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Article de revue

De la Nation au monde

Pages 59 à 66

Notes

  • [*]
    François Leguil est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
  • [1]
    Valéry P., « Essais quasi politiques. La crise de l’esprit », Œuvres, t. i, Paris, Gallimard, coll. La pléiade, 1957, p. 988.
  • [2]
    Rousseau J.-J., « Narcisse ou l’amant de lui-même », Œuvres complètes, t. ii, Paris, Gallimard, coll. La pléiade, 1964, p. 971. Nous avons pu retrouver cette citation complète grâce à Mme Christiane Page.
  • [3]
    Castel R., L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, La République des idées / Seuil, 2003, p. 29. On ne saurait trop conseiller la lecture de cet ouvrage, bien que l’on n’ait jamais été tenté de célébrer les vues sur la psychanalyse que son auteur a pu jadis exprimer.
  • [4]
    Ibid., p. 41.
  • [5]
    Furtos J., Les cliniques de la précarité. Contexte social, psychopathologie et dispositifs, s./dir. J. Furtos, Paris, Masson, 2008, p. 1 & 13.
  • [6]
    Hôpital du Vinatier à Lyon.
  • [7]
    Foucault M., Histoire e la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, 1994 en éd. De poche, coll. « Tel ».
  • [8]
    Furtos J., op. cit., p. 4, 9 & 13.
  • [9]
    Ibid., p. 15.
  • [10]
    Cf. ibid., p. 18 & 118-133 (notamment p. 118-119).
  • [11]
    Ibid., p. 118.
  • [12]
    Maleval J.-Cl., « La clinique des clochards », Lettre mensuelle, no 212, novembre 2002, p. 20-21.
  • [13]
    Furtos J., op. cit., p. 280 & 282.
  • [14]
    Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 322.
  • [15]
    Hugo V., « Les feuilles d’automne », Œuvres poétiques, t. i, Paris, Gallimard, coll. La pléiade, p. 780.
  • [16]
    Cité par Mazauric Cl., « Babeuf et la pauvreté », Démocratie et pauvreté, s./dir. J.-Cl. Caillaux & L. Join-Lambert, Paris, éd. Quart Monde/Albin Michel, 1991, p. 87.
  • [17]
    Saint-Just L.-A. (de), Œuvres, Paris, Prévot, 1834, p. 212. Cité par Max Gallo, dans son – trop « psychologique » – L’homme Robespierre. Histoire d’une solitude [Paris, Perrin, coll. Tempus, 2008, p. 324].
  • [18]
    Lamartine A. (de), La France parlementaire (1834-1851). Œuvres oratoires et écrits politiques, t. iv, Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie éd., 1865, p. 109. Nous devons cette citation à R. Castel, dans son livre La discrimination négative. Citoyens ou indigènes ? [Paris, La République des idées / Seuil, 2007, p. 70]. Outre ces deux ouvrages de R. Castel, nous devons aussi une part de l’inspiration de cette intervention à celui d’Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité [Paris, Aubier-Flammarion, 2001].
  • [19]
    Lacan J., « Discours de Rome », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 137.

1Pour le titre de cette intervention consacrée à quelques considérations sur les effets cliniques de la mondialisation tels que nous pouvons les étudier dans le lien social, j’ai souhaité que le mot Nation soit écrit avec une majuscule. Non pas pour l’espèce de sacralité que l’œuvre d’un Michelet lui donne dans notre langue, mais parce que cela résonne un peu comme le titre du seizième Séminaire de Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, titre dont Jacques-Alain Miller nous a fait entendre les résonances dans son cours. « De la Nation au monde », la chose peut s’entendre comme le récit du chemin anxieux qui mène de la sûreté des traditions à l’aventure des risques sans frontières ; un chemin qui longe l’établissement des institutions civiles qui dirigent et protègent, mais qui borde aussi le réel – sans formes connues à l’avance – d’une concurrence redoutée. De la Nation comme Autre avec un grand A, au monde comme autre avec un petit a.

Déclin de l’État-nation

2L’idée d’une perte possible et d’une menace est bien plus ancienne que la phrase fameuse de Valéry : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » [1] On la trouve dans un avertissement de Jean-Jacques Rousseau : « Le moindre changement dans les coutumes, fût-il même avantageux à certains égards, tourne toujours au préjudice des mœurs. Car les coutumes sont la morale du peuple ; et dès qu’il cesse de les respecter, il n’a plus de règle que ses passions, ni de frein que les lois, qui peuvent quelquefois contenir les méchants mais jamais les rendre bons. [...] Je dis donc qu’il en est des mœurs d’un peuple comme de l’honneur d’un homme ; c’est un trésor qu’il faut conserver, mais qu’on ne recouvre plus quand on l’a perdu. » [2]

3Sans nous appesantir ici sur les multiples valeurs et les emplois que revêt le concept de nation dans l’histoire politique, notons toutefois que chez Michelet, la nation est une personne, et qu’elle représente, chez Jaurès, ce qui reste au peuple lorsqu’il a tout perdu. En suivant la méthode que Freud autorise au huitième chapitre de son Malaise dans la civilisation, on peut soutenir que ce titre, De la Nation au monde, ne souffre pas d’être conçu comme l’histoire collective d’une destitution subjective ou, du point de vue d’une société entière, comme la traversée de son fantasme sécuritaire. Quelque chose, en tout cas, s’est inversé dans notre actualité : là où l’international suscitait l’espoir d’une amélioration du sort humain par le progrès social, là où le national entretenait le soupçon de préserver les privilèges qui font les inégalités, une attitude inverse se dispose, avec des préventions opposées.

4Les sociologues qui réfléchissent au devenir des protections sociales relèvent que la modernité du siècle passé dépendait de l’équilibre d’une contradiction : « la face sombre de l’État de droit », construit par l’ambition démocratique, laissait dans un « angle mort la condition de ceux qui n’avaient pas les moyens d’assurer leur existence » par le bénéfice de sécurité matérielle offert par leur situation de propriétaire [3] et par les rentes obtenues d’un patrimoine. Dans son rôle de réducteur de risque, l’intervention de l’État – renforcée par la stabilité de catégories socioprofessionnelles homogènes pouvant lutter pour collectiviser la défense du sort des individus –, a permis d’inventer une nouvelle forme d’avoir, une nouvelle forme de propriété, celle des objets sociaux que sont, d’une part, les retraites, les assurances contre la maladie et contre les innombrables accidents du destin, et, d’autre part, la sûreté de l’emploi et le souci commun pour le maintien des niveaux de vie. Ce que l’on nomme l’État-providence transformerait tous les citoyens d’une même nation – à des degrés, certes, assez divers – en une classe de possédants, que la virtualité des possessions ne rend pas moins sourcilleux, sitôt que le moindre événement menace de diminuer la hauteur de leurs droits.

5« L’incapacité des États-nations à endiguer le marché » [4], le chômage de masse et la précarisation des relations de travail effritent le ciment des solidarités institutionnelles depuis le début des années soixante-dix. Dans leur intégralité, les liens sont touchés, et leur nature modifiée, par la « triple alliance » – alliance funeste – d’une décollectivisation, d’une réindividualisation et d’une insécurisation.

L’ascension de la précarité

6Dans la clinique, cela s’est manifesté par un ensemble de phénomènes que résume la montée en graine d’un signifiant dont on nous assure – non sans une grande vraisemblance – qu’il désigne congrûment une figure contemporaine du malaise dans la civilisation. Ce signifiant est celui de la précarité. L’enjeu est de démontrer qu’il ne cerne pas les mêmes symptômes, qu’il ne décrit pas les mêmes conditions vitales et qu’il ne raconte pas la même douleur sociale que racontait, décrivait et cernait le vieux mot de pauvreté.

7Une clinique nouvelle est envisagée « comme une modification des théories et pratiques en santé mentale sous l’effet du contexte social de précarité, lequel n’est pas réductible à la pauvreté. Ce contexte est économique, politique, anthropologique. [Il] concerne globalement la modification du paradigme de la santé mentale […]. La précarité est la misère des sociétés occidentales riches construites sur le modèle de l’État-nation plongé dans la mondialisation du capitalisme financier. On peut vivre dans une société pauvre sans précarité, on peut vivre précaire dans une société riche, même si ce qu’on appelle “grande précarité” est effectivement synonyme de pauvreté, voire de misère » [5].

8Cette longue citation est extraite d’un volume récent, dont l’auteur – qui a rédigé les grands articles d’orientation et veillé à la récollection des autres – est Jean Furtos, psychiatre, chef de service dans un hôpital connu d’une grande ville française [6]. Le livre est digne de considération. Tout d’abord parce qu’il peut être retenu comme un retour du boomerang lancé par Michel Foucault dans sa thèse virtuose, Histoire de la folie à l’âge classique[7].

9J. Furtos avance qu’on « peut qualifier une société de précaire lorsque ses membres deviennent obnubilés par l’obsession de la perte possible ou avérée des objets sociaux ». Selon ses termes, il « n’y a pas de clinique hors contexte social ». Or ce concept de contexte social nomme en fait une seule et même affaire que celle dont nous avons appris avec Lacan qu’on pouvait la cerner et la « manier » avec sa notion de discours : « si la folie et la perte de la raison étaient […] l’obsession de la première modernité, la précarité et l’insécurité sont devenues l’obsession de la seconde modernité, avec la peur de la perte des objets sociaux qui garantissent l’inclusion de chacun dans une société des individus où se pose la question de la transmission dans la suite des générations ». [8]

« Auto-exclusion » et « déprise sociale »

10Il est intéressant de relever que les pratiques d’intervention et de soins qui correspondent à ce domaine nouveau se sont mises en place au milieu des années 1980, non pas tant à partir d’observations et de constats réalisés dans la société, qu’en raison d’un désarroi original, d’une angoisse inédite souvent, atteignant celles et ceux que l’on regroupe sous le terme de soignants : « l’impuissance professionnelle des travailleurs sociaux constituait le pivot de l’orientation, la genèse de ce que nous avons appelé par la suite la clinique psychosociale, avec un transfert d’impuissance et d’indétermination sur d’autres professionnels qui nécessitait un travail en réseau » [9].

11J. Furtos – on le voit – va jusqu’au bout de la logique élémentaire qui pose que la définition d’un nouveau champ clinique commence par le repérage d’un nouveau type d’implication subjective de ce que, faute d’un meilleur mot, on nomme le clinicien. Sa thèse implicite est la suivante : si l’effet de division surgit de manière nouvelle chez le sujet soignant, il convient d’en déduire que quelque chose d’inconnu, de non inscrit au registre des savoirs explorés, est apparu du côté de cet objet de soins et d’études que représente le sujet soigné. D’après lui, le domaine psychopathologique de la précarité est différent des effets de l’anomie durkheimienne étudiés aux époques de la grande industrialisation. Ici, le trait principal est la peur taraudante ou panique de la perte des objets sociaux qui établissent l’inscription de chacun dans une communauté, objets qui forment pour chacun le cadre de la charge symbolique qui lui a été léguée, de l’héritage imaginaire qui l’a accompagné, de la somme des expériences qu’il pourra confier en partage au relais des générations qui suivent.

12À phénomène nouveau, clinique neuve. J. Furtos propose qu’au cœur de cette actualité « psychopathologique » l’apparition d’un « syndrome d’auto-exclusion » soit repérée. Il s’agit d’un ensemble de signes qui, par-delà les marques de la honte, les allures du découragement et la répercussion de l’inhibition, traduit « l’évolution d’une souffrance psychique qui va jusqu’à empêcher [le sujet] de souffrir, c’est-à-dire de se ressentir ». C’est une rupture dans la continuité de l’être, par laquelle, dans l’ultime réduit de sa défense exténuée, la personne exclue s’exclut « de la situation, pour ne pas la souffrir ni la penser ». L’enjeu de la création de cette entité médico-socio-psychologique est clairement déployé : former les « soignants » et les rompre à ne pas traiter comme tels des signes déficitaires de la psychose – et, tout spécialement, ce que les psychiatres nommaient naguère schizophrénie simple – le processus de défense d’un sujet qui donne à son retrait, composé d’anesthésie corporelle, d’émoussement affectif et d’inhibition intellectuelle, la mission, ou le rôle, de le protéger d’une réalité traversée par l’horreur de son exclusion. [10]

13Ledit syndrome d’auto-exclusion qui, assez exactement, correspond à ce que nous désignons dans la formule « déprise sociale », réclame, selon J. Furtos, que l’on prenne en compte un certain nombre de paradoxes. Une temporalisation différée de la plainte en est la manifestation principale ; elle implique que c’est au moment le plus crucial de la désocialisation que le sujet donne le moins à connaître son drame, que c’est lorsqu’il a le plus besoin d’aide qu’il ne l’accepte pas, et moins encore qu’il la demande. Là où nous décelons souvent l’équivalent d’un procès mélancoliforme, avec la perte de ces objets sociaux dont l’ombre retombe sur le moi menacé d’une disparition de la reconnaissance qui l’établit dans la cité, J. Furtos, avec l’invention de ce syndrome, de ce « néologisme », et de ces « modalités de défense extrême qu’il suppose », cherche à introduire « une duplicité sémantique de psychogenèse et de sociogenèse simultanée » [11].

Clinique du dévouement

14Certes, chez lui, nous sommes dans une pratique du tableau et du signe, là où nous voulons, nous, nous orienter dans une clinique de la métonymie désolée, creusée par le défaut, de structure ou de situation, du recours aux métaphores fondatrices de l’être. Certes, notre pratique du sinthome nous semble plus heuristique que cette sémiologie syndromique. Pourtant, l’effort de la psychiatrie humaniste, qui parcourt la clinique de la précarité, doit être retenu. Dans un numéro relativement récent de notre Lettre mensuelle, Jean-Claude Maleval montrait qu’avec son livre sur les clochards, Les Naufragés – paru dans la collection « Terre Humaine » des éditions Plon, celle des Tristes Tropiques – Patrick Declerck est contraint par la théorie de ses affiliations psychanalytiques [12]. De même, J. Furtos est ici déterminé par une conception du narcissisme qui fait de ces fameux objets sociaux l’étayage qu’internalise le sujet pour se constituer. Mais l’enjeu est plus grand ; il apparaît dès que l’on feuillette, avant même de le travailler, cet ouvrage qui n’accorde aucune place, ou presque, à la clinique du comportement, ni à celle de la cognition. J. Furtos l’exprime sans ambages dans sa conclusion en stigmatisant « le risque […] d’opérationnaliser le lien social, voire de le mesurer et de l’évaluer comme un nouvel objet scientifique, avec, pour risque majeur, de couper l’expertise de l’expérience des pratiques concrètes et du politique ». Pour dire le vrai, l’ambition de cette initiative clinique, que nous ne reprendrions pas à notre compte de cette manière, est imposante ; elle est, aussi bien, un peu la nôtre : « en contexte de précarité, le risque psychosocial majeur [n’est] plus la seule folie mais l’exclusion ». [13]

15La psychiatrie humaniste, sans doute l’avons-nous trop blaguée, à l’âge béni de nos ardeurs excessives. Curieusement, mais heureusement, elle montre aujourd’hui qu’elle partage avec nous – qu’elle le veut en tout cas – la condition de la clinique du sujet, que Lacan énonce à la dernière page de son écrit « Fonction et champ de la parole et du langage… » : la condition du « dévouement » au « don de la parole » [14]. Il n’en reste pas moins que le dévouement est une condition dont on ne saurait se targuer, quand bien même elle montrerait que ce que l’on appelle les tcc sont, par comparaison, une clinique du ressentiment.

16Bien sûr, le risque de la psychiatrie humaniste demeure, si elle n’en prend pas la mesure : celui de voir parfois mal tracée la frontière qui la sépare d’une pratique caritative, qui consiste à donner ce que l’on n’a pas pour inviter l’autre à s’appuyer sur ce que l’on est. À la fin de son Séminaire consacré à l’éthique de la psychanalyse, Lacan enseigne que, telle la plus belle mariée du monde, l’analyste doit donner ce qu’il a. Et ce qu’il a est un désir.

La pauvreté, riche de ses significations

17Ce désir peut infléchir le débat et profiler d’autres perspectives, capables d’alimenter une réflexion plus rare dans les questions cliniques que pose l’insupportable misère contemporaine. Sans doute, la précarité n’est pas à l’identique ce qu’était, jusqu’à hier, la pauvreté. Mais, qu’était la pauvreté, sinon – et presque autant qu’un état de la condition humaine – une fonction véritable qui a longtemps tenu un rôle efficient dans les organisations de l’économie des ressources, et occupé une place dans la symbolique sociale ?

18Pour la société qui croyait au ciel, le pauvre, témoin du non avoir, était, tout comme la femme mère de Dieu, un intercesseur décisif dans l’accès à l’être. Sans remonter jusqu’à la part qu’un Georges Duby reconnaissait à la fondation des ordres franciscains dans le progrès de l’Occident, nous avons encore en mémoire ces petits vers du grand Hugo dans ses « Feuilles d’automne », :

19

« Donnez ! afin qu’un jour, à votre heure dernière,
Contre tous vos péchés vous ayez la prière
D’un mendiant puissant au ciel. »[15]

20Pour la société qui ne croyait pas au ciel, le pauvre, on le sait, a joué d’une place plus éminente encore : « Je suis né dans la fange. Je me sers de ce mot par lequel nos anciens grands avilissaient tout ce qui n’était pas autant qu’eux éloigné de la nature ; je me sers de ce mot, dis-je, pour exprimer fortement que j’ai reçu l’être sur les durs degrés de la misère. » C’est Gracchus Babeuf [16]. Mais c’est aussi Saint-Just avant Thermidor : « Les malheureux sont les puissances de la terre ; ils ont le droit de parler en maître aux gouvernements qui les négligent. » [17]

21Mais, c’est aussi tout le xixe siècle et la moitié du xxe. Quatre ans avant le Manifeste… de Marx et d’Engels, un parlementaire à la Chambre, opposant de Guizot, évoque ces « armées d’ouvriers, dont le travail, immense comme les capitaux qui l’emploient, chanceux comme la spéculation qui le commande, mobile comme la mode qui le consomme, n’a pas ces conditions de régularité et de fixité des industries domestiques. [Peuple] sorti du peuple, nation dans la nation, race dépaysée qui a pour unique capital ses bras, pour terre un métier, pour foyer un toit emprunté, pour patrie un atelier, pour vie un salaire. […] C’est une caste flottante dont les cadres sont brisés, […] qui, lorsque son métier tout spécial et son salaire viennent à manquer, se répand, s’extravase sur la nation, sous la forme de coalitions, d’émeutes [.] C’est là ce qu’on appelle proprement les prolétaires, race destinée à peupler le sol » [18]. Bon, c’est un style qui date. On veut dire qu’il date d’avant l’invention du karcher appelé à nettoyer les banlieues indociles, autrement mieux que les mots de la langue. Ce parlementaire était aussi un écrivain. Il y a quelques années, dans son cours, J.-A. Miller a commenté son lézard sur les ruines de Rome. C’est Lamartine.

Bâillon

22Le sociologue est dans son juste rôle lorsqu’il rappelle que l’exclu n’est pas « hors social », parce que nul ne l’est vraiment. Il n’empêche : insister là-dessus conduirait au sophisme. L’exclu, la ségrégation contemporaine le place hors le sens que détenait la pauvreté ancienne, dont l’odeur était agréable à Dieu autant qu’à la vocation révolutionnaire. Hors le sens qu’attisaient les brandons de la lutte politique, après qu’ajoutée à la disgrâce de Job, la désertion du Dieu des pauvres avait fait de son fumier le grabat d’une misère sans miséricorde. Hors le sens que relayaient les espoirs d’une science et des techniques fertilisant l’amélioration du bonheur social : relisons les pages vibrantes où l’abbé Pierre Froment rêve, dans le Rome de Zola.

23La précarité est le nom donné au vidage du sens qu’avait la pauvreté. Le malheur éternel des populations de la sueur et des peines, vouées à vivre au jour le jour leurs époques, prenait sa part dans le concert des voix qui, s’il ne montait plus de la terre vers les cieux, continuait de raconter l’aventure du monde. Il ne le fait plus.

24La précarité, c’est-à-dire la pauvreté privée des significations de sa fonction plurimillénaire, est un bâillon mis sur les bouches. Dans son « Discours de Rome », Lacan disait que « le réel à quoi l’analyste s’affronte est un homme qu’il faut laisser parler » [19]. La précarité, bâillon mis sur les bouches par la furie évaluatrice et statistique des formes concrètes de la pauvreté, est donc bel et bien un objet pour le psychanalyste et pour le freudisme que nous voulons prolonger.

25Un certain nombre d’entre nous se souviennent sans doute – c’était au début du printemps de l’année 1955, nous étions encore des enfants – du cri lancé à la conférence de Bandung : les peuples muets du monde ne se taisent plus. Était-ce le pandit Nehru ou Zhou Enlaï ? Je ne sais plus. Qu’importe ! L’histoire moderne est là, qui brime l’élan de prophétie et n’amplifie le son des gémissements que pour ne pas entendre le bien-fondé de la plainte. Mais cette histoire permet de recueillir en l’acceptant l’indispensable, et folle, et belle, grandiloquence d’un Lacan, lorsqu’il guindait le discours analytique à la hauteur d’un des moyens de répondre à celui du capitalisme, afin que, fruit constant de nos fraternités d’exclusion, la misère sache que, si elle n’a plus de sens, elle a dans le réel une cause qui est sa vérité.


Date de mise en ligne : 01/12/2017

https://doi.org/10.3917/lcdd.072.0059

Notes

  • [*]
    François Leguil est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
  • [1]
    Valéry P., « Essais quasi politiques. La crise de l’esprit », Œuvres, t. i, Paris, Gallimard, coll. La pléiade, 1957, p. 988.
  • [2]
    Rousseau J.-J., « Narcisse ou l’amant de lui-même », Œuvres complètes, t. ii, Paris, Gallimard, coll. La pléiade, 1964, p. 971. Nous avons pu retrouver cette citation complète grâce à Mme Christiane Page.
  • [3]
    Castel R., L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, La République des idées / Seuil, 2003, p. 29. On ne saurait trop conseiller la lecture de cet ouvrage, bien que l’on n’ait jamais été tenté de célébrer les vues sur la psychanalyse que son auteur a pu jadis exprimer.
  • [4]
    Ibid., p. 41.
  • [5]
    Furtos J., Les cliniques de la précarité. Contexte social, psychopathologie et dispositifs, s./dir. J. Furtos, Paris, Masson, 2008, p. 1 & 13.
  • [6]
    Hôpital du Vinatier à Lyon.
  • [7]
    Foucault M., Histoire e la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, 1994 en éd. De poche, coll. « Tel ».
  • [8]
    Furtos J., op. cit., p. 4, 9 & 13.
  • [9]
    Ibid., p. 15.
  • [10]
    Cf. ibid., p. 18 & 118-133 (notamment p. 118-119).
  • [11]
    Ibid., p. 118.
  • [12]
    Maleval J.-Cl., « La clinique des clochards », Lettre mensuelle, no 212, novembre 2002, p. 20-21.
  • [13]
    Furtos J., op. cit., p. 280 & 282.
  • [14]
    Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 322.
  • [15]
    Hugo V., « Les feuilles d’automne », Œuvres poétiques, t. i, Paris, Gallimard, coll. La pléiade, p. 780.
  • [16]
    Cité par Mazauric Cl., « Babeuf et la pauvreté », Démocratie et pauvreté, s./dir. J.-Cl. Caillaux & L. Join-Lambert, Paris, éd. Quart Monde/Albin Michel, 1991, p. 87.
  • [17]
    Saint-Just L.-A. (de), Œuvres, Paris, Prévot, 1834, p. 212. Cité par Max Gallo, dans son – trop « psychologique » – L’homme Robespierre. Histoire d’une solitude [Paris, Perrin, coll. Tempus, 2008, p. 324].
  • [18]
    Lamartine A. (de), La France parlementaire (1834-1851). Œuvres oratoires et écrits politiques, t. iv, Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie éd., 1865, p. 109. Nous devons cette citation à R. Castel, dans son livre La discrimination négative. Citoyens ou indigènes ? [Paris, La République des idées / Seuil, 2007, p. 70]. Outre ces deux ouvrages de R. Castel, nous devons aussi une part de l’inspiration de cette intervention à celui d’Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité [Paris, Aubier-Flammarion, 2001].
  • [19]
    Lacan J., « Discours de Rome », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 137.

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