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Article de revue

« Sans langue maternelle, l’homme est un infirme »

Pages 29 à 33

Notes

  • [*]
    Valérie Pera Guillot est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
  • [1]
    Appelfeld A., entretien filmé dans D’une langue à l’autre de Nurith Aviv, Swan productions, 2004.
  • [2]
    Appelfeld A., L’héritage nu, Paris, éd. de l’Olivier / Seuil, 2006, p. 40.
  • [3]
    Appelfeld A., Histoire d’une vie, Paris, éd. de l’Olivier / Seuil, 2004, p. 147.
  • [4]
    Ibid., p. 122.
  • [5]
    Ibid, p. 75.
  • [6]
    Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 454.
  • [7]
    Appelfeld A., L’héritage nu, loc. cit.
  • [8]
    Appelfeld A., Histoire d’une vie, op. cit., p. 127.
  • [9]
    Appelfeld A., L’héritage nu, loc. cit.
  • [10]
    Appelfeld A., Histoire d’une vie, op. cit., p. 130.
  • [11]
    Ibid, p. 110.
  • [12]
    Appelfeld A., Histoire d’une vie, op. cit., p. 110.
  • [13]
    Ibid, p. 112.
  • [14]
    Cf. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », Genève, Le bloc-notes de la psychanalyse, n° 5, 1985.
  • [15]
    Appelfeld A., Histoire d’une vie, op. cit., p. 130.
  • [16]
    Le terme « précarité symbolique » est emprunté à Francisco-Hugo Freda.
  • [17]
    Appelfeld A., Histoire d’une vie, op. cit., p. 142.
  • [18]
    Ibid, p. 148.
  • [19]
    Ibid, p. 128.
  • [20]
    Ibid, p. 137.
  • [21]
    Ibid, p. 150.

1Le rapport à la langue dite maternelle traverse l’œuvre de l’écrivain juif Aharon Appelfeld, récemment traduite en français. Je m’attacherai ici à deux perspectives qui se sont dessinées pour moi au fur et à mesure que j’avançais dans ma lecture. L’une concerne le lien entre la perte de la langue dite maternelle et la clinique de la désinsertion ; l’autre s’appuie sur le vide creusé par cette perte pour construire un rapport nouveau au monde.

La langue maternelle

2Appelfeld est né en 1932, en Roumanie. Il est le fils unique d’un couple juif assimilé ; l’allemand est la langue parlée à la maison, c’est également la langue de la culture. Avec les bonnes, il échange en ruthène. Chez ses grands-parents maternels, des paysans simples, l’enfant est baigné dans une langue qu’il n’a pas apprise, une langue pleine de mystères, qui coule partout autour de lui et qui lui reste pourtant extérieure, étrangère. C’est dans les mots de cette langue, le yiddish, que la génération de ses aïeuls s’adresse à Dieu tandis que lui, petit garçon de cinq ans, assiste à la prière mais ne peut que rester muet. Ce souvenir est celui d’un moment de souffrance où se révèle une première trace d’exclusion du champ de l’Autre du langage.

3Quand il a huit ans, la guerre éclate et, avec elle, les persécutions. L’idylle qu’il entretenait avec l’allemand, sa langue maternelle, cesse brutalement. L’allemand est la langue dans laquelle des hommes ont tué sa mère, et plus largement la langue des assassins, tandis qu’il entend le yiddish accompagner et porter les plus faibles jusqu’au seuil de la mort.

Le silence

4Puis, c’est la longue marche à travers l’Ukraine. Pendant tout le trajet, son père ne lui lâche pas la main, mais, arrivé au camp, il est séparé de lui. L’enfant Appelfeld s’évade : « J’ai décidé de m’enfuir » [1], dit-il simplement. La guerre est décrite comme une période au-delà des mots, celle de « l’obscur secret » [2]. Durant ces années, il vit entre le réel de la guerre, avec son lot de besoins et d’atrocités, et le monde imaginaire, où la contemplation prévaut. Ainsi, en 2004, il écrit : « Tout le temps que dura la guerre, mes parents se confondaient avec Dieu en une sorte de chœur céleste accompagné par des anges, destiné à venir me sauver de la vie malheureuse. » [3] Le beau et le sublime jettent un voile sur l’horreur. C’est également une période de silence. À ce silence, plusieurs causes. L’enfant juif élève « la méfiance au rang d’un art » [4]. Il se tait par crainte que sa langue ne trahisse ses origines. Ouvrir la bouche, c’est aussi prendre le risque de rompre avec la contemplation et la croyance qu’elle abrite, nécessaire au maintien de la vie. Ainsi, quand il s’essaie à parler dans sa langue maternelle auprès de petits animaux, pour décrire sa maison, sa famille, il note : « Les mots qui sortaient de ma bouche étaient si étrangers que j’avais l’impression de leur mentir. » [5] Le silence répond ici au décalage devenu sensible entre les dits, la petite histoire qu’il se raconte, et le dire, celui qui touche à la béance que la guerre creuse dans son histoire [6].

« Un océan de mots »

5À partir de 1946, sa survie physique devient moins précaire. Et, parmi tant d’autres enfants, « petit, maigre, sans langage, sans vêtement » [7], il est embarqué pour la Palestine. Le voile de la contemplation se déchire ; le silence est « comme englouti par un océan de mots » [8]. Mais ces mots ne font que révéler « l’abîme de malentendu » [9] qui s’est creusé entre les survivants de la Shoah et le monde des vivants. Le traumatisme se loge dans cette faille, le sujet fait l’épreuve de l’absence d’espoir : il n’y a plus aucune chance de se faire entendre par l’Autre. C’est la rencontre avec la dimension de l’impossible. La description qu’en donne Appelfeld relève, dirions-nous, de la clinique de la désinsertion, celle d’un jeune garçon qui n’a pas les mots pour dire et se dire : « Les mots étaient les cris étouffés d’un adolescent de quatorze ans, une sorte d’aphasique qui avait perdu toutes les langues qu’il savait parler. » Il résume cela d’un trait : « Sans langue maternelle, l’homme est un infirme. » [10] Des bouts d’allemand, de yiddish, de ruthène se mêlent et s’emmêlent sans aucune portée de communication. Le jeune homme bute longtemps sur cet impossible.

6Il trébuche sur les mots. Ces butées s’incarnent dans son corps ; il se vit comme bègue. Et ce qui lui revient, ce ne sont pas des mots mais des sensations physiques : « Tout ce qui s’est passé s’est inscrit dans les cellules du corps et non dans la mémoire » [11], écrit-il. Ainsi, depuis la guerre, il lui arrive d’avoir soudainement la respiration coupée, comme cette fois où il reçut un violent coup de pied alors qu’il se précipitait vers un point d’eau sur un quai bondé de monde et de cris. Ces impressions se sont inscrites dans le corps avant de trouver leur traduction dans le langage. Elles ne cessent de l’attraper, par surprise, et de l’arrêter [12]. Suivant la même logique, et au plus près de son vécu, Appelfeld distingue, d’une part, la mémoire de ceux qui étaient adultes pendant la guerre et pour lesquels, à la fin de celle-ci, une histoire pouvait se raconter à partir de souvenirs emmagasinés et, d’autre part, la mémoire de ceux qui étaient enfants : « Chez eux, la mémoire est un réservoir qui ne se vide jamais. Il se renouvelle avec les années et s’éclaircit. Ce n’est pas une mémoire chronologique mais une mémoire abondante et changeante. » [13] L’eau du langage de ces premières expériences coule à travers cette mémoire, comme à travers une passoire, laissant sur son passage quelques débris avec lesquels il aura à se débrouiller [14]. Ces signifiants énigmatiques de la langue maternelle, de lalangue faite de yiddish, d’allemand, de ruthène, se sont déposés, ils se sont inscrits et incarnés dans les cellules du corps. Ils restent à articuler.

7À ces mots, à ces bouts de phrases, forgés à partir de liaisons ne répondant à aucun ordre lexical, s’ajoutent peu à peu ceux de l’hébreu qu’il peine à apprendre ; ici, nul ruissellement, mais un amoncellement, reflet d’un « instantané de l’âme » [15].

8C’est à cette époque qu’Appelfeld achoppe, pourrions-nous dire, sur sa précarité symbolique [16]. Elle tient à son impossibilité d’accéder à une « vie normale » qui passe alors par le fait de s’approprier la langue de l’Autre, en l’occurrence l’hébreu tel qu’il est enseigné par les organisations sionistes. L’écrivain nous décrit un apprentissage mécanique de l’hébreu : « Acquiers des mots et tu auras acquis une langue. » Faisant abstraction de toute dimension subjective, de tout désir, cette approche de la langue conduit à une deuxième mort : celle de « l’anéantissement de la mémoire et de l’aplatissement de l’âme » [17]. Il décrit cette époque très bavarde, entre les années 1946-1950 : une époque idéologique où tout le monde parlait, écrit-il. Face à cette dictature de la langue imposée, son inhibition à parler rend son exclusion plus vive encore [18]. Il évoque la lutte vaine d’un jeune homme soumis à un Autre qui exige de lui une normalité qui passe par l’oubli de sa langue maternelle. Il cherche refuge dans l’écriture d’un journal intime, mais rencontre une nouvelle impasse : avec quels mots rendre compte de ce passé brûlant et dans quelle langue se faire entendre ? Par ailleurs, ces années cinquante sont marquées par le nombre des témoignages sur la guerre. Il faut tout dire, c’est le temps de l’écriture vérité, sans répit possible. Mais, enfant pendant cette période, il estime n’avoir même pas de témoignage à offrir [19]. Il n’a donc ni les mots, ni le récit à sa disposition et son écriture se réduit à une longue plainte, sans Autre auquel l’adresser. À d’autres moments, alors qu’il s’efforce d’écrire dans la langue de tous, son texte est parasité par les idiomes du passé, des bouts de mots, des bouts de phrases, des signifiants isolés qui se sont déposés, qui surgissent à son insu et qu’il tente de refouler. La désinsertion est absolue.

Une insertion sans cesse à inventer

9Cependant, au décours de cet apprentissage normalisé qui l’anéantit, le jeune étudiant Appelfeld rencontrera des figures d’exception. Elles lui montreront la voie vers une insertion possible qui passera par un nouveau rapport à la langue. Parmi ses professeurs, il découvre des hommes de lettres, écrivains israéliens qui manient à la fois l’hébreu et le yiddish, écrivant dans l’une et l’autre langue. Cette découverte lui fait l’effet d’un tremblement de terre [20]. Ces hommes d’exception lui enseignent une nouvelle façon de traiter la langue de l’Autre et de se l’approprier pour pouvoir y dire le beau, le laid, le bon, le mal mais aussi pour pouvoir s’y dire. À leur fréquentation, il s’autorise à laisser venir à la surface de sa conscience cette matière sonore qui formait la mélodie de son enfance. Il renoue avec les « signifiants vivants » de lalangue dont il était exilé. Imprégnant désormais ses textes écrits en hébreu, ils sont la matière poétique de son œuvre.

10Qu’est-ce qui, ici, tient lieu d’expérience, sinon la mise en acte d’une écriture de l’indicible que l’œuvre d’Ahron Appelfeld met à notre portée ? Elle nous enseigne ce que fut pour lui, au-delà de son drame propre, le rapport à la langue ou, plus précisément, à la lalangue. Elle nous montre comment un sujet peut s’en saisir pour ne pas disparaître, anéanti dans la masse, et y construire, au contraire, sa place singulière. Appelfeld ne cesse pas d’élaborer cette solution, qui construit la modernité de son œuvre : « la littérature est un présent brûlant[,] une aspiration à transcender le temps en une présence éternelle ». [21]


Date de mise en ligne : 01/12/2017

https://doi.org/10.3917/lcdd.072.0029

Notes

  • [*]
    Valérie Pera Guillot est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
  • [1]
    Appelfeld A., entretien filmé dans D’une langue à l’autre de Nurith Aviv, Swan productions, 2004.
  • [2]
    Appelfeld A., L’héritage nu, Paris, éd. de l’Olivier / Seuil, 2006, p. 40.
  • [3]
    Appelfeld A., Histoire d’une vie, Paris, éd. de l’Olivier / Seuil, 2004, p. 147.
  • [4]
    Ibid., p. 122.
  • [5]
    Ibid, p. 75.
  • [6]
    Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 454.
  • [7]
    Appelfeld A., L’héritage nu, loc. cit.
  • [8]
    Appelfeld A., Histoire d’une vie, op. cit., p. 127.
  • [9]
    Appelfeld A., L’héritage nu, loc. cit.
  • [10]
    Appelfeld A., Histoire d’une vie, op. cit., p. 130.
  • [11]
    Ibid, p. 110.
  • [12]
    Appelfeld A., Histoire d’une vie, op. cit., p. 110.
  • [13]
    Ibid, p. 112.
  • [14]
    Cf. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », Genève, Le bloc-notes de la psychanalyse, n° 5, 1985.
  • [15]
    Appelfeld A., Histoire d’une vie, op. cit., p. 130.
  • [16]
    Le terme « précarité symbolique » est emprunté à Francisco-Hugo Freda.
  • [17]
    Appelfeld A., Histoire d’une vie, op. cit., p. 142.
  • [18]
    Ibid, p. 148.
  • [19]
    Ibid, p. 128.
  • [20]
    Ibid, p. 137.
  • [21]
    Ibid, p. 150.

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