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Article de revue

Bien plus qu’un truc

Pages 174 à 181

Notes

  • [*]
    Luis Darío Salamone est psychanalyste, membre de l’École d’orientation lacanienne (EOL).
  • [1]
    Le terme empacho typiquement argentin et populaire n’a pas d’équivalence dans la langue française. Il exprime l’indigestion par excès de nourriture.
  • [2]
    George Romero est le réalisateur du célèbre film culte sur les zombis : « La Nuit des morts-vivants. » (1968).
  • [3]
    El cuerito : en langage familier, peau, prépuce. L’auteur joue sur le signifiant peau : on lui étire la peau (cuerito) pour le guérir de l’indigestion et la peau (cuerito) signifie aussi le prépuce.
  • [4]
    Rico : riche en espagnol.
  • [5]
    « El mal de ojo » : avoir le « mauvais œil », c’est subir l’influence maléfique du regard. Cette expression présente une connotation superstitieuse.
  • [6]
    Ahogarse : se noyer ; s’étouffer. Deux valeurs sémantiques exprimées en un seul mot en espagnol. Afin de suivre l’association libre de Darío Luis Salamone au fil du texte, il sera bon de se rappeler la valeur sémantique non exprimée par le français mais qui peut être associée en espagnol quand on rencontrera l’un des deux termes français.
  • [7]
    de Saussure F., Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972, ch. ii, p 104.
  • [8]
    D. L. Salamone joue sur la similitude phonétique d’ojeado (avoir le mauvais œil) et enojado (fâché, irrité).
Luis Dario Salamone fait ici un témoignage sur la solitude, mais avec un accent totalement distinct du dernier exposé. La solitude de Céline Menghi se présente comme une solitude agalmatique, alors que la solitude, dans ce cas, est une solitude inverse, résiduelle, avec un statut de reste. Une foule de symptômes se sont présentés en même temps, en manque de nominations jusqu’à un premier pas dans l’analyse. Un premier nom est proposé pour cette symptomatologie que l’auteur qualifie de première, une paralysie subjective en compagnie de livres et de films, l’attraction pour le sinistre, le manque de confiance, le pessimisme et dans le domaine sexuel, il signale une pratique onaniste. Il n’est jamais totalement présent pour une femme, il pense toujours à une autre. Il y a également des symptômes corporels, douleurs d’estomac, maux de tête, et plus généralement de l’angoisse. C’est tout un panorama que nous rencontrons au début. Il se simplifie par la rencontre avec ce qu’il appelle le nom du symptôme. Ensuite nous avons, de façon assez classique, les coordonnées familiales qui prennent une forme mythique. Il y a une rue dans le village de la famille qui a reçu son nom propre. Le mythique s’est incarné à cet endroit.
Comme chez Ana Lucia, il y a une référence à l’idéal, non pas a posteriori comme chez elle, mais bien dans le présent de son histoire subjective, c’est la référence à Houdini. On se rappelle tous du personnage de Houdini comme d’un personnage mythique qui peut s’échapper de tous les côtés, c’est l’opposé de la paralysie du sujet. C’est dire que l’identification à l’idéal entraîne une paralysie subjective et en même temps une possibilité d’échappatoire, de ne pas être présent, d’être ailleurs grâce à la pensée. Il y a une analyse très intéressante de cette référence à Houdini, de sa fuite et de sa mort aussi. En effet, cet admirable fugueur se noie, il meurt noyé sous le regard du public. Il est le comble de la figure du solitaire, il s’échappe tout seul, mais aussi il meurt noyé et, à vrai dire, mourir seul sous le regard du public c’est un symptôme différent de celui qui consiste à mettre de l’ordre dans l’Autre. Mettre de l’ordre dans l’Autre, c’est déjà une activité. Cela peut être un acte lorsque, comme dans le cas de Salamone, nous avons d’abord la non-action.
Nous allons suivre, dans cet exposé, comment la situation initiale telle qu’il l’a décrite s’est transformée. Il y a une grande honnêteté dans ce témoignage qui nous dit clairement que le ressort, le moyen principal de sa transformation subjective a été le silence de l’analyste. Pas d’interprétation spectaculaire. Au début, il y en eut bien quelques-unes, dit-il, mais dans ce cas nous n’avons aucun indice qu’elles furent des clés comme ce fut le cas pour Ana Lucia. Nous avons là cette fonction mystérieuse du silence de l’analyste et un paragraphe de quelques lignes pour essayer de nous expliquer pourquoi ce silence a été enchanteur, opérant. Une telle note me semble suffisante, ce n’est pas fréquent. Il y en a d’autres dans les témoignages, mais il faut noter cette ponctuation sur la fonction opérante du silence de l’analyste et non sur l’interprétation spectaculaire.
J.-A. M.

Avant l’analyse

1Avant l’analyse, j’étais dans un profond malheur. Il s’était joué à partir de mes inhibitions, de mes symptômes et de mes angoisses. J’avais trouvé un refuge dans les livres et les films. C’était devenu une certaine forme de réclusion.

2Je fais d’abord une tentative ratée d’un début d’analyse de quarante cinq minutes exactement, un temps suffisant pour m’apercevoir que je parlais à une horloge. Je commence alors une première analyse avec un analyste lacanien. Il me laisse entendre une idée de Lacan qui résout une préoccupation très importante pour moi : tout ce qui est sinistre me fascine, aussi bien dans la littérature que dans le cinéma. Cette attirance m’empêchait vraiment d’être en accord avec la théorie freudienne de la castration et elle formait plutôt un écran face à la castration. Ce qui était sinistre provoquait chez moi un plaisir immense et non de l’angoisse. J’apprends aussi que l’angoisse qui accompagne la coupure entretient un rapport avec la possibilité que la coupure ne se produise pas mais cela induit chez moi l’effet que suscitent d’ordinaire les vérités qui ne touchent pas.

3Cette première analyse me permet de saisir comment les signifiants déterminent un sujet. Toutefois, je ne réussissais pas à prendre sérieusement en compte le réel en jeu.

4Les conditionnements qu’impliquaient les signifiants montraient que l’absence de tentative d’échapper à certaines situations faisait symptôme. Mais il n’était pas toujours possible d’en échapper, une certaine paralysie venait l’empêcher. C’est alors qu’arrivaient par contrecoup les maux de tête et d’estomac. L’analyse s’interrompt au moment où il semble que l’analyste estime que je dois lâcher prise sur les points d’origine de mes symptômes.

5Je recherche un nouvel analyste pour continuer cette expérience quand j’apprends que l’exanalyste avait pris la décision de laisser tomber la psychanalyse et renouait avec sa vocation de médecin. Nous parcourions donc un chemin inverse ; dès que j’ai rencontré la théorie freudienne, je n’ai plus eu l’intention d’étudier la médecine.

6Je me mets à l’écoute attentive du prochain analyste dans la méfiance (inhérente à ma problématique personnelle) et dans un pessimisme profond. Avant de le choisir, il faut que je déchiffre si un désir décidé l’anime envers la psychanalyse. Le seul problème était que précédemment, j’avais été pris par les mêmes craintes. Le défaut de garantie et de confiance m’amène alors à m’attarder plus longtemps que prévu dans mon choix. Finalement, après avoir fréquenté plus d’un an le séminaire de Jorge Chamorro, je lui demande un entretien.

Le nom du symptôme

7Le premier entretien, je parle de mes problèmes et du traitement réalisé jusqu’alors. L’intérêt de ce premier contact est de me renvoyer à l’impossibilité de payer les honoraires.

8Le deuxième entretien libère cette entrave dont il me dégage. L’analyste se montre réceptif à l’élaboration de ce qui apparaît à titre de symptôme : les douleurs d’estomac qui aboutissent à un effondrement. Je commence immédiatement à rendre sans cesse et mon seul recours pour arrêter ça est de recevoir des injections d’antispasmodiques.

9Les maux de tête et d’estomac dont je souffrais depuis l’enfance s’associent aux vomissements, qui prennent cette fois-ci une intensité inhabituelle. Ma grand-mère veut me guérir de mon « empacho » [1] (les gens de la campagne emploient ce terme pour nommer l’indigestion). Pour y parvenir, elle m’« étire la peau » ou bien elle utilise un ruban qu’elle dépose sur mon épigastre. Elle s’écarte de quelques pas puis se rapproche en marmottant des prières. Je m’échappe devant cette méthode de guérison trouvant cette pratique douloureuse et plutôt humiliante. De fait, cet état dévastateur qui m’effondre me fait nier tout lien entre ce qui survient à cette nouvelle étape de ma vie et mon passé. Peut-être fallait-il nommer cela autrement ? L’analyste détache le signifiant qui insistait : empacho puis interrompt immédiatement l’entretien. Voici donc comment le symptôme a trouvé un nom.

10Avant l’entretien suivant, je fais un rêve où ce même signifiant, devenu le nom du symptôme, apparaît, accroché à l’analyste. Je rêve que je me rends chez l’analyste. J’appuie sur la sonnette quand une grosse femme descend les escaliers et me prévient qu’il ne sera pas possible de me recevoir parce que le monsieur chez qui j’allais était pris d’indigestion. Conséquence : le nom du symptôme et le désir formulés dans un registre d’impuissance cèdent la place au transfert.

11Le symptôme prend sa forme, le transfert symbolique se met en place. L’analyste détient probablement quelques indices sur le diagnostic de structure et il décide l’entrée en analyse.

Les portes du cimetière

12Pour éviter que la souffrance symptomatique concernant le corps ne vous désoriente, je vous livrerai quelques détails d’importance pour diagnostiquer la structure.

13Un de mes parents s’est occupé à compiler l’histoire familiale. Il en a fait ensuite un livre rempli des histoires qui pourraient constituer le trésor de ce que nous appréhendons comme le mythe individuel du névrosé. D’après cette étude, le premier Salamone, vient de León Forte, une petite ville de Sicile. Fuyant la mafia, il a quitté l’Italie car il était menacé de castration. Enfant, je demandais à mon père ce que ce mot signifiait et il me répondait : « C’est ce qu’on fait aux taureaux pour qu’ils n’aient plus d’enfants. » Or, la phrase « je vais te châtrer » était parallèlement une menace fréquemment utilisée dans le discours paternel.

14Un autre Salamone, Francisco, était entré dans l’histoire de l’architecture argentine en tant que représentant de l’Art déco. Son œuvre présente un caractère monumental. Les énormes portes du cimetière de Laprida en sont un exemple célèbre. Son projet était de symboliser la manière dont le corps se réintègre à la terre dans son dernier repos. Mais moi, le contraire m’obsédait précisément : je fréquentais les personnages de George Romero [2].

15Un jour, toute la famille se réunit dans le village de mon père pour un hommage qu’on nous rendait lors d’une inauguration. Une rue de ce village porterait dorénavant notre nom de famille. Non en hommage à l’architecte génial ou à mon père mais par un effet de la contingence, ma trisaïeule ayant été le premier défunt enterré dans le cimetière. À Viale, ville de la province d’Entre Ríos, la rue qui va au cimetière porte donc le nom de Salamone.

16À cette époque-là, la littérature et le cinéma, la mythologie familiale venaient s’ajouter à la structure pour agrémenter les cogitations dont la mort était le thème privilégié. Les morts me rendaient régulièrement visite dans les rêves. Je finis par trouver une certaine quiétude d’abord dans la pensée magique puis dans la religion ; cette tranquillité s’est maintenue jusqu’à ma venue à la psychanalyse.

La familiarité avec le sinistre

17Avant l’analyse, je présentais des inhibitions qu’on prenait pour de la timidité ; j’avais des manifestations d’angoisse dans des situations diverses et je souffrais de symptômes corporels qui allaient des maux de tête jusqu’à l’effondrement. Je ne m’étais jamais décidé à entreprendre un questionnement sur ma vie passée. L’amnésie avait succédé au désintérêt, tous les souvenirs avaient été balayés. La qualité de l’entrée en analyse a été de les faire affleurer. Cela a favorisé la décantation des signifiants-maîtres qui, dans la position subjective, agissent à la manière des fils que manipule un marionnettiste. Ils deviennent moins imperceptibles jusqu’à cesser de gouverner.

18Deux souvenirs traumatiques sont essentiels. Ils ont le cirque pour décor. En effet, le seul moment palpitant de la vie de village était d’aller au cirque et je quittais donc les heures interminables passées à lire.

19Dans le premier souvenir, un magicien me place au centre de la scène, arme un engin dont il affirme qu’il est capable de couper n’importe quel élément organique. Il m’ordonne d’y introduire une partie du corps que je n’utilise pas habituellement. Je pense donc à en soustraire les mains (je le suppose en reconstruisant le souvenir). Puis, il sectionne un élément (un concombre, une carotte, une banane ou un autre objet) pour démontrer la qualité du tranchant de la lame.

20Il certifie qu’en une autre occasion, il a déjà réalisé le truc. Une belle jeune fille, que j’avais déjà osé regarder avec intérêt apporte une caisse contenant un bras sectionné dégoulinant de sang. Après avoir vérifié si j’étais droitier – je ne voulais pas me retrouver dans la situation de ne plus pouvoir écrire –, il saisit mon bras gauche, l’introduit dans la guillotine et la lame affilée descend. À mon grand soulagement, grâce à un truc, la main reste unie au reste du corps. Ce qui menaçait de couper ne coupe pas.

21Mon grand-père maternel qui porte le même prénom que moi, me rappellera plus tard cette histoire parmi les histoires d’horreur animant les nuits d’été. Il disait : « Quand il est revenu, ce n’était plus Luis, c’était un zombi. » Nos soirées estivales étaient peuplées de revenants, de loups-garous, de feux follets dont les histoires que nous racontions se mélangeaient aux vies des saints qui, réinventées, devenaient autant lugubres que passionnantes.

22Les premiers maux de tête et les nausées sont-ils donc les séquelles de cet évènement traumatique ?

23Cet été-là, on a beaucoup couru après moi car je ne voulais pas qu’on « m’étire la peau » pour me guérir de l’indigestion. C’est-à-dire qu’on me pinçait le dos. Cette affaire servira à peine à cacher – à la façon des boîtes truquées qu’utilisent les magiciens – que je n’étais pas capable d’instaurer une coupure dans la relation avec l’Autre. La demande de l’Autre amenait la conséquence de combler le manque par la voie orale, ce qui finissait par engendrer des symptômes.

24Un autre souvenir révèlera cette problématique. Cette fois, la scène se passe à Buenos Aires, dans la cuisine de ma maison. Elle servira d’excuse pour justifier ma réponse à la demande de l’Autre. Ma mère me réprimande parce que j’ai jeté une orange desséchée aux ordures. Dès lors, je ne peux plus jeter la nourriture et je ne peux plus rien laisser dans mon assiette. Une assiette d’autant plus abondante que la pauvreté est manifeste. À la question « que veux-tu manger ? » il m’est impossible d’émettre une réponse négative. Alors, l’indigestion arrive.

25Donc, le symptôme peut articuler à la fois la demande de l’Autre et la difficulté que la menace de coupure fonctionne.

26La circoncision de mon frère eut lieu à la même époque. Dans le village, la coutume est de pratiquer cette opération pendant l’été. On lui coupe donc précisément « la peau ». [3] Une petite fiole contenant la partie sectionnée lui est remise avec la conséquence que cette histoire me rendra dorénavant plus familier de tout ce qui relève du sinistre. À ce moment-là, tout le monde me signale que je serai le prochain à passer par la chirurgie si je ne réalise pas les exercices nécessaires pour l’éviter. Cette excuse m’ouvrira la voie pour la pratique de l’onanisme.

27Le médecin de la famille qui m’avait fait naître et qui intervenait à chaque fois que c’était nécessaire s’appelait Rico [4] (comme il est mort il y a très longtemps ; je pense ne déranger personne en évoquant son nom). Est-ce à cause de son nom que, pendant de nombreuses années, je me ressentirai comme étant du côté des pauvres ?

28La constance de ma grand-mère à vouloir s’arracher les yeux pour me les donner ne m’empêchait pas de lui dire à tout bout de champ que ses yeux célestes m’enchantaient. Dans les rêves, ces yeux avaient le pouvoir de me regarder du verre d’eau placé sur la table de chevet, où, la nuit, le dentier reposait. Ces fausses dents me laissaient supposer qu’il y avait des choses qui peuvent se détacher du corps et plus tard, c’est ma grand-mère qui me guérira du « mauvais œil » [5].

29Je trouverai des résonances fantasmatiques dans un autre spectacle qui constitue le deuxième souvenir du cirque dont je me suis rappelé lors de mon analyse. Je m’assois à côté de ma grand-mère, (lorsqu’elle ne racontait pas la vie des saints, elle récitait le notre père et d’autres prières en allemand que j’étais incapable de déchiffrer). Une crainte obsessionnelle me maintient paralysé. J’ai peur de ne pas pouvoir m’empêcher de lever le bras lorsqu’on sollicitera un participant éventuel, et je me méfie davantage du bras qu’on n’a pas réussi à sectionner : le bras gauche. « Évidemment, j’ai peu de contrôle sur lui. Il n’a pas pu me résister quand le magicien l’a placé subitement sur la guillotine. » Je réfléchis sans doute à tout ça quand, soudain, une jeune fille tombe d’un trampoline à un mètre précisément de là où je suis assis. Son compagnon ne peut pas la rattraper, elle heurte d’abord une colonne de pierre et s’écarte du filet de sécurité. Me trouvant, sur le vif et en direct, spectateur d’une histoire d’horreur, je suis pétrifié. La jeune fille est presque morte. Au milieu des cris proférés en allemand, on lui apporte un verre d’eau. Quand on lui porte à la bouche, elle s’étouffe [6]. Mais moi, j’avais soif. Je ne vérifierai jamais si elle était morte mais dès lors, elle participera à mes fantasmes.

Mourir noyé sous le regard de l’Autre

30L’association libre m’a dirigé maintes et maintes fois vers un film où ma relation à des signifiants précis et à la jouissance a trouvé un lieu de recréation. Houdini (1953) est une libre adaptation de la vie du célèbre magicien avec Tony Curtis dans le rôle principal.

31Ce film m’a incité à étudier la magie. Bien que j’obtienne un diplôme de prestidigitateur et que je pratique les trucs avec minutie, je ne réussirai pas à me produire en public jusqu’à ce que, plus tard, à l’Université, j’expose, en un tour de magie, ce à quoi se réfère de Saussure quand il parle de la « carte forcée », [7] lorsque le linguiste indique l’usage que les signifiants font de nous, alors que nous croyons les utiliser selon notre convenance.

32Le film sur Houdini offre quelques traits favorisant les identifications. Le lien d’Houdini à l’Autre maternel et son besoin d’essayer d’échapper à tout sont évidents. Ces dérobades coïncident avec une position que j’adoptais fréquemment devant tout obstacle. Cela évoque aussi un certain art que j’avais développé pour disparaître des lieux où j’étais invité, sans prendre congé, laissant les gens se demander où j’étais. Tout simplement je m’enfuyais. À un autre extrême, le signifiant « être-attaché » trouve une représentation de la paralysie ainsi que la possibilité pour quelqu’un d’échapper à ces attaches. Ce film touchait fondamentalement le cœur de mon fantasme.

33Dans la version hollywoodienne, Houdini mourait précisément d’un coup porté à l’estomac par un jeune provocateur, (le magicien présentait cette capacité de supporter les douleurs d’estomac qui m’auraient fait vomir). Il mourut en s’étouffant sous le regard des spectateurs dans un truc qui avait raté. Il n’avait pas pu y échapper. Lui qui a éventé les trucs des spiritistes jusque devant le tribunal, il meurt la nuit d’Halloween en laissant la promesse que, s’il existait une façon d’échapper à la mort, il l’utiliserait.

34Dans l’analyse, la façon de mourir d’Houdini s’associait à l’opération de l’appendicite que ma mère avait subie quand elle était enceinte de moi, mes douleurs d’estomac renvoyant à une identification à l’Autre, en situation de grossesse, pensant à ma mort. On avait en effet imaginé qu’elle pouvait mourir.

35C’est à cette époque-là que mes associations ont tourné inlassablement autour d’une mort par étouffement. Des souvenirs oubliés ont mis en lumière plusieurs moments de ma vie où la jouissance a surgi. Ils en permettaient un déchiffrage. D’où cette étrange obstination à me rendre en ce lieu nommé « la croix de l’étouffé » ; ce mort avait provoqué une série de miracles sur les étouffements dus à la nourriture. Finalement, une scène infantile revient : j’y j’observe comment on retire de l’eau un enfant presque mort, afin de le ressusciter. Désespérés, mes parents s’approchent. Ils pensent que cet enfant noyé, c’est moi. La construction du fantasme se décante : Mourir noyé sous le regard de l’autre.

Se noyer dans un verre d’eau

36En province, dans mon enfance, lorsque je souffrais de céphalées, on disait que j’avais le « mauvais œil ». Ces dérangements paraissaient se prolonger par une certaine irritation quand je retournais vivre à Buenos Aires. La dérive signifiante se précise entre avoir « le mauvais œil » et « s’irriter » [8] ainsi que la présence d’une identification croisée : celle de l’amertume paternelle et de la dramatisation maternelle. Une configuration pessimiste s’était donc organisée et une intervention analytique parviendra à la démanteler en cassant les argumentations prétendant justifier mon malheur. Cherchant à me signifier mon pessimisme, l’analyste coupe l’entretien avec cette interprétation : « le pessimiste a toujours raison ». En usant de ce pessimisme, je parvenais à provoquer les infortunes qui me rendaient aigri et me faisaient dramatiser. Je romps alors avec ces identifications, je révèle comment opère ma position subjective qui se voit ébranlée par cette intervention et je réussis à sortir de ce pessimisme.

37Il se passera la même chose avec cette crainte de me noyer qui me conduit à l’impossibilité de « me mettre à l’eau ».

38Je me rappelle alors un rêve qu’enfant, je fais à répétition ; quand je l’évoquerai en cours d’analyse, la rencontre avec sa détermination signifiante et sa face de jouissance brisera une autre identification. Dans ce rêve, mon grand-père Luis revient après sa mort, c’est un petit être difforme, en état de décomposition, rongé par les vers. Effondré ! C’est aussi le nom de la jouissance qui m’astreint à rendre.

39La soif est un autre symptôme dont l’expérience analytique va changer la valeur de jouissance. Ce symptôme provenait de la rencontre traumatique avec la jouissance représentée par ce verre d’eau approché de la jeune moribonde au cirque et par la quantité d’eau excessive avalée par cet enfant qui me ressemblait, (il s’était noyé dans la piscine de « La Salada »).

40Dans les films qu’on repassait régulièrement pendant la semaine sainte, on trouvait cette image du Christ qu’un Romain désaltère en lui offrant du bout de sa lance une éponge imbibée de vinaigre. Ce Christ me causait une forte impression et je m’identifiais à lui. De cette époque religieuse, je prélèverai un fantasme imaginaire que je recréais avant de m’endormir : maintenu attaché, je résiste aux coups des bourreaux jusqu’à ce que je réussisse à me détacher et à les anéantir.

41L’impuissance m’envahit lorsque dans l’expérience analytique, je repère l’expression « se noyer dans un verre d’eau ». J’aménage cette modalité de relation avec le quotidien, dans des opportunités insignifiantes. Il s’ensuit que le pessimisme tombe. Il avait ruiné une grande partie de ma vie.

La sortie

42En cours d’analyse, plusieurs interventions analytiques avaient fait chuter les signifiants-maîtres m’aliénant à l’Autre. Cependant, le silence de l’analyste a constitué la principale intervention pour faire cesser d’exister la demande de l’Autre et pour en dégonfler la consistance.

43Dans les séances, quand je me référais à la situation d’angoisse que produisait la rencontre avec l’Autre, un profond silence régnait. Avec le temps, ce silence perdra sa densité au fur et à mesure que l’Autre en perdra aussi.

44Dans les témoignages de passe, deux termes s’articulent habituellement à la sortie d’analyse : le cynisme et l’enthousiasme.

45La chute de l’Autre m’a conduit vers un certain cynisme néanmoins solidaire d’enthousiasme.

46L’horizon s’est élargi car j’ai cessé d’être attaché à l’Autre.

47La soif sera le nom particulier de cet enthousiasme. Auparavant, la soif avait été l’un des noms du symptôme. Ensuite, le symptôme est passé de l’élément solide qui provoquait l’indigestion à l’élément liquide qui se jouait dans le fantasme. La soif désigne à présent une nouvelle relation avec la jouissance et définit un type de relation qui me procure une jouissance d’une autre nature. J’adopte tout ce qui suscite l’intérêt de ma soif.

48La passion névrotique ne trouve plus d’espace pour jouer le premier rôle. Toutes les questions liées au manque-à-être ne se transforment plus en souffrance à présent. La faute s’est démantelée avec le traitement. Je l’ai remarqué pendant l’analyse par les effets opératoires que la cure a entraînés sur la question de la dette. Ce point a été remanié. Il y a eu d’abord l’impossibilité de ne pas rester endetté, ensuite, il y a eu l’attachement démesuré à l’Autre auquel la dette me liait, puis, celle-ci s’est dissoute jusqu’à n’être plus rien. Privé de dette, je n’ai plus à rendre son objet ni à « rendre » (je me réfère ici à ces vomissements dévastateurs qui ont disparu pour toujours). J’aborde maintenant le parcours suivi avec l’Autre sexe. Pour éviter l’impuissance, j’avais recours à la fantaisie ; en effet, je ne me trouvais jamais au lit avec la femme avec qui je couchais mais avec une autre. Un jour, je me suis rendu compte que ce fantasme s’était dissipé et que je pouvais jouir directement du corps d’une femme. Cela a apporté un gain dans la jouissance. Comme je l’ai fait savoir aux passeurs, la rencontre avec une femme a été la solution qui a permis à la jouissance et au désir d’emprunter la même voie. À mon avis, c’est une résolution partielle mais elle me suffit.

49La traversée du fantasme s’est réalisée après sa construction, au moment où il est devenu ridicule, superflu. Mais cette traversée n’a été rendue possible que grâce aux modifications subjectives impliquées par l’analyse.

50La jouissance est récupérée : celle qui s’entrecroisait avec les rituels que j’avais vécus dans une période religieuse de même que la jouissance du corps et de la pensée à l’œuvre dans les symptômes. J’acceptais aussi de me présenter manquant face à l’Autre ; je n’étais plus dans l’escamotage.

51Arracher cette jouissance à la pulsion de mort avait exigé bien plus qu’un « truc ». Cette jouissance se trouve maintenant disponible pour d’autres questionnements ; elle alimente cette soif par laquelle à présent, je me lie à la vie.

Notes

  • [*]
    Luis Darío Salamone est psychanalyste, membre de l’École d’orientation lacanienne (EOL).
  • [1]
    Le terme empacho typiquement argentin et populaire n’a pas d’équivalence dans la langue française. Il exprime l’indigestion par excès de nourriture.
  • [2]
    George Romero est le réalisateur du célèbre film culte sur les zombis : « La Nuit des morts-vivants. » (1968).
  • [3]
    El cuerito : en langage familier, peau, prépuce. L’auteur joue sur le signifiant peau : on lui étire la peau (cuerito) pour le guérir de l’indigestion et la peau (cuerito) signifie aussi le prépuce.
  • [4]
    Rico : riche en espagnol.
  • [5]
    « El mal de ojo » : avoir le « mauvais œil », c’est subir l’influence maléfique du regard. Cette expression présente une connotation superstitieuse.
  • [6]
    Ahogarse : se noyer ; s’étouffer. Deux valeurs sémantiques exprimées en un seul mot en espagnol. Afin de suivre l’association libre de Darío Luis Salamone au fil du texte, il sera bon de se rappeler la valeur sémantique non exprimée par le français mais qui peut être associée en espagnol quand on rencontrera l’un des deux termes français.
  • [7]
    de Saussure F., Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972, ch. ii, p 104.
  • [8]
    D. L. Salamone joue sur la similitude phonétique d’ojeado (avoir le mauvais œil) et enojado (fâché, irrité).
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