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Article de revue

La fragilité d’une œuvre colossale

Pages 118 à 137

Notes

  • [*]
    Guy Briole est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
  • [1]
    Édition : Pascale Fari, avec la contribution de Michel Héraud et Caroline Pauthe-Leduc. Transcription de la discussion : Giorgia Tiscini et Florence Frachon. Merci à Nathalie Georges et à Christiane Alberti de leurs conseils avisés quant à l’édition des trois conférences publiées dans le présent numéro. Les trois autres conférences de ce cycle La paranoïa selon les grands psychiatres – organisé par l’Institut du Champ freudien sous la présidence de Jacques-Alain Miller – figureront dans le numéro 74 de la Cause freudienne.
  • [2]
    Kraepelin E., cité par J. Lacan in De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1975, p. 59-60.
  • [3]
    Cf. Schreber D. P., Mémoires d’un névropathe, Paris, Seuil, 1975, p. 11.
  • [4]
    Cf. Kraepelin E., Lebenserinnerungen, éd. H. Hippius, G. Peters, D. Ploc, Berlin, Springer-Verlag, 1983. Nous avons eu accès à une traduction inédite en français – ce pourquoi nous remercions Philippe La Sagna. Les citations de ce paragraphe s’y rapportent. Pour le reste du texte, nous les mentionnerons sous l’intitulé : « Mémoires ».
  • [5]
    La huitième édition de Ein Lehrbuch für Studierende und Ärzte [Leipzig, Barth] débutera en 1909 et s’achèvera en 1915. L’ouvrage n’a jamais été traduit en français. Une version numérisée de la dernière édition allemande est consultable depuis le site de la bnf.
  • [6]
    Cf. Kraepelin E., Introduction à la psychiatrie clinique, Paris, Navarin, coll. Bibliothèque des Analytica, 1984.
  • [7]
    Cf. American Psychiatric Association, « Introduction », dsm-iv. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, 4e éd. (Version internationale, Washington dc, 1995), trad. franç. J.-D. Guelfi & al., Paris, Masson, 1996.
  • [8]
    Ey H. (travail présenté devant la Société de l’Évolution psychiatrique en 1957), cité par P. Levy-Soussan in Psychiatrie, Paris, System, coll. Med-Line, 2001-2002, p. 165.
  • [9]
    Cf. Lacan J., De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 23.
  • [10]
    Cité par J. Lacan in De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 23.
  • [11]
    Kraepelin E., « La folie systématisée. Paranoïa (1) », Analytica, n° 30, 1982, p. 23.
  • [12]
    Cf. Kraepelin E., Introduction à la psychiatrie clinique, op. cit., p. 180-192.
  • [13]
    Tanzi E., « Paranoïa », Analytica, n° 30, 1982, p. 70.
  • [14]
    Cf. Kraepelin E., Introduction à la psychiatrie clinique, op. cit., p. 29-39.
  • [15]
    Cf. ibid., p. 5-16.
  • [16]
    Cf. ibid., p. 206-218.
  • [17]
    Cf. ibid., p. 386.
  • [18]
    Cf. Lacan J., De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 58.
  • [19]
    Kraepelin cité par J. Lacan in De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 29.
  • [20]
    Ibid., p. 59-61.
  • [21]
    Cf. Kraepelin E., Introduction à la psychiatrie clinique, op. cit., p. 5-9.
  • [22]
    Ibid., p. 184.
  • [23]
    Lacan J., De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 27.
  • [24]
    Lacan J., « Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’expérience », in De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 385.
  • [25]
    Lacan J., De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 70.
  • [26]
    Cf. Guelfi J.-D., Boyer P., Consoli S., Olivier-Martin R., Psychiatrie, Paris, puf, 1987, p. 384.

1Jacques-Alain Miller — Nous allons entendre la première[1] des six conférences annoncées sur le thème La paranoïa selon les grands psychiatres. Cette série est articulée à la Journée des Sections cliniques, intitulée L’Autre méchant où des cas cliniques seront présentés et discutés. Nous avons voulu donner à cette journée une assise dans la littérature psychiatrique.

2Le thème de l’Autre méchant est évidemment plus vaste que celui de la paranoïa, et beaucoup moins précis. Pour cette série de conférences, nous avons choisi de restreindre le champ à un concept reçu de la littérature psychiatrique classique, bien qu’il soit assez dissous dans les manuels contemporains. Nous nous rapportons donc à la littérature psychiatrique classique, celle que Freud a pratiquée, celle que Lacan a inventoriée et enrichie lui-même par sa thèse De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, qui – non sans réticence de sa part – a été republiée en 1972 aux éditions du Seuil. Ces bases psychiatriques de la psychanalyse sont tout à fait nécessaires.

3À tout seigneur, tout honneur, nous commençons par Emil Kraepelin, auquel on rapporte classiquement l’invention, ou du moins la mise en forme, la formalisation du concept clinique de paranoïa.

4Emil Kraepelin, ce botaniste contrarié, a dû renoncer à la psychologie expérimentale pour s’orienter vers la psychiatrie. Travailleur inlassable et méthodique, il a établi, en sept éditions successives, une véritable taxinomie psychiatrique. Ce qui peut, au premier abord, apparaître comme le premier socle athéorique des maladies mentales, se révèle contenir une conception pathogénique déduite de la clinique. Au fur et à mesure de la publication de ses Traités, se dégage de l’ensemble des maladies mentales – dont l’étiologie est infectieuse ou génétique et l’évolution péjorative – une entité toujours plus restreinte, la paranoïa, dont la pathogénie est purement psychogénique. Elle fait ainsi exception dans l’œuvre colossale de Kraepelin : selon lui, la paranoïa est un « combat passionné » mené par des sujets ayant des « armes insuffisantes [pour] surmonter les difficultés de la vie » [2].

5« Il me fit des reproches injustifiés et me congédia sans même m’écouter. Je démissionnai de ce service qui ne m’avait apporté que blessures et offenses, au lieu de la promotion scientifique espérée. […] J’étais résolu à sauver mon honneur. » Voilà des propos, bien sentis, qu’un paranoïaque ne démentirait pas et qui confirment que l’Autre méchant est là pour tout le monde. Certes, plus ou moins selon la manière dont est mise la barre sur cet Autre. Selon, c’est selon la manière de concevoir la mise en place de cette barre – d’autant que, même mise en place, celle-ci n’empêche pas que dans certaines circonstances tout un chacun puisse être envahi du soupçon que l’Autre lui veut du mal. Ce soupçon peut apparaître au lieu même où se pose au sujet une question éthique.

6Les propos que je viens de citer sont ceux de Kraepelin, quand il a rencontré cet Autre méchant en la personne du professeur Paul Flechsig [3] – celui-là même que Schreber appelait « l’assassin d’âmes ».

Emil Kraepelin par lui-même

7Kraepelin nous a en effet laissé une autobiographie, rendue publique par ses légataires en 1976, sous le titre Lebenserinnerungen[4], pour le cinquantième anniversaire de sa mort. Au-delà de leur style descriptif et souvent ennuyeux, ces « Mémoires » se révèlent riches d’enseignements. La vie de Kraepelin est imbriquée à son œuvre. Il est né en 1856, la même année que Freud. Professeur de musique, son père, qui voulait élever le niveau culturel du peuple, faisait la lecture de Shakespeare et de Fritz Reuter – un auteur populaire – aux artisans et aux ouvriers. Il est mort en 1882, Kraepelin avait vingt-six ans. De sa mère, il dit seulement qu’elle était disponible pour les enfants et très aimée de ses amis.

8Il dit avoir suivi une scolarité appliquée et avoir toujours eu le « sens du devoir ».

Une vocation classificatoire précoce

9Karl, son frère aîné de huit ans, a eu une très grande influence sur lui, dès son enfance. Il étudiait les sciences de la nature : la botanique, la zoologie et les théories de l’évolution. Ce frère est sa référence en toutes choses et il lui demandera conseil en chaque occasion importante de sa vie. À ses côtés, il prendra goût pour les méthodes classificatoires de la botanique qu’il transposera en psychiatrie. C’est à partir d’un voyage fait en compagnie de Karl, à Java en 1904, qu’il initia un travail sur la « psychiatrie comparative » [Vergleichende Psychiatrie]. Très grand voyageur, il sera toujours intéressé par l’observation des symptômes au travers des cultures ; ne pas en connaître la langue ne constituait nullement un obstacle pour lui : « L’ignorance de la langue est une excellente condition d’examen. »

10Kraepelin a manifesté très jeune – dès le secondaire – un intérêt pour les sciences de la nature. Le docteur Louis Krüger, un ami de son père, l’a beaucoup influencé. Sachant que le jeune homme s’intéressait à la médecine, il l’emmenait avec lui à l’hôpital. Dans la bibliothèque de cet établissement, Kraepelin découvrit un livre qui, dit-il, décida de son avenir : les conférences du Dr Wilhelm Wundt – le fondateur de la psychologie expérimentale – sur l’âme humaine. Il décide de ne pas devenir ophtalmologiste et de se spécialiser dans la psychologie expérimentale. Dès lors, il écrit ses propres rêves et « examine leur genèse ». Il a dix-sept ans.

11La botanique et la psychologie expérimentale sont ses deux passions. Il renoncera à la première et poursuivra toute sa vie sa chimère – se consacrer à la psychologie expérimentale – et ce, jusqu’à ses dernières années avec la fondation de son Institut de recherches en 1926 à Munich, dont la première section était celle de « Psychologie expérimentale ».

12C’est donc vers la médecine, qui l’ennuyait, qu’il se dirige. Il commencera ses études en 1876 à Leipzig. Il a un grand intérêt pour la zoologie et les cerveaux des reptiles, mais aussi pour la philosophie dont il suit des enseignements. Il lit Kant, Hume, Locke, Berkeley… Durant l’été, il rencontre le botaniste Julius von Sachs, et participe régulièrement aux sorties botaniques. Il assiste aux cours de Wundt, particulièrement ceux qui concernent la vue et l’ouïe. Il commence à fréquenter les services de psychiatrie d’Hermann Emminghaus et de Franz von Rinecker.

13À vingt ans, tout est en place pour ce qui va être au centre de ses élaborations futures : la psychiatrie, l’examen des cerveaux, la classification selon les modalités de la botanique, l’étude de la sensorialité (voix et ouïe), l’approche de l’homme par la philosophie.

Une haute idée de soi

14À vingt et un ans, il est assistant dans le service de Rinecker. Confronté à l’univers de la folie, il fait face à un suicide par pendaison et se dit effrayé par certains patients. Il en perd le sommeil et se fait une injection de morphine, qui, provoquant des nausées et une forte crise d’angoisse, aura des effets déplorables sur lui.

15C’est à partir de cette expérience qu’il fera toujours cas, ainsi qu’il l’a écrit, de l’hypothèse toxique, parmi les étiologies. Il sera aussi un lutteur acharné contre l’usage des toxiques et de l’alcool. Ce sera l’un des grands combats de sa vie. « J’en vins à proposer ma propre abstinence comme exemple pour […] combattre […] la grande misère alcoolique de notre peuple. » Ainsi fonda-t-il la « Société des médecins abstinents », non sans noter qu’il n’était pas rare que des collègues se moquent de lui.

16C’est l’un des traits de Kraepelin : il a une haute idée de lui-même. À vingt-deux ans, après des examens universitaires difficiles, il écrit : « enfin libéré de ces misères, je pus m’attaquer de toutes mes forces au but que l’arrogance de la jeunesse m’avait assigné, être professeur de psychiatrie à trente ans ».

Une carrière en impasse

17Pour parvenir à son but, il se met sous la protection de différents maîtres dont il fera le jeu tout en tirant profit de ces situations. Il n’hésite pas lui-même à solliciter leur appui et dit invariablement de chacun : « Il me fit une très forte impression. » Parmi ces maîtres, Wundt, bien sûr, à Leipzig mais aussi Bernhard von Güdden, psychiatre à Munich qui fut l’expert désigné de Louis ii de Bavière et que l’on retrouva mort à ses côtés sur les bords du lac de Starnberg. L’influence de ces maîtres se marqua aussi bien dans sa vie professionnelle que personnelle. Ainsi, il quittera Wundt et la psychologie expérimentale pour rejoindre Güdden et la psychiatrie où il avait plus « d’avenir universitaire », et où il se fiancera.

18Sur le chemin de l’élève appliqué et protégé, un obstacle : le conflit avec le professeur Flechsig. Après deux mois passés dans son service, ce dernier le déclare incompétent pour travailler en psychiatrie et le congédie. C’est la première fois qu’il est confronté à une telle attitude, il est « blessé ». Ce sont les propos que nous rapportions au début de cet exposé. Il se place sous la protection de Wundt et explique ses déboires par un conflit portant sur un plagiat entre Güdden et Flechsig, dont il serait la victime.

19En impasse professionnelle, il accepte de rédiger, en 1883, un Compendium de psychiatrie. Ce sera le premier des huit Traités successifs [5] – chaque réédition faisant l’objet d’une révision, dont la dernière sera publiée après sa mort. Il accepte cette rédaction alors qu’il a « des lacunes qui auraient dû l’amener à renoncer ». En fait, il a très peu de connaissances en psychiatrie à cette époque. Ce point a un intérêt quand on sait que Kraepelin a consacré sa vie à parfaire ce premier travail « incomplet », « lacunaire ». C’est ce qu’il précise en 1908 quand il commence la rédaction de la huitième révision de son Traité : « Plutôt que d’écrire des articles isolés, des communications scientifiques faisant valoir tel ou tel point, j’ai choisi de faire avancer en bloc l’ensemble, avec les corrections nécessaires. »

Cinq moments-clés

20À partir de 1883, Kraepelin va occuper plusieurs postes dans des villes et des pays différents, selon les opportunités. Cinq moments clés peuvent être isolés dans sa carrière :

  • 1884, Leubus (Silésie) : il est chef du service de psychiatrie. Il se marie cette même année.
  • 1885, Dresde : il dirige une « section d’aliénés » de quarante lits et une section de neurologie de même capacité.
  • 1887, Dorpat (Estonie) : il est nommé professeur après intervention d’Hermann Emminghaus. Pour la deuxième édition de son Traité, il en effectue une première révision, qui complète les lacunes de la première. Deux ans plus tard, il s’attelle à la deuxième révision (troisième édition) : la catatonie n’a plus la même importance dans les descriptions cliniques de la schizophrénie.
  • 1891-1899, Heidelberg : sa nomination va constituer un tournant dans sa vie, aussi bien sur le plan personnel que professionnel.
  • À partir des années 1900, il s’éloigne de l’observation clinique directe des malades pour se consacrer aux révisions de son Traité et à la publication de son Introduction à la psychiatrie clinique[6]. Il exerce à Munich, où sa notoriété attire de nombreux collaborateurs.

Un tournant décisif

21Sa nomination à Heidelberg en 1891 va être décisive. C’est un tournant de sa vie. Le couple avait eu une première fille en 1887 – elle étudiera la médecine et aidera son père à rédiger sa huitième révision en 1908 –, puis une seconde, décédée d’une diphtérie à l’âge d’un an et demi. Avant le départ pour Heidelberg, un garçon venait de naître. Or, il mourut d’une septicémie, secondaire à une infection contractée durant leur voyage vers cette ville. « Le paysage de Heidelberg et la satisfaction qu’offrait mon champ d’activité nous aidèrent à surmonter ces débuts difficiles. » Pas un mot de plus.

22Le tournant est aussi professionnel et son autobiographie se fait riche d’annotations cliniques et conceptuelles, qui restent cependant circonscrites à l’œuvre et aux descriptions très détaillées de ses voyages.

23C’est au cours de cette période, qui s’étend jusqu’en 1903, que le temps et l’environnement scientifique lui permettent d’exercer ses talents de clinicien observateur. Il s’intéresse aux formes cliniques qui mêlent délire, manie et mélancolie et qui ont une évolution déficitaire rapide. Sa question est de savoir comment les séparer des autres par un diagnostic précoce. Toujours, le primat de l’observation prévaut.

24Kraepelin est un grand voyageur et, chaque fois que cela lui est possible, il cherche à rencontrer ses collègues psychiatres qu’il interroge avec intérêt sur la particularité de leur pratique – exception faite des Français qu’il trouve « arrogants ». Fin connaisseur des travaux de son époque, il les intègre aux siens, souvent sans les nommer. Indiquons au passage que Freud n’est jamais mentionné dans l’œuvre de Kraepelin.

25Inlassablement, il travaille à l’organisation de la classification des maladies psychiatriques. Pour cela, il invente deux choses :

26- La boîte à diagnostic. Après l’entretien avec le patient, chacun des participants écrit le diagnostic sur un papier qui est mis dans une urne. Au tirage, chacun doit argumenter sa proposition.

27L’auto-enseignement. Chacun s’enseigne par lui-même, à partir du malade, sans savoir préalable mais en s’exerçant à l’observation. Cela doit aboutir à une classification et à un diagnostic clinique. Il est l’inventeur des arbres décisionnels du diagnostic avant l’heure. Kraepelin comme précurseur du dsm[7] !

28En 1893, il effectue la troisième révision (quatrième édition) de son Traité. Un chapitre particulier attire l’attention, celui des « Processus psychiques dégénératifs » : y sont rangées la dementia praecox (incluant la démence précoce de Benedict A. Morel et l’hébéphrénie de Ewald Hecker), la catatonie (reprise de Karl L. Kalbaum) et les démences paranoïdes que Kraepelin extrait du groupe de paranoïas, du fait que le délire y est changeant et l’affaiblissement rapide.

29La paranoïa est déjà un système qui se tient au regard de l’a-structuration des démences paranoïdes. L’intérêt de Kraepelin reste néanmoins vectorisé par la séparation entre la dementia praecox et l’aliénation maniaco-dépressive.

30Trois ans plus tard, en 1896, la quatrième révision marque un virage conceptuel : le critère évolutif est central. La question de l’évolution vaut comme validation rétroactive des signes de début de la maladie. Les signes de la maladie s’effacent devant ce qui, pour Kraepelin, est décisif : les conditions d’apparition, l’évolution et la terminaison de la maladie. De là provient l’adage énoncé par Henri Ey : « La schizophrénie est à la fin et non au début. » [8] C’est l’évolution qui valide, ou non, le diagnostic initial.

31La paranoïa y acquiert une place originale. Tous les délires qui n’évoluent pas sur un mode déficitaire sont considérés comme paranoïaques. Ainsi se trouvent-ils différenciés de la psychose maniaco-dépressive, d’évolution cyclique, et de la dementia où prédominent la désagrégation et les hallucinations.

La notoriété du rédacteur

32L’année 1900 est celle de la cinquième révision du Traité (sixième édition) qui constitue la première version de son Introduction à la psychiatrie clinique. Cette dernière publication marque le passage du clinicien, observateur au milieu de ses malades, au rédacteur : « Je devais me tenir éloigné du service pour me consacrer à mes recherches et à l’établissement des diagnostics. » L’ouvrage comprend alors treize chapitres ; le dixième chapitre est consacré à la paranoïa, réduite aux formes épurées des délires.

33Exerçant à Munich, Kraepelin est au sommet de sa carrière. Sa réputation est telle qu’il attire de très nombreux collaborateurs, parmi lesquels Aloïs Alzheimer, Sigbert Joseph Ganser, etc.

34En 1905, il procède à la sixième révision du Traité (septième édition) qui est la seconde version de son Introduction à la psychiatrie clinique ; elle reprend celle de 1900, avec quelques retouches. La doctrine de la dégénérescence se précise. Le diagnostic de paralysie générale se substitue à celui de démence paralytique.

35Le Traité en quatre volumes voit le jour à partir de 1909 (septième révision, huitième édition). C’est un travail auquel sa fille, étudiante en médecine, participe. Kraepelin a toujours le souci de parfaire sa méthode de travail : c’est une classification qui se construit au travers de l’analyse de petits détails répétés ; il sépare les pathologies, en regroupe d’autres ; il classifie selon les étiologies et, surtout, selon l’évolution.

36L’autobiographie se termine avec des considérations sur la guerre, qui éloigne ses collaborateurs du service. Il est lui-même trop âgé pour être mobilisé mais il déploiera de multiples activités autour de « l’effort de guerre ». Il est fortement touché par les revers de l’armée allemande ; « je vis avec une douleur terrible ma patrie rabaissée. » Il visite plusieurs usines d’armement et dit son admiration pour « la belle industrie allemande ».

37Inauguré le 13 février 1917, l’Institut de recherche se constitue grâce à des fonds d’État et à ceux des industries allemandes. Les « Mémoires » s’achèvent avec cette phrase : « J’espère que ce lieu de la science allemande pourra, lui aussi, servir de manière efficace le relèvement de notre nation. » Kraepelin meurt en 1926 à l’âge de soixante-dix ans.

Une clinique différentielle de la paranoïa

38Pour ce qui est de la paranoïa, jusqu’à la cinquième révision du Traité (1900), Kraepelin adopte d’abord les positions qui avaient cours dans la psychiatrie allemande. La paranoïa se différenciait de la mélancolie par l’opposition entre les troubles du jugement et les troubles affectifs – lesquels se trouvaient cependant mêlés au cours de la période d’état. Le diagnostic différentiel se faisait alors à partir de leur ordre d’apparition : troubles du jugement dans la paranoïa, troubles affectifs dans la mélancolie.

39Or, Kraepelin estime cette conception erronée, car selon lui les troubles du jugement et les troubles affectifs sont d’ordre psychologique et non clinique. Le diagnostic ne se fait donc pas sur le début des troubles mais sur leur évolution [9], quand la systématisation a établi la modalité évolutive.

Ce qu’est la paranoïa

40Kraepelin définit la paranoïa comme le « développement insidieux, sous la dépendance de causes internes et selon une évolution continue, d’un système délirant durable et impossible à ébranler, et qui s’instaure avec une conservation complète de la clarté et de l’ordre dans la pensée, le vouloir et l’action » [10].

41Ainsi, comme il le dit lui-même, il fait « prendre une place tout à fait originale au concept de paranoïa » [11]. Quels que soient le mode de début et les voies par lesquelles passe la construction du système délirant, Kraepelin tient pour décisif le caractère inébranlable du délire. Le système interprétatif qui y conduit peut se faire à partir de coïncidences, d’événements réels, de convictions ; rarement à partir de troubles sensoriels.

42Les idées délirantes sont organisées selon un système où il existe une continuité entre les idées délirantes. Cet ensemble délirant a pu passer inaperçu du milieu familial et professionnel. Souvent, c’est un incident qui révèle l’existence de cette organisation ; celle-ci apparaît alors dans sa structure aboutie. La systématisation, comme l’évolution, est prépondérante.

43C’est ce que va démontrer Kraepelin dans la quinzième leçon de son Introduction à la psychiatrie clinique de 1905 [12]. Il va y présenter deux cas cliniques, un délire des grandeurs et un délire de quérulence auxquels il faudrait ajouter la « psychose carcérale » – qui est pour lui une situation expérimentale exemplaire, les idées de persécution étant liées aux conditions qui les font apparaître : l’enfermement.

Le « cotillon » vous dis-je !

44Ce citadin de soixante-deux ans revêtait – dit Kraepelin – un « air de dignité » qui le faisait paraître un homme du monde. Le paranoïaque a aussi, souvent, un souci de paraître. Il avait, de fait, amassé par le passé une petite fortune à Quito en faisant des affaires. Puis, il avait perdu une somme importante sur la vente d’une maison, mais il lui restait suffisamment d’argent pour bien vivre.

45Cet homme qui veut faire partager sa certitude est un inventeur tout autant en géopolitique qu’en agronomie ou encore en voies ferrées. Un inventeur qui se sent lésé, spolié, au regard de la haute reconnaissance qu’il pourrait attendre de divers pays d’Afrique, mais surtout de l’Équateur. Au lieu de cela, un internement en psychiatrie ! Tout est organisé pour l’évincer et ses ennemis ne désarment pas, d’autant plus qu’ils sont animés par une femme implacable qui le persécute depuis près de vingt-cinq ans. C’est la fille du consul anglais à Quito – qu’il a surnommée Bulldog – et qui le poursuit pour un projet de mariage auquel il se refuse. Là est la source de tous ses ennuis. « Que voulez-vous, dit-il, le cotillon » !

46Dans la construction de ce patient, tout revient à ce point et s’y réduit, pour de nouveau irradier et atteindre divers domaines de sa vie. Il a, pendant longtemps, maintenu une foi inébranlable en un futur où tout s’arrangerait et où il serait riche. Il avait, sur ceux qui l’écoutaient, un certain pouvoir de conviction. C’est ce qui l’avait amené – dans ce climat de confiance, si l’on peut dire – à demander, à plusieurs reprises la main de jeunes filles. Ce fut là son imprudence et le motif de son premier internement. Jusque-là, il n’avait pas attiré l’attention de son entourage.

47Pour ce délire de grandeur, le premier point qui retient Kraepelin est l’absence de troubles de l’émotivité ou thymiques.

48Sa conduite à l’hôpital était irréprochable. Il serait même sociable si ce n’est que tout est constamment rapporté à la considération qu’on doit lui porter.

49La paranoïa est cette affection qui associe « l’autophilie » [haute estime de soi] et « les idées de persécution » qui se développent lentement en un « système », dans lequel les troubles thymiques sont absents. L’évolution, lente et inexorable, va du soupçon à la certitude. Ainsi, le paranoïaque garde longtemps cette apparence de normalité. L’élaboration interne se fait à bas bruit et c’est une coïncidence qui révèle la pathologie qui peut venir, de nouveau, à s’estomper et à être masquée. Ce n’est pas, pour Kraepelin, une guérison, car il récuse la curabilité de ces états. Il aurait pu faire sien l’adage d’Eugenio Tanzi – un autre grand nom de la psychiatrie de cette époque, en Italie : « Le paranoïaque ne guérit pas, il désarme. » [13]

« Être saisi » !

50« Être saisi » pourrait qualifier le délire de quérulence qui apparut chez ce maître-tailleur de quarante-deux ans, sept ans après sa faillite et des démêlés avec l’avocat de ses créanciers. Il enferme l’huissier venu le saisir et court porter plainte contre lui !

51Le persécuté-persécuteur fut condamné et un journal satyrique s’empara de cette affaire en publiant un article dont le titre – « écrit d’une manière à attirer l’attention », dit le patient – était : « Saisie ». Le mot « maître-tailleur » y était, dit encore le patient, « imprimé de manière à frapper les yeux ». Le voilà, en effet, saisi de ces coïncidences. Donc, à partir de mauvaises affaires et d’une réaction inadaptée, notre maître-tailleur est pris en tenaille dans une série de faits judiciaires et journalistiques. S’ensuivent une série de plaintes et une escalade dans les tribunaux où il les adresse. Sa plainte n’est jamais reçue comme il le souhaiterait ; elle ne peut être entendue. Ainsi en est-il à vouloir faire un procès aux magistrats tout en continuant à faire confiance au fonctionnement de la justice. Avec un style à « prétentions juridiques », il se fait lecteur du Code, et répète les mêmes erreurs. Il accumule tous les détails qui, pour lui, ont valeur de preuve.

52Longtemps, aucun trouble ne fut perceptible à ceux qui venaient dans son échoppe lui confier des travaux de confection.

53Kraepelin est convoqué par le tribunal à fournir un rapport d’expertise sur ce sujet. Il souligne trois points :

54Le sujet est conscient de sa situation.

55Il est volubile à raconter son histoire avec la justice.

56L’avocat est au centre de ses ennuis. Puis, ce qui restait contenu alors dans le circuit judiciaire se trouve débordé par l’extension délirante.

57Comment se fait le développement paranoïaque ? L’avocat est mal disposé à son égard et, de ce fait, le greffier et le procureur se sont fait une idée fausse. Un « lien » existe entre eux. Ce « lien » devient une « alliance » et le complot s’organise dans une « alliance secrète » qui réunit les « alliés habituels de l’ombre » : les francs-maçons et la haute finance juive. Tous ont la presse et la justice à leur service. Bien qu’il se sente victime du « poison de la fontaine judiciaire et religieuse », il conserve une foi inébranlable en la justice.

58Kraepelin note que rien ne l’arrête sur la pente de sa propre perte et de celle des siens. Voilà, dit-il, l’odyssée de la vie des aliénés quérulents. L’injustice dont ils se sentent victimes peut être réelle ou imaginaire. Ici, les faits sont réels ; c’est l’interprétation qui est délirante et extensive pour, enfin, se centrer sur une justice qui ne peut lui rendre raison.

59Relevons deux annotations de Kraepelin. « Les quérulents ne sont pas toujours des querelleurs » ! La quérulence peut être très localisée à une question, une affaire. En dehors de cela, note-t-il, ce sont souvent des personnes douces et tranquilles ! À l’opposé, ils peuvent présenter une très forte dangerosité quand s’y ajoutent l’irascibilité et l’idée de se faire justice soi-même. Ces exaltés passionnés sont souvent internés.

Ce que n’est pas la paranoïa

60Kraepelin retire de la paranoïa toutes les affections mentales endogènes ou dans lesquelles on peut identifier une organicité. Ainsi, les deux grands diagnostics différentiels se font avec la démence précoce et la mélancolie. Pour celles-ci, il relève le caractère endogène, donc la dimension constitutionnelle et l’existence d’un terrain ; la mélancolie comporte en outre une dimension morale. Deux autres grandes catégories ne doivent pas être confondues avec la paranoïa : les délires de persécution avec une organicité et les « anomalies psychiques ».

La démence précoce [14]

61La différenciation est simple, dit Kraepelin qui, pratiquement, propose une opposition binaire.

Démence précoceParanoïa
Polymorphisme des thèmes délirants« Le système délirant »
RuptureDéveloppement
HallucinationsInterprétations
Affaiblissement intellectuelMaintien des capacités
IndifférenceLutte. Injustice
Vie en milieu asilaireL’enfermement est insupportable

La mélancolie

62Même si Kraepelin maintient la paranoïa et la mélancolie comme deux affections bien séparées, leur différenciation reste complexe. Dans la mélancolie [15], le trouble thymique est accentué et mêlé à un trouble anxieux qui, dans sa forme marquée, peut se présenter comme un trouble délirant, notamment à thèmes hypocondriaques. Les idées de châtiment sont poursuivies, inlassablement.

63Le cas de ce cultivateur de cinquante-neuf ans, présenté par Kraepelin comme une mélancolie typique, peut nous interroger. Cet homme estime avoir « caché ses péchés de jeunesse ». Il aurait été – la formule est intéressante bien qu’elle n’ait pas suscité plus de curiosité – « impudique avec lui-même ». De plus, ajoute Kraepelin, il avait « imaginé une foule de bêtises ». Pas n’importe lesquelles, dirons-nous : il note la présence d’un autre qu’il pense être le diable ; il est abandonné de Dieu qui l’a lâché ; il tente de s’étrangler pour en finir avec toute cette souffrance qui lui est imposée.

64Kraepelin raisonne ainsi : ce patient trouve l’origine de ses péchés dans sa jeunesse, pourtant cela ne l’avait pas gêné jusque-là. Donc, selon Kraepelin, ce n’est pas une cause qui peut être retenue mais un processus morbide générant une anxiété qui se transforme en un « délire de culpabilité », d’où l’idée de l’abandon de Dieu !

65Nous évoquerions plutôt un déclenchement avec un reproche centré sur une faute touchant à l’éthique sexuelle, la dimension hallucinatoire, le lâchage divin et l’envahissement de la pensée.

MélancolieParanoïa
La place du reprocheDans le sujet lui-mêmeAutre désigné
Autre social
Le délireDélire de petitesseDélire de grandeur
La réactionChâtiment méritéObtenir réparation
DangerositéLui et les autresLes Autres et lui

66Mélancolie et paranoïa se présentent comme deux affections en doigt de gant retourné.

Les délires de persécution avec organicité

67Ces différentes formes de délires sont abordées dans la dix-septième leçon [16].

68Tel est le cas de ce cultivateur de soixante-cinq ans, traversé par des courants électriques émis par des appareils qui peuvent l’influencer. Ses voisins sont au centre de ce complot animé par le cordonnier, le persécuteur désigné.

69Tout est fait pour lui nuire ; il en a la ferme conviction. Il demande protection au maire, puis au préfet : on veut lui nuire en raison de ses idées de réforme de l’agriculture internationale. Les idées de grandeur et la dimension persécutive sont nettement individualisées ; les idées de jalousie aussi. Alors, pourquoi n’est-ce pas une paranoïa ? Le début a été brutal et Kraepelin récuse la paranoïa aiguë pour privilégier un long mûrissement du délire. Mais, la question qu’il met au centre du diagnostic est celle de l’âge et de ses conséquences somatiques. Il s’agit donc d’un « délire sénile de persécution ». Passé soixante ans, on ne peut plus être paranoïaque, mais seulement sénile !

70Un autre cas présenté est celui d’un officier de quarante-deux ans, dont le délire de persécution a débuté après que – dans une maison de convalescence – un « chevalier d’industrie » a pénétré dans sa chambre durant la nuit… Tout est en place d’emblée : la conviction d’une intention mauvaise chez l’autre, les idées de grandeur… Or, Kraepelin centre toute son attention sur un trouble particulier qu’il désigne du terme : « erreur de souvenir ». L’examen découvre une polynévrite dans un contexte d’alcoolisation chronique. La conclusion de Kraepelin est qu’il s’agit d’un syndrome de Korsakov et non d’une paranoïa.

71Pour Kraepelin, la découverte d’une organicité fait de celle-ci une cause dont le délire est la conséquence. Il parle alors de « stupidité du délire », étant donné que « ce dernier […] n’a exercé aucune influence sur l’impression que le malade reçoit de tout ce qui l’environne ».

72Dans son avancée, Kraepelin dégage de plus en plus de formes « pures » de paranoïa.

Les anomalies psychiques

73Sous cet intitulé, la vingt-neuvième leçon regroupe notamment les dégénérés avec haute idée de soi-même et les pseudo-quérulents qui sont des sujets dotés d’un « invincible penchant aux querelles », sans délire ! Le cocasse du cas rapporté par Kraepelin est qu’il s’agit d’un sujet devenu quérulent après un revers de fortune ; il fut alors entraîné dans la quérulence procédurière par sa femme qui l’avait, jusque-là, contenu durant des années et qui avait elle-même présenté, à la suite d’un procès perdu, un véritable délire de quérulence ! [17]

Le dernier Kraepelin et la paranoïa

74C’est celui de la huitième révision de son Traité, débutée en 1908, dont la publication s’achèvera en 1915. Au fil des différentes révisions, Kraepelin modifie sa conception de la paranoïa. Cependant, il avance que son intérêt se porte davantage sur la démence précoce et la psychose maniaco-dépressive. Il ne néglige pas pour autant la paranoïa, qu’il dégage au contraire d’une conception purement organique. À la fin, il en viendra à une conception psychogène de la paranoïa [18]. Certes, il est possible d’établir une liaison entre le délire et une occasion extérieure – une coïncidence – qui est souvent un préjudice réel ou supposé. Mais le long développement que constitue l’élaboration délirante systématisée porte sur des motions internes : « un certain déplacement des conditions extérieures et intérieures » [19].

75Le délire trouve sa source dans un sentiment d’insuffisance, de déficience en relation avec un monde extérieur vécu comme hostile ou, aussi, bienveillant. C’est entre ces deux vécus que se produit le conflit interne où peut prendre place une aspiration à la notoriété, à la richesse. La paranoïa est au carrefour où se croisent les conflits vitaux, leur élaboration intime et les réactions sociales. Ce dernier point sera particulièrement accentué par Kretschmer.

76Ainsi, pour Kraepelin, le délire de persécution repose sur « des dispositions déficientes d’où résulte une insuffisance dans la lutte pour la vie ». Ce passionné de la vie et de la justice aurait donc des « armes insuffisantes à surmonter les difficultés de la vie ». Sur ce chemin de la vie, il trouvera des « influences hostiles », contre lesquelles il pourra mener un « combat passionné ».

77Le délire de grandeur est celui qui est le plus marqué par Kraepelin du sceau psychogène. La personnalité paranoïaque est, ici, simplement « la déformation pathologique de tourments, qui sont les plus communs dans la vie des hommes ». La passion de la jeunesse, par exemple, porte à cette déformation, mais cette passion trouve à se réguler dans les défilés étroits des exigences et de la vie quotidienne. Le sujet est amené, dirons-nous, à en rabattre sur ses prétentions exaltées. Si le sujet n’y consent pas, c’est la voie ouverte au délire de grandeur. L’annotation de Kraepelin est que la paranoïa serait « la trame poursuivie dans l’âge mûr des plans de haute volée du temps de la jeunesse » [20].

78Quoi qu’il en soit, c’est l’élaboration interne qui est décisive dans un développement qu’une coïncidence pourra peut-être, à ce moment-là, faire apparaître au grand jour, complète, structurée, au détail près.

79Kraepelin élève la paranoïa à un statut qui la dégage des autres maladies mentales pour en faire une affection psychogène. Pour un peu, ce serait quasiment une position singulière du sujet normal qui, face à une injustice réelle, pourrait développer une paranoïa légitime.

80Tous paranoïaques, donc… ! Néanmoins, pour ceux qui vivent leur paranoïa de manière névrotique, une barre, plus ou moins efficace, est posée sur l’Autre méchant.

Kraepelin et les patients

81De l’œuvre de Kraepelin se dégage qu’il avait un fort intérêt pour les maladies, un bien moindre pour les malades. Au début de la première leçon de son Introduction…[21], celle sur la mélancolie, il souligne tout l’intérêt pour les médecins de connaître la pathologie mentale bien que ces phénomènes morbides n’aient que « peu attiré l’attention de la thérapeutique » et que seule « une très minime fraction » puisse être durablement soignée.

Le moraliste supplante le médecin

82La prophylaxie le retient et il insiste sur la part prise par l’alcool et la syphilis dans la pathologie mentale dans environ un tiers des cas.

83À cela, il ajoute que les « races actuelles », plus sensibles aux effets de l’alcool et du tréponème – nous citons – tendent vers « un état de dégénérescence ».

84En outre, note-t-il, « tout aliéné constitue un danger permanent pour son entourage et surtout pour lui-même » : suicides, crimes, incendies, ruines, etc. Ces « incurables » doivent donc être internés et, se lamente Kraepelin, « une faible partie de ces incurables est seule destinée à une mort rapide » ! C’est qu’en plus d’être fous et dangereux, ils s’accrochent à la vie ! Les voilà être une « charge de plus en plus lourde » pour les familles et l’État. Face à un « si redoutable adversaire », contre ce « fléau » qu’est la maladie mentale, il faut lutter contre l’alcool et la syphilis, la cocaïne et la morphine, mais aussi « empêcher les mariages entre personnes malades ou de mentalité affaiblie », etc.

L’humaniste tempère le moraliste

85Pourtant, dans chaque hôpital où Kraepelin a travaillé, il a eu le souci d’obliger l’administration à améliorer les conditions de la vie asilaire. Il était attentif aux rapports des personnels avec les patients et trouvait plus d’humanité chez les religieuses qu’il substitua progressivement aux personnels en place.

86C’est seulement à propos des paranoïaques que Kraepelin dit quelque chose de sa relation aux patients. Avec les autres, s’il lui arrive d’écrire « donnons maintenant la parole au patient », c’est seulement pour « observer ce qu’il va dire ».

87Avec le paranoïaque, il y met du sien : « Alors même que l’on prend à tâche de lui faire comprendre l’absurdité de son délire, il ne parvient pas à se rendre à l’évidence. » [22] Kraepelin, comme bien d’autres, veut convaincre le paranoïaque. Avec le schizophrène halluciné, cette volonté ne vient pas. À ce dernier, on demande de critiquer sa « fausse perception ». La liberté pour le schizophrène est au prix de cette critique-là, tandis que pour le paranoïaque, la liberté est en revanche la condition de son évolution positive, étant donné qu’il « ne supporte pas l’injustice de l’enfermement ».

88Le paranoïaque ne prend pas au sérieux le sujet supposé savoir. Pour ceux qui insisteraient sur ce versant, il aurait même une forte tendance à les ranger parmi les hommes qui en savent trop, donc parmi les persécuteurs. Maintenant sa certitude avec entêtement, le paranoïaque se désespère de ne pas trouver une issue à ce drame du savoir. Kraepelin, lui, ne désarme pas non plus. Il argumente son malade, point par point, en miroir. C’est là une sorte de paranoïa à l’envers, sur l’autre versant : le versant de l’Autre médical du savoir en voie de devenir, parmi les autres, un Autre méchant.

La forme pure de la paranoïa

89Jacques-Alain Miller — En moins d’une heure, vous avez réussi à nous donner une vision de la vie de Kraepelin et les données essentielles de sa notion de la paranoïa. Le concept de paranoïa chez Kraepelin a toute son importance : de cette œuvre majeure de la psychiatrie allemande, peu de chose est disponible en France, alors qu’elle y servait de référence dans l’entre-deux-guerres, c’est-à-dire précisément dans la période de formation de Lacan. En 1932, Lacan donne la prévalence à l’œuvre allemande sur l’œuvre française : « On ne peut nier l’extrême rigueur nosologique de l’œuvre de Kraepelin, et nous comptons y trouver en quelque sorte le centre de gravité de la notion [de paranoïa] que l’analyse française […] a rendu parfois assez divergente. » [23] Ayant plutôt développé des « rameaux multiples » de cette notion, les Français ne se sont donc pas voués à rédiger un traité unique incessamment révisé d’édition en édition. Pour Lacan, Kraepelin c’est la base, l’assise, la Bible – l’Ancien testament du moins. Freud présente d’ailleurs le cas Schreber comme une démence paranoïde, au sens de Kraepelin.

90Kraepelin a été très peu traduit en français : c’est la raison pour laquelle j’avais souhaité rééditer en 1984 son Introduction à la psychiatrie clinique – livre désormais épuisé. Cet ouvrage peut nous paraître fruste à certains égards, mais il constitue une prodigieuse classification par rapport au chaos qu’étaient les folies à l’époque. Lacan lui rend hommage ainsi : « C’est le triomphe du génie intuitif propre à l’observation, qu’un Kraepelin […] ait pu classer, avec une rigueur à laquelle on n’a guère ajouté, les espèces cliniques. » [24]

91On découvre, grâce à son autobiographie, l’inspiration botanique de Kraepelin qui traite en effet les maladies mentales comme des espèces botaniques parfaitement individualisées par leur forme, leur évolution, leur terminaison… La paranoïa est dégagée avec une grande pureté, et vous en rappelez la définition classique : le développement insidieux, l’insistance sur le caractère systématique et conceptuel du délire à l’écart de toute hallucination et de tout trouble de l’émotivité, etc.

92Kraepelin dégage cette forme pure à côté des formes mixtes, telle la démence paranoïde – qui est plutôt une forme mixte de la démence. Il isole le phénomène de l’interprétation délirante comme central dans la paranoïa et signale son caractère structurant quant au monde du patient. Mais il n’a pas de théorie propre à cet égard. Comme le rappelle Lacan, Kraepelin invoque Dromard en la matière : « L’interprétation délirante, dit Dromard, est une inférence d’un percept exact à un concept erroné, par l’intermédiaire d’une association affective. » [25] Voilà les trois éléments : percept exact ; pas d’hallucination ; le paranoïaque en arrive – comme on dirait aujourd’hui – à une cognition fausse par l’intermédiaire d’une association affective.

93Guy Briole — C’est cette coïncidence qui va induire l’interprétation du paranoïaque.

94Jacques-Alain Miller — Insistant sur le fait que le paranoïaque interprète dans le sens du délire tous les événements de la vie quotidienne, Kraepelin met donc en valeur le caractère central de l’interprétation délirante dont il n’a pas la théorie – ce qu’il comble avec la référence à Dromard. Avec sa théorie du signifiant, Lacan essayera de rendre compte du phénomène de l’interprétation délirante comme étant au centre de la paranoïa. Par ailleurs, Lacan valide, me semble-t-il, la forme pure de la paranoïa légitime au sens de Kraepelin.

95Participante — Kraepelin parle aussi des « illusions sensorielles », qu’il décrit comme « rares », auditives le plus souvent, « un mot unique ou […] une courte phrase ».

96Jacques-Alain Miller — Le cas de la femme qui entend le mot « Truie », présenté par Lacan, répond précisément à la description du premier cas de la quinzième leçon de l’Introduction à la psychiatrique clinique. Kraepelin note en effet que « les hallucinations sensorielles, autant qu’on peut en juger, ne prennent aucune part au développement de son délire ». Mais une fois, précise-t-il, le patient avait entendu quelqu’un lui crier : « Ne voyez-vous donc pas qu’on tire sur vous ? » ; puis il avait constaté une égratignure sur sa tempe et vu l’un de ses ennemis lui signifier que c’était parce qu’il avait « approché sa femme de trop près ». Kraepelin note : « S’agit-il ici d’hallucinations ou d’interprétations délirantes ? Il est certes difficile de se prononcer. Souvent, je dois vous le signaler, ce sont là de pures inventions qui s’installent chez les patients à titre de souvenirs, de faits réellement arrivés. On ne note pas chez notre sujet d’autres hallucinations sensorielles. » Cela se présente sous l’aspect de l’exception qui confirme la règle.

97Guy Briole — Pour Kraepelin, la systématisation du délire s’opère via l’interprétation, qui est prévalente. C’est la raison pour laquelle le diagnostic est à la fin. Ce patient entend quelque chose à quoi il va attribuer un sens tout à fait particulier, sur fond de phénomène réel.

98Jacques-Alain Miller — En bon observateur, Kraepelin note un certain nombre de contre-exemples, comme dans toute loi statistique. Cela peut parfois produire un certain brouillage mais la voie royale de la paranoïa reste tout à fait tracée.

Kraepelin et la psychiatrie moderne

99Guy Briole — On pourrait même dire que Kraepelin est le psychiatre du xxie siècle, la finesse en plus. Il a inventé deux choses. D’abord, la boîte à diagnostic : chacun devait justifier et argumenter son diagnostic sans se ranger à l’avis du maître. Ensuite, l’auto-enseignement : des étudiants qui ne connaissaient rien en psychiatrie assistaient aux entretiens et devaient eux-mêmes arriver au diagnostic uniquement par l’observation, en fonction du plus grand nombre de signes observés. C’était vraiment l’arbre décisionnel ! Kraepelin passait son temps à classer ces petites fiches, aidé par sa fille à la fin de sa vie, jusqu’à obtenir ce classement statistique du plus grand nombre. Ainsi, la présence d’un phénomène hallucinatoire n’invalide pas pour autant le caractère central de l’interprétation et de la systématisation du délire.

100Philippe La Sagna — Kraepelin était bien plus observateur que psychopathologue, mais l’idée prévalente qui organisait son Institut de Munich était, dans une perspective anatomo-clinique, de trouver la base organique des symptômes. Il était persuadé que la démence paranoïde relevait d’une maladie générale du système nerveux, à l’instar de la démence d’Alzheimer. Dans ce cadre-là, il était logique que les troubles de la perception soient au premier plan.

101Jacques-Alain Miller — Kraepelin observateur figure dans notre panthéon. Mais le Kraepelin théoricien, celui qui cherche une causalité organique, nous parle moins. Car, nous, nous avons notre causalité psychique dans la poche, c’est-à-dire notre causalité logique, notre causalité signifiante. Les termes du débat de l’époque, dans lequel était encore pris le jeune Lacan, à savoir causalité sociale, causalité psychogène… ne nous paraissent plus pertinents. Alors, que trouvons-nous à ce sujet dans la psychiatrie d’aujourd’hui ?

102Guy Briole — La psychiatrie contemporaine mêle l’ancienne clinique et le dsm ; un mélange qui n’a aucun sens…

103Jacques-Alain Miller — J’ai été stupéfait de lire comment, dans le dsm, la personnalité paranoïaque est décrite en continuité avec la paranoïa comme délire systématisé. Philippe La Sagna — On pourrait presque dire que le dsm est néokraepelinien : il a en commun avec Kraepelin l’idée de ne pas faire de psychopathologie, d’observer et de classer sans hypothèses théoriques.

104Jacques-Alain Miller — Plutôt que de parler de psychopathologie, disons franchement « psychologie ». Lacan non plus ne fait pas de psychologie : il signale le phénomène central de la paranoïa, sans faire la psychologie de l’interprétation. Il y a chez Kraepelin comme une forclusion de la psychologie qui fait la netteté nosologique de la clinique pure.

105Guy Briole — C’est particulièrement vrai pour la paranoïa dont il fait à chaque révision une forme plus épurée. Ajoutons que, au fil de son œuvre, Kraepelin développe une certaine empathie pour le paranoïaque. Peut-on avancer, après de nombreuses années de pratique en psychiatrie, que l’on a beaucoup appris du paranoïaque et que l’on a une certaine sympathie pour sa détermination à nous enseigner et à nous convaincre ?

106Jacques-Alain Miller — Vous aimez les paranoïaques.

107Guy Briole — Ils peuvent être chaleureux, attentifs et ils nous apprennent, aussi, bien des choses sur la normalité. C’est ce sur quoi termine Kraepelin : la paranoïa est, dans certaines circonstances, très proche de la normalité.

108Jacques-Alain Miller — Dans votre exposé, vous relevez la phrase où Kraepelin parle de l’arrogance de sa jeunesse : « être professeur de psychiatrie à trente ans ». Selon Kraepelin, le délire de grandeur provient du délire juvénile de grandeur, de ces plans de haute volée que l’on poursuit à l’âge mûr quand on n’a pas obtenu ce que l’on voulait. Lorsque la personnalité n’a pas la force d’accomplir les rêves de grandeur de la jeunesse, restent alors, dit-il, deux voies : « récuser le jugement d’autrui » – là il fait quand même de la psychopathologie – « ou s’esquiver dans des espoirs d’avenir qu’aucun insuccès ne peut dissoudre » ; « ce sont là, commente Lacan, les deux voies où s’engage la pensée délirante ». Autrement dit, si Kraepelin n’était pas devenu professeur de psychiatrie à l’âge de trente ans, peut-être serait-il devenu paranoïaque, selon sa propre psychopathologie. La psychiatrie aurait perdu un grand psychiatre, mais la paranoïa aurait gagné un grand paranoïaque.

109Guy Briole — Certainement. Sa phrase « m’attaquer de toutes mes forces aux buts que l’arrogance de la jeunesse m’avait assignés » indique bien que c’est à partir de ce point d’arrogance qu’il a été « assigné » à cette place-là. Son autobiographie montre en effet qu’il poursuit à l’âge mûr les projets et les enthousiasmes exaltés de sa jeunesse.

110Jean-Pierre Deffieux — Le seul point commun entre Kraepelin et le dsm, c’est le souci de classification, car ni le terme de paranoïa ni celui de mélancolie ne se trouvent dans le dsm – ce qui atteste que la méthodologie n’est pas du tout la même. Les cas cliniques présentés par Kraepelin sont d’une grande finesse : ils montrent très bien la dimension de la méchanceté de l’Autre, dans la paranoïa comme dans la mélancolie. Cette méchanceté est considérée comme injuste dans la paranoïa, et méritée dans la mélancolie : c’est quand même une observation formidable.

111Guy Briole — C’est pourquoi j’ai fait cette opposition : le paranoïaque cherche à obtenir réparation et le mélancolique estime que son châtiment est mérité, mais tous deux ont affaire à l’Autre méchant. Kraepelin les situe à partir de la place qu’occupe le reproche.

112Participante — Kraepelin évoque-t-il l’évolution de ses patients en fonction du traitement ?

113Guy Briole — Non, il en parle peu. Ce n’est qu’avec les sujets paranoïaques qu’il dit comment il s’y met, comment il y met du sien.

Architecture conceptuelle et architecture matérielle

114Philippe La Sagna — Kraepelin a aussi inventé cet herbier mortel qu’a été l’asile moderne. C’est ce que lui ont reproché par la suite les antipsychiatres ainsi que Foucault. Pour faire sa botanique, il lui fallait un herbier, mais celui-ci était aussi une des causes de l’évolution déficitaire des psychoses qui était alors observée. Les conditions de vie dans cet asile étaient plus humaines que celles, inhumaines, qui les avaient précédées, mais elles étaient aussi dévitalisantes.

115Jacques-Alain Miller — Comment était l’asile kraepelinien ?

116Philippe La Sagna — C’était un univers bien ordonné. Kraepelin a fait des plans et a inventé l’asile moderne avec des pavillons séparés. C’est ce modèle qui a été reproduit dans le monde entier ; c’est l’architecture kraepelienne. Même dans le plan architectural de l’hôpital, les patients étaient classés selon les types de pathologie.

117Guy Briole — Tu fais bien de rapporter cela, que je n’ai pas repris. Les patients accueillis dans le pavillon des admissions étaient en effet déplacés en fonction de leur évolution, en même temps que l’on rangeait leur fiche dans une autre boîte. Tout était organisé ainsi, selon l’évolution !

118L’hôpital psychiatrique le plus kraepelinien que j’ai connu, c’était le Bon Sauveur, à Bégard en Bretagne. Au-delà de six mois, un patient ne pouvait plus rester aux admissions. S’il sortait, c’est qu’il était guéri. Sinon, il passait dans les incurables et se trouvait réparti dans un pavillon spécifique aux chroniques : les plus dangereux d’un côté, les schizophrènes et les déments d’un autre ; hommes et femmes séparés, dans une architecture modelée à partir de l’évolution de la maladie mentale.

119Jean-Daniel Matet — En France, l’organisation d’un certain nombre de grands hôpitaux – Sainte-Anne, Perray-Vaucluse, etc. – a été structurée à partir de la loi de 1838, alors que l’organisation kraepelienne était effectivement une organisation par pavillons séparés.

120Jacques-Alain Miller — Des ouvrages ont certainement été écrits à ce propos. Il est toujours intéressant de confronter l’architecture conceptuelle et l’architecture matérielle qui a pu s’en inspirer.

Modélisation statistique des signes versus construction du savoir

121Jacques-Alain Miller — Aujourd’hui, le succès que connaît la schizophrénie, qui est une catégorie qui s’est énormément étendue, contraste avec l’échec médiatique de la paranoïa. Selon le Manuel de psychiatrie de Julien-Daniel Guelfi [26], certaines études estiment à 7 % la proportion de personnalités paranoïaques dans la population : ce n’est pas négligeable !

122Dominique Vallet — Avec les moyens de la puissance statistique démultipliés à l’envi et le système de classification du dsm, la schizophrénie peut se modéliser plus simplement. Le paranoïaque se prête beaucoup moins à l’essai clinique et il est plutôt traité par le juge que par le psychiatre. Mais, dans la psychiatrie actuelle, c’est le trouble bipolaire qui retient l’attention des psychiatres, bien plus que la schizophrénie ou la paranoïa. En fonction de l’orientation du service, une large part de l’une et de l’autre entre désormais dans cette troisième catégorie émergente. Bien souvent, qu’il soit paranoïaque ou schizophrène, tout patient est scruté sous l’angle de la bipolarité, car on en fait alors un modèle plus facile à traiter statistiquement. Tel que cela ressort des publications – qui ne reflètent pas toujours la réalité de ce qui se pratique dans les services –, les patients sont aujourd’hui observés avec un regard très extérieur : la singularité n’a aucune importance, car elle ne peut être traduite sous une forme reproductible.

123Carole Dewambrechies-La Sagna — Au début de ses « Mémoires », Kraepelin raconte qu’à vingt et un ans, chez Rinecker, ne sachant rien en psychiatrie, il s’est retrouvé avoir la charge de centaines de patients. Il confie à Rinecker qu’il a peur, qu’il a des états d’angoisse avec insomnie et qu’il ne va pas tenir le coup. Rinecker lui répond que c’était pareil pour les autres et qu’ils ont tenu bon. C’est à partir d’une absence de savoir, d’une coupure dans le savoir que Kraepelin invente cette catégorie clinique qu’est la paranoïa. À la différence de Lacan, quand Kraepelin évoque ses maîtres, il parle de ceux qui l’ont aidé dans sa carrière.

124Jacques-Alain Miller — Il est vraiment fils de ses œuvres, même quand il a repris ce qui existait auparavant.

125Carole Dewambrechies-La Sagna — Oui, c’est une invention qui est née du néant, avec cette peur, cette immersion brutale dans un univers qu’il ne connaissait absolument pas.

126Jacques-Alain Miller — C’est la grandeur de Kraepelin.

Notes

  • [*]
    Guy Briole est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
  • [1]
    Édition : Pascale Fari, avec la contribution de Michel Héraud et Caroline Pauthe-Leduc. Transcription de la discussion : Giorgia Tiscini et Florence Frachon. Merci à Nathalie Georges et à Christiane Alberti de leurs conseils avisés quant à l’édition des trois conférences publiées dans le présent numéro. Les trois autres conférences de ce cycle La paranoïa selon les grands psychiatres – organisé par l’Institut du Champ freudien sous la présidence de Jacques-Alain Miller – figureront dans le numéro 74 de la Cause freudienne.
  • [2]
    Kraepelin E., cité par J. Lacan in De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1975, p. 59-60.
  • [3]
    Cf. Schreber D. P., Mémoires d’un névropathe, Paris, Seuil, 1975, p. 11.
  • [4]
    Cf. Kraepelin E., Lebenserinnerungen, éd. H. Hippius, G. Peters, D. Ploc, Berlin, Springer-Verlag, 1983. Nous avons eu accès à une traduction inédite en français – ce pourquoi nous remercions Philippe La Sagna. Les citations de ce paragraphe s’y rapportent. Pour le reste du texte, nous les mentionnerons sous l’intitulé : « Mémoires ».
  • [5]
    La huitième édition de Ein Lehrbuch für Studierende und Ärzte [Leipzig, Barth] débutera en 1909 et s’achèvera en 1915. L’ouvrage n’a jamais été traduit en français. Une version numérisée de la dernière édition allemande est consultable depuis le site de la bnf.
  • [6]
    Cf. Kraepelin E., Introduction à la psychiatrie clinique, Paris, Navarin, coll. Bibliothèque des Analytica, 1984.
  • [7]
    Cf. American Psychiatric Association, « Introduction », dsm-iv. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, 4e éd. (Version internationale, Washington dc, 1995), trad. franç. J.-D. Guelfi & al., Paris, Masson, 1996.
  • [8]
    Ey H. (travail présenté devant la Société de l’Évolution psychiatrique en 1957), cité par P. Levy-Soussan in Psychiatrie, Paris, System, coll. Med-Line, 2001-2002, p. 165.
  • [9]
    Cf. Lacan J., De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 23.
  • [10]
    Cité par J. Lacan in De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 23.
  • [11]
    Kraepelin E., « La folie systématisée. Paranoïa (1) », Analytica, n° 30, 1982, p. 23.
  • [12]
    Cf. Kraepelin E., Introduction à la psychiatrie clinique, op. cit., p. 180-192.
  • [13]
    Tanzi E., « Paranoïa », Analytica, n° 30, 1982, p. 70.
  • [14]
    Cf. Kraepelin E., Introduction à la psychiatrie clinique, op. cit., p. 29-39.
  • [15]
    Cf. ibid., p. 5-16.
  • [16]
    Cf. ibid., p. 206-218.
  • [17]
    Cf. ibid., p. 386.
  • [18]
    Cf. Lacan J., De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 58.
  • [19]
    Kraepelin cité par J. Lacan in De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 29.
  • [20]
    Ibid., p. 59-61.
  • [21]
    Cf. Kraepelin E., Introduction à la psychiatrie clinique, op. cit., p. 5-9.
  • [22]
    Ibid., p. 184.
  • [23]
    Lacan J., De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 27.
  • [24]
    Lacan J., « Le problème du style et la conception psychiatrique des formes paranoïaques de l’expérience », in De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 385.
  • [25]
    Lacan J., De la psychose paranoïaque…, op. cit., p. 70.
  • [26]
    Cf. Guelfi J.-D., Boyer P., Consoli S., Olivier-Martin R., Psychiatrie, Paris, puf, 1987, p. 384.
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