Couverture de LCDD_073

Article de revue

Ni chose ni personne

Pages 231 à 233

Notes

  • [1]
    Lacan J., Le Séminaire, livre ii, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1978, p. 93.
  • [2]
    Miller J.-A., & Laurent É., « L’Autre qui n’existe pas et ses comité d’éthique », L’Orientation lacanienne [1996-1997], enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris viii, inédit.
  • [3]
    Miller J., L’Orientation lacanienne, « L’expérience du réel, Éléments de biologie lacanienne », [1998-1999], enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris viii, leçon du 12 mai 1999, inédit.
  • [4]
    Diderot D., Le rêve de d’Alembert, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 78.
  • [5]
    Miller J.-A., L’Orientation lacanienne, « Choses de finesse en psychanalyse » [2008-2009], enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de Paris viii, leçon du 20 mai 2009, inédit.

Ni chose ni personne / Bernard Edelman, Paris, éditions Hermann, mars 2009

1Alors qu’une révision des lois de bioéthique de 1994 et [de] 2004 est prévue pour le début de l’année 2010, un petit livre très documenté nous présente, non sans ironie, l’histoire juridique du corps humain. « Comment penser ce nouveau corps », produit par le discours de la science, et qui l’a transformé en machine, gisement de valeur, ou produit de marketing, demande Bernard Edelman dans Ni chose ni personne. Dans le sillage des avancées de Michel Foucault sur le biopouvoir, B. Edelman s’interroge : « Quel régime politique se prépare en silence qui mettra la main non sur notre conscience mais sur notre corps, placé sous haute surveillance ? »

2Parti d’un vaste mouvement qui va de la désacralisation du vivant pour aboutir à la sacralité du cadavre, l’auteur décrit la constitution du corps en objet juridique, préalable à sa mise sur le marché. Philosophe, docteur en droit et avocat, il examine les transformations progressives du droit, ce « laboratoire de l’imaginaire collectif ».

3Qu’en est-il de l’être parlant ? À mesure que s’accumule le savoir scientifique, que prolifèrent les prouesses techniques, que s’étend l’empire du marché, que se durcit l’impératif utilitariste, l’impasse ne fait que s’accroître, celle-là même que l’enseignement de Lacan permet de cerner et de décrire. Dès le Séminaire II, il évoquait le fait que « l’homme a un corps [1] » et lui prédisait son avenir de machine. À l’ère de l’Autre qui n’existe pas, les comités d’éthique [2] se multiplient. Pourtant, leurs débats semblent ignorer que « la question de l’être pour l’homme se pose du côté du savoir, alors que le corps est du côté de l’avoir [3] ». Ils méconnaissent absolument la distinction lacanienne de l’organisme réel et du corps image.

4Jusqu’à une époque récente, la nature, animée ou inanimée, était une res communis offerte au tout venant. Intouchable dans son essence, elle avait un caractère immuable et sacré. S’il était certes, possible d’exploiter la nature ou de se l’accaparer, on ne pouvait, en revanche, s’approprier la matière elle-même, ni les phénomènes naturels. Tout le vivant, végétal, animal ou humain, était investi d’une sorte de sacralité. En outre, une summa divisio, héritée du droit romain, distingue strictement chose et personne.

5L’examen des controverses et des décisions des juges face aux demandes de brevet, « seul instrument juridique permettant d’exploiter du vivant », ne montre plus rien de tel. Le mouvement de l’ouvrage consiste à montrer comment les fictions juridiques construites pour traiter les demandes de brevet s’accompagnent de la chute progressive et inexorable de l’antique divisio.

6Le brevet, apparu après la Révolution, ne concernait alors que le domaine de l’inerte : le physico-chimique. Pour en arriver au domaine du vivant, il a fallu qu’on en vienne à le considérer comme un produit fabriqué. En protégeant les plantes manipulées par l’homme, le Plant Act américain [1930] a marqué ce seuil. La vie végétale, puis bactérienne, s’est ainsi trouvée progressivement assimilée à un outil, un artefact, une machine. Le débat philosophique et juridique était lancé. Il s’est étendu ensuite aux produits du corps humain puis, aux gènes humains.

7Concurrence oblige, les autorités européennes ont emboîté le pas aux scientifiques américains et japonais, en délivrant des brevets pour la fabrication, à des fins thérapeutiques, de protéines en dehors du corps humain. Le corps humain est peu à peu sorti des catégories juridiques communes, que sont les choses et les personnes, et la ligne de partage entre les unes et les autres, mais aussi entre la partie et le tout s’est modifiée, du fait de l’autonomie croissante des organes. Place au corps biologique. « Le sujet était en quelque sorte exproprié de son corps propre qui était devenu le corps de quelqu’un, un objet indifférencié pouvant être mis sur le marché […] corps anonyme pour tout dire. » À côté des proclamations du Code civil sur la primauté de la personne et le respect de son corps, la logique des brevets a introduit ainsi une conception et une représentation biologique du corps.

8Encore faut-il rendre ce corps naturalisé, accessible à la recherche, à l’industrie, au commerce. L’exploitation commerciale du corps humain nécessite de le faire passer au statut de marchandise. Il s’agit de préciser à qui appartient le corps humain. Comment ? Tout simplement en instituant la personne propriétaire de son corps, seule condition juridique pour que la personne puisse vendre des éléments de son corps : « nous nous interrogeons toujours, écrit l’auteur, sur l’étrange rapport juridique de la personne à son corps ». Et l’auteur de commenter l’extravagante recherche de l’Office Américain des brevets, et les diverses apories rencontrées dans les multiples tentatives de préciser le rapport de la personne à son corps. Il y a quelque chose de pathétique dans ces élucubrations. Sommes-nous les créateurs de notre corps ? En sommes-nous les propriétaires ? Le corps peut-il être breveté ? Pourquoi ne pas comparer le génome à un logiciel… assorti d’un copyright ? Le corps est-il un secret d’affaires ? La personne peut-elle disposer d’un droit exclusif sur ses cellules et ses tissus ? Quelles sont les règles d’accession de l’homme à un droit de propriété sur les éléments du corps propre ?

9La question se pose : « peut-on être propriétaire d’autre chose que des choses ? Nous sommes devant un vide juridique où la chose et la personne permutent sans que nous sachions très bien ce qui va de l’une à l’autre ». Quoi qu’il en soit, c’est une indécision fondamentale sur le statut de l’humain qui prévaut, dans tous les débats tenus par des Cours de justice, européennes, nationales [et] américaines. Le devenir marchandise du corps, gage de profits substantiels, s’accompagne d’un devenir something, non pas une chose mais quelque chose : une quasi-chose. « Nous devenons collectif, anonyme. » Et, du coup, nous retrouvons cette grappe humaine rêvée par d’Alembert qui faisait dire à Mme de l’Espinasse : « […] Eh bien, Philosophe, vous concevez donc des polypes de toute espèce, même des polypes humains ? [4] » Faute de disposer de la catégorie du sujet, la personne n’est plus qu’un simulacre.

10Dans son pragmatisme, le Droit ne peut traiter du néant ; il ne connaît que ce qui est : le réel. Mais le voici confronté à des êtres intermédiaires, êtres improbables oscillant entre le corps humain et le matériau biologique : après le premier bébé-éprouvette en 1978, on a vu arriver l’embryon devenu animal de laboratoire. Le statut de chose s’est étendu ensuite à toute personne à naître avec l’autorisation des bébés-médicaments. Et voici que l’OMS définit quantitativement le seuil de viabilité permettant de délivrer un Acte d’enfant sans vie. Notre summa divisio n’a plus cours ; elle a fait place à cette autre : la non-personne et la personne.

11Avec les investigations scientifiques sur des individus morts cérébralement la question se posait de savoir ce qu’est un cadavre. Les tribunaux ont tranché : l’humanité est devenue immortelle, du fait du caractère sacré de ses restes. La dignité humaine, substitut laïc de l’âme, se fait éternelle : elle survit dans le corps mort. Et la catégorie de personne humaine est convoquée pour transcender la distinction entre « chose » et « personne ». Mais le territoire que le cadavre occupe se révèle instable, du fait que le prélèvement d’organes en vue de greffes ou de transformations est autorisé, puisque la personne n’a pas fait connaître son refus de son vivant. Dès lors que le cadavre peut être utile, son caractère sacré s’évanouit : à l’État de gérer ce réservoir d’organes. Que l’État étende ainsi son empire sur les morts, c’est ce que nous annonce B. Edelman ; l’interdiction en France de la cryogénisation en vue de la résurrection en témoigne. C’est bien que l’État n’en veut pas : que dirait-on si L’homme à l’oreille cassée d’Edmond About s’éveillait dans son cercueil et s’exclamait devant Humboldt : « Vive l’Empereur ! »

12Dans tous les débats juridiques évoqués, ce qu’il en est de l’être parlant ne cesse pas de passer à la trappe. « Nous attendons les philosophes de l’avenir », conclut l’auteur. Nous pouvons déjà dire avec Lacan que la psychanalyse a un rôle à jouer dans l’orientation de la subjectivité moderne. Dans son cours de cette année, J.-A. Miller ne nous rappelle-t-il pas que ce à quoi nous avons affaire dans la psychanalyse : n’est pas le sujet de la parole, mais le corps parlant que Lacan qualifiait de mystère ?

13Il y a également articulé, lorsqu’il a remis sur le métier, à nouveaux frais, la distinction cartésienne de la pensée et de l’étendue, déjà reprise par Lacan dans Encore, la substance jouissante : « il s’agit de la substance corporelle. Il s’agit du corps vivant considéré comme substance et dont l’attribut principal serait la jouissance en tant qu’affection de ce corps [5] ».

Notes

  • [1]
    Lacan J., Le Séminaire, livre ii, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1978, p. 93.
  • [2]
    Miller J.-A., & Laurent É., « L’Autre qui n’existe pas et ses comité d’éthique », L’Orientation lacanienne [1996-1997], enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris viii, inédit.
  • [3]
    Miller J., L’Orientation lacanienne, « L’expérience du réel, Éléments de biologie lacanienne », [1998-1999], enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris viii, leçon du 12 mai 1999, inédit.
  • [4]
    Diderot D., Le rêve de d’Alembert, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 78.
  • [5]
    Miller J.-A., L’Orientation lacanienne, « Choses de finesse en psychanalyse » [2008-2009], enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de Paris viii, leçon du 20 mai 2009, inédit.
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