1Le corps est manifestement chose fort obscure et on s’égare à écouter les discours qui en parlent. Les cognitivistes en font une machine, le sens commun le confond volontiers avec l’organisme pendant que certains psys, lisant Lacan de fort loin et sans lunettes, n’en font qu’une entité imaginaire complétée, quand ils font un effort, d’une rallonge symbolique.
2Lacan ne s’en est pourtant pas contenté puisqu’il y a rajouté un corps réel dont il a donné une définition au fonctionnalisme roboratif : « Un corps est quelque chose qui est fait pour jouir, pour jouir de soi-même » [1]. Cette définition saisit le corps dans sa vie même soit ce à quoi il sert pour celui qui l’habite, sa valeur d’usage. Elle permet de situer de nombreux traits cliniques, comme en témoignent les textes recueillis dans ce numéro. Remarquons notamment que ce corps ne se résume pas à une évidence inaugurale et observable. Il est aussi et surtout ce que l’analysant a de plus énigmatique puisque de tout ce qu’il va construire, sa jouissance est ce qu’il mettra le plus de temps à cerner. Comme tel, ce corps réel ne parle pas et son abord tempéré est l’un des résultats de l’analyse.
3Cette jouissance dont il est l’instrument peut faire abondamment parler ceux que la médecine qualifie de malades mais sans que la signification de ces discours soit pour autant immédiate. Les demandes possibles en rapport avec ce réel sont aussi diverses que les sujets en cause et les ramener à une seule, celle de guérison, relève de l’absurde. En outre, que veut dire cette même guérison au regard de la jouissance ? En être débarrassé ? Mais alors qu’est-ce qu’une vie sans jouissance ? N’est-ce pas plutôt au sujet de changer sa position ?
4Le médecin traditionnel aurait entendu tout cela plus facilement que son confrère contemporain. En effet, ce dernier, délogé de sa position par le discours de la science, ne voit plus dans le corps qu’un objet soumis aux exigences du discours mondialisé sur la santé, qui est un objet de commerce comme un autre. L’on assiste donc à une modification radicale de la valeur attribuée au corps, sa valeur d’usage étant remplacée par sa valeur d’échange. Autrement dit, si les formes des corps varient comme le montre la simple succession chronologique de leurs représentations, c’est moins par l’effet de la mode, qui du reste n’a pas toujours existé avec la force qu’on lui connaît, que par ce changement de discours.
5Lacan put ainsi lancer, devant un parterre de médecins scandalisés, cette remarque prémonitoire pour nos temps de trafic d’organes et de chirurgie esthétique galopante : « Qu’avez-vous à dire, médecins, sur le plus scandaleux de ce qui va suivre ? Car s’il était exceptionnel, le cas où l’homme jusqu’ici proférait “Si ton œil te scandalise, arrache-le”, que direz-vous du slogan “si ton œil se vend bien, donne-le” ? au nom de quoi, aurez-vous à parler, sinon précisément de cette dimension de la jouissance de son corps et de ce qu’elle commande de participation à tout ce qu’il en est dans le monde ? » [2]
6Ceci peut donc mener aux outrances les plus folles, que n’aurait pas désavouées un Sade, sans une limite éthique qui ne se trouvera jamais que sur le terrain des rapports du sujet avec son désir et sa jouissance.
7Comme tout discours, celui de la science produit son propre plus-de-jouir qui, à notre époque décorative, prend volontiers valeur esthétique. Christian Boltanski, l’un des représentants majeurs de l’art conceptuel, l’a bien compris et remarque ainsi que « Tout ce qui perd sa valeur d’usage devient beau ». [3]