation avec mes partenaires amoureux. J’avais toujours cru être choisie… mais si c’est moi qui choisissais, comment faire alors ? L’interprétation visait ma manière de faire avec le partenaire-symptôme.
17Cela changeait la donne de mes relations avec mes partenaires ; jusque-là, dans l’impasse du binaire clandestin / officiel où je piétinais, la sortie se présentait sous les auspices d’une normalisation de ma vie amoureuse – solution attendue pour la jouissance clandestine, comme si solution il y avait. Avec ce déplacement, le « tout ou rien », ou me marier, ou embrasser la cause célibataire, tombait. La pression de l’aspiration au conjungo se relâchant, l’étau du binaire clandestin / officiel se desserrait, me permettant dès lors d’assouplir mon rapport à la jouissance.
18À la suite de ce renoncement à faire couple au sens de faire Un, une autre façon de faire couple, de faire Un, vit le jour. Qu’est-ce à dire ? De la singularité s’introduisit dans ma manière de faire couple ; un faire couple singulier se profilait. L’impasse avait érigé le « ne pas faire couple » en condition d’amour : si c’était le mariage ou rien, alors rien. La direction de la cure de ma seconde analyse avait accrédité la fiction que la jouissance clandestine pouvait devenir permise si on l’« officialisait » ; une voie normative de la vie amoureuse s’offrait comme une solution à l’impasse de la jouissance.
19Cette impasse, je l’entends comme un espoir entretenu, avec l’attente que la jouissance opaque du symptôme soit éradiquée : du clandestin à l’officiel, l’officiel se confondant avec la jouissance que j’espérais permise à la fin d’une analyse. La jouissance officialisée s’était faufilée dans la jouissance du mariage. C’était donc ça le sens d’une analyse, et le progrès que l’on pouvait en attendre ? !
20Dans les entretiens préliminaires avec le troisième analyste, je soulevai donc la question du mariage comme celle d’un bien à obtenir. Impossible d’oublier la réponse qui fusa : « Nous sommes mariés avec l’objet a. » Ma question pointait bien l’attente où j’étais de rendre transparente la jouissance opaque du symptôme et d’en finir avec les restes symptomatiques. Je confondais le symptôme et le sinthome, qui, lui, échappe à toute liquidation [2].
Rêve de castration et chute du semblant phallique
21Comme je l’ai évoqué, ma demande de passe a été mise à jour dans un rêve, que j’ai qualifié de « rêve de castration ». La nuit du nouvel an, à l’aube de l’année 2009, où l’on va se coucher après le dernier coup de minuit, je rêvais que j’étais dans une réunion du Conseil ; dans un chuchotement, je parlais de ma gestion à la présidence du Conseil comme d’un échec et j’interprétais la présence d’un collègue, qui ne faisait pas partie du Conseil, comme la présence de la mort, car il venait de perdre son père.
22Ce rêve survenait trois mois après une interprétation de l’analyste – mais, dans une analyse « transocéanique » comme la mienne, c’était comme si elle avait été faite la veille. L’analyste signalait un point de satisfaction, d’autosatisfaction au sens freudien du terme. De quoi parlais-je dans cette séance ? Du renoncement au couple au sens de « faire Un », me partageant entre deux amants – avec des rencontres sporadiques en des lieux très différents – et j’ajoutai cette phrase épinglée par l’analyste : « Avec chacun d’eux, je fais couple de façon différente ». Ceci donne à penser – en ce sens l’analyse devient Une comme le notait J.-A. Miller au forum du 11 avril 2010 –, que le déplacement sinthomatique de ma position hystérique était de faire couple d’une autre façon, en acceptant la légèreté et la contingence, à l’image du « couple » analytique qui se constitue et se défait. La langue française permet ici une heureuse homophonie : « faire couple qui peut se faire et se défaire ». J’ai éprouvé les bienfaits de cette liberté dans ma pratique analytique.
23Mais cela n’a pas suffi pour que je sois nommée ; ma passe fut relancée par le cartel et les deux passeurs [3] me demandèrent des précisions, ce qui me permit de prendre date pour des entretiens juste après les Journées « historiques » de l’ecf. J’ajournai de deux mois la reprise de la passe, me faisant ainsi attendre pour pouvoir assister aux 38es Journées de l’ecf.
24Le cartel avait pleinement raison : cette habitude d’en garder pour moi, de ne pas tout livrer – effet d’une forte inhibition et de l’immersion dans cette jouissance clandestine dont j’ai pâti de longues années durant – était à mettre au compte de mes restes symptomatiques. Or, seul le passant pouvant décider d’y mettre un terme, comme on dit en castillan, me quedé corta [4], le compte n’y était pas.
25Il était alors beaucoup question de l’interprétation que le cartel de la passe avait faite de la fonction du passeur ; des textes publiés dans le Journal des Journées alléguaient une inhibition de la curiosité chez les passeurs, qui, submergés par leurs propres notes, transmettaient souvent au cartel des textes écrits par les passants.
26Dans ma passe, la relance a été essentielle, sachant que j’ai une forte tendance à ne lâcher ce que j’ai à dire que lorsque je suis au pied du mur. Il y a une expression française que j’aime bien : « pressé comme un citron » ; le « se laisser faire » par l’Autre laisse des restes et des traces.
27Le cartel a voulu en savoir davantage sur la particularité de la solution sinthomatique que j’avais trouvée en analyse, sur le nouvel arrangement de ma vie affective, sur des détails que je n’avais pas mis en avant quant au style de mes relations, ma nouvelle alliance ou ma réconciliation avec la jouissance, le type de partenaire choisi… Pourquoi jamais un homme ?
28Quelle est sa mise ? Quel enjeu pour elle ? – se demande le cartel. Serait-ce, non pas un homme, mais plutôt une série sous l’emprise gourmande du surmoi de la grand-mère paternelle ? Un autre, un autre, un autre…
29Soulignons que, dans les coulisses de ces réticences à l’amour passionnel, possessif et exclusif, courait la vie fantasmatique : se laisser faire par l’Autre, avec des épisodes très précoces dans mon enfance, séduite par des cousins plus âgés au point d’avaler des pilules dangereuses – un remède de ma grand-mère – que l’un d’eux m’avait aimablement offertes. Un exil familial « volontaire » s’ensuivit, une sorte de choix forcé au moment où la communauté juive fut bannie au début du conflit politique et religieux entre arabes et juifs. Double et même triple traumatisme : jeux sexuels, exil, maladie du père ; comment cette tresse s’est-elle nouée ?
30Faire couple de façon chaque fois différente, telle est ma singularité. Je refuse l’idée de série, d’autant que cette modalité sinthomatique de faire couple s’exerce aussi en analyse et avec des partenaires femmes, et non pas seulement dans le jeu de la comédie des sexes.
31Lalangue entre en scène dans la formation du couple, parce que c’est chaque fois une langue différente, non pas une langue quelconque, mais des langues – pour lesquelles j’ai des facilités –, et aussi parce que chaque couple a ses raisons singulières. Comme le pointait l’interprétation « C’est vous qui choisissez », je recherche des relations chaque fois plus enrichissantes, où j’admire et suis admirée, me libérant du jeu passionnel d’un « se laisser tromper ». Dans ce « faire couple de façon différente », la relation sexuelle peut être mise à distance, minimisée, différée. Le vous choisissez me ramena à mes relations passées, jusqu’à ma culture, même : « parler d’amour » dans mes langues, l’arabe renvoyant à mes archives, le français et l’espagnol, à ma famille exilée, forcément cosmopolite, étendue : Genève, San Francisco, New-York, Buenos Aires, Johannesburg, Melbourne.
32Dans le choix amoureux, il s’agit d’incarner l’objet pour l’autre, en formant un couple différent avec chaque un qui me touche pour les résonances singulières de lalangue ; ma solution particulière a donné à la jouissance une certaine plasticité ; je peux désormais en faire usage sans débordements, mais pas sans quelques passages à vide et moments d’inhibition, enfin, sans chercher à la maîtriser.
33Le désir de singularité occupe la scène analytique ; avoir la souplesse nécessaire pour se faire cause du désir de l’autre atteste de la position féminine et de celle de l’analyste, cherchant la singularité de l’autre.
34Le « couple analytique » est quelque chose qui se forme petit à petit : ceci n’a pas été sans incidences sur une pratique marquée par la psychothérapie des débuts de ma formation à Paris. Mon contrôleur avait relevé ce trait en me disant qu’il ne lui semblait pas que j’avais une pratique kleinienne, mais que je maintenais une réserve, une distance : « Vous n’êtes pas sortie de votre quant-à-soi. » Comme je ne comprenais pas cette expression en français, il me l’avait écrite sur un papier qu’il m’a remis, m’invitant à me reporter au dictionnaire. J’ai conservé le papier jusqu’à aujourd’hui, espérant – pourquoi pas ? –, le proposer à Judith Miller pour une exposition d’interprétations concrètes à l’occasion d’une manifestation.
35La voie de l’altérité est une façon de sortir de cette réserve, selon la formule de Lacan : « L’homme sert ici de relais pour que la femme devienne cet Autre pour elle-même, comme elle l’est pour lui » [5]. L’orientation vers le singulier était inscrite dans mon premier contrôle en 1987, et c’est elle qui, treize ans plus tard, causa ma demande d’analyse.
36« L’orientation vers le singulier, pointe J.-A. Miller, ne veut pas dire qu’on ne déchiffre pas l’inconscient. [Mais] à côté de l’inconscient, où ça parle […], il y a le singulier du sinthome, où ça ne parle à personne. C’est pourquoi Lacan le qualifie d’événement de corps. » [6]
37Le sinthome est conditionné par lalangue, nulle sortie n’en est envisageable. Ce qu’il s’agit d’atteindre (au sens de parvenir à quelque chose), c’est une voie sans issue où l’on prend en considération les restes symptomatiques et où l’on consent à ce que « la passe ne soit pas de l’ordre du tout, mais de celui du pas-tout » [7].
38Jacques-Alain Miller — Je ferai quelques commentaires sur votre témoignage.
39Dans les grandes lignes, on a une mise en tension – Freud eût dit un conflit – entre le registre de l’identification et la dimension du désir et de la jouissance. C’est un grand classique.
40C’est déjà plus précis quand on reprend vos propres termes : l’identification à la femme dure et forte – empruntée au registre familial, qui représente une puissance phallique – et la dimension du désir où il s’agit au contraire de se laisser faire. Vous exprimez très délicatement en brésilien qu’il y a un coût à se laisser faire par le désir de l’Autre.
41À la fin, vous rappelez que la position de l’analyste est une position féminine, et vous avez ça, tout de suite, dans la poche. Lacan disait que, d’une certaine façon, les femmes sont des analystes nées. Là est le joker, vous êtes le joker. Vous étiez et le sujet Angelina et la carte à tout faire qui se laisse capter par le désir de l’Autre, qui se laisse donner une valeur par le désir de l’Autre.
42L’analyste signale alors un décalage supplémentaire : dans ces affaires d’amour, c’est quand même vous qui choisissez et, à l’intérieur du laisser-faire, vous continuez d’être la femme dure et forte.
Réserve, pudeur et permission
43Dans le registre de la jouissance, il y a ce trait de clandestinité – bien repéré par Freud – avec ce qui peut s’y attacher de culpabilité, avec ce que la clandestinité comporte de soumission, et une issue vers la sublimation. Là encore, nous avons un conflit avec l’identification à la femme forte, puisqu’il faut se soumettre, se cacher. Il y a une jouissance à se cacher, mais il y a tout de même une tension. C’est très bien résumé dans une expression que vous dites aimer beaucoup – pressée comme un citron –, en français dans votre texte. Pressée comme un citron par l’Autre – comme vous l’êtes d’ailleurs ici en quelque sorte – pressée par l’Autre de l’amp. Mais il y a quand même une part où vous ne vous laissez pas totalement presser comme un citron, puisque vous ne commencez votre récit qu’au deuxième analyste. C’est aussi très bien représenté par le terme quant-à-soi. Ne jamais perdre son quant-à-soi, c’est la pudeur qu’on réclame dans les récits de passe. Ce n’est pas le voile intégral, mais il reste un voile, et vous n’avez pas perdu le nord à cet égard.
44On assiste ainsi aux tribulations d’une célibataire. Vous employez le terme « la cause célibataire », mais vous ne voulez pas vous en faire le baladin. Il s’agit donc des tribulations d’une célibataire qui n’arrive pas à se satisfaire d’un homme, qui n’arrive pas à faire couple – ce qui est aussi un grand classique. Le pas-tout féminin de Lacan veut dire qu’aucune femme ne se satisfait d’un homme. Mais le trait particulier de votre témoignage, c’est qu’il n’y a pas d’au moins Un. L’amarre phallique masculine n’apparaît pas dans votre texte. Ce qui y ressemble un peu, c’est l’interprétation qui figure sur ce papier que vous avez gardé. Là, vous n’êtes pas sortie de votre quant-à-soi.
45Vous appeliez Judith Miller à exposer un jour ce genre d’objets d’interprétation. Je ne sais pas s’il est d’une pratique très répandue d’écrire des interprétations sur des bouts de papier ! C’est spécial. Je ne sais pas s’il y a de quoi faire une exposition, certainement pas un musée, en tout cas.
46D’une certaine façon, vous êtes quand même sortie de votre quant-à-soi. Décider de faire la passe et se mettre à raconter tout ce que vous avez raconté devant tout le monde, c’est la démonstration en acte de la sortie du quant-à-soi dans une juste mesure.
47Qu’en est-il du sinthome ? En lisant votre texte avec la question de savoir ce qui a changé, la formule lacanienne du passage de l’impuissance à l’impossible m’est revenue – on n’arrive pas à se déprendre de Lacan et on le presse comme un citron. Il y a un changement de modalité logique concernant ce que vous expérimentiez et traduisiez par un je n’y arrive pas et j’en souffre. Je me disais, à propos du mieux dans le sinthome, du mieux dans le cadre du mode de jouir, qu’au fond c’est bien traduit par ce simple changement de modalité logique. Modalité logique, ça dit qu’on ne change pas la proposition, que la proposition reste la même. Ce qui change, c’est le petit signe que l’on met avant et qui est – ou c’est nécessaire, ou c’est impossible, ou c’est contingent. Ici, on change le signe impuissance en signe impossible. C’est déjà une façon très simple d’appréhender comment il peut y avoir du mieux dans quelque chose qui ne change pas.
48C’est peut-être un peu réducteur, mais cela ouvre sur ce qui me paraît être présent dans votre récit : il débouche sur une certaine permission. Bien que vous n’ayez pas dit le mot interdit, toutes ces difficultés ou ces souffrances s’ordonnent au fait qu’il y a un interdit que vous transgressez, bien entendu, mais il y a de l’interdit. Et ensuite, vous faites la même chose, mais c’est permis. Le fait que ce soit permis change le statut de la clandestinité, et beaucoup d’autres choses. La permission, finalement, c’est aussi une sorte de modalité logique. L’énoncé est le même, simplement, devant, il y a ou le signe interdit ou le signe permis.
Notes
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Angelina Harari est psychanalyste, membre de l’Escola Brasileira de Psicanálise [ebp].
Traduction : Éric Dubuc, Ligia Gorini. -
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La loi judaïque du lévirat prescrit à une veuve d’épouser son beau-frère.
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Cf. notamment Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris viii, cours du 12 novembre 2008, inédit.
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[3]
J’aimerais remercier les passeurs, P. P* et F. F*, pour la délicatesse, la fermeté et la rigueur dont ils ont fait preuve dans les quatre entretiens que j’ai eus avec chacun d’eux.
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[ndt] Quedarse corto : être en-dessous du compte, calculer trop juste, ou bien ne pas exagérer.
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Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 732.
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[6]
Miller J.-A., « L’inconscient et le sinthome », La Cause freudienne, no 71, juin 2009, p. 78.
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Miller J.-A., « Semblants et sinthome », in Semblants et sinthome, volume Scilicet préparatoire au viie congrès de l’amp, Paris, École de la Cause freudienne, 2009, p. 24.