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Article de revue

Le débroussaillage de la formation analytique

Pages 120 à 129

Notes

  • [*]
    Cette conférence a été prononcée lors des premières Journées de la elp et de la seizième Journée du Champ freudien, à Valence, le 12 et 13 mai 2001, « Extravios del acto y de las normas ». Elle a été publiée sous le titre : « El desbroce de la formacion analitica », in Miller J.-A., Introduccion a la Clinica Lacaniana, Conferencias en Espana, RBA, Barcelona, 2006, p. 527-541. Traduction de l’espagnol : Marie-Odile Moreau-Saulnier et Philippe Bouillot (non revu par l’auteur). Publié avec l’aimable autorisation de J.-A. Miller.
  • [1]
    Cf., Lacan J., « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 », Écrits, Le Seuil, Paris, 1966, p. 459.
  • [2]
    Cf., Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de École », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.
  • [3]
    Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Le Seuil, Paris, 1966.
  • [4]
    Cf., Lacan J., « Variantes de la cure-type », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.

1Il y a un fait sur lequel je suggère que nous nous interrogions : quand il s’agit de la psychanalyse, l’usage du mot « formation » suscite un certain malaise. Nous avons attendu pour aborder le problème de la formation analytique dans le Champ freudien, mais nous allons le travailler dans notre prochain congrès international.

2Je ferai un premier débroussaillage de la question. Il y a dans le mot « formation », une « forme » qui, en tant que telle, appartient à l’imaginaire. Ceci s’observe avec plus de clarté dans la langue allemande où « formation » se dit Bildung, avec la racine Bild qui signifie image. Souvenons-nous qu’il y a un type de roman dans la littérature allemande dédié à la question de la formation, dont le plus célèbre est celui de Goethe, Wilhelm Meister. Pourquoi ce roman sur la formation fut-il choisi à une certaine époque du développement moderne ? Je laisse cette question ouverte.

3Dans le registre imaginaire, le terme de formation est complexe parce qu’il y a une dichotomie entre la forme et la matière. La forme fait référence à l’élément actif qui pénètre dans la matière ; l’élément imaginaire masculin qui donne forme, ou bien qui pénètre dans la matière pour lui donner forme. Classiquement, la forme implique une action déterminée qui intervient dans le projet de la structure même dans la mesure où cette structure comporte une certaine imaginarisation du symbolique.

4Je suggère alors, en premier lieu de relire – avec les classiques, on dit toujours relire, même si on ne les a jamais lus – et de travailler Aristote, sa doctrine de la forme et de la matière, c’est-à-dire sa doctrine de la formation.

5En deuxième lieu, je vous propose un mathème élémentaire :

6

equation im1

7Le dit mathème présente la capture du réel sans forme et sans loi par le symbolique d’où résulte une image comme cause finale du processus de formation.

8Troisième question : ce que Lacan postule dans le stade du miroir nous permet d’aborder le processus de formation de manière réduite, parce que ce processus se réduit en dernière instance à la formule i(a), l’image de l’autre ; dans la mesure où cette image donne forme au moi ainsi qu’au sujet. Plus avant, Lacan transfère cette formule à la dimension symbolique où c’est le mot qui capture, marque et donne forme au sujet.

9D’une certaine façon, on peut penser que l’identification, concept freudien par excellence, est l’héritière de ce que l’on peut considérer classiquement comme « formation ». Et en toute logique, on pourrait définir la fin de l’analyse comme l’identification à l’analyste.

10Mais Lacan critiquait les analystes qui adhéraient à cette idée de la fin de l’analyse, schéma traditionnel et ancien de la formation qui soutient que l’analyste résulte de l’analyste, c’est-à-dire que l’analyste engendre l’analyste. Nous savons que les analystes ont l’habitude de se complaire à connaître les filiations analytiques : Untel a engendré Untel qui engendra Untel, etc., répétant ainsi le cliché de la formation.

11La thèse de Lacan est totalement différente. L’analyste ne résulte pas de l’analyste mais de l’analyse. Le processus analytique n’est pas un processus d’identification mais au contraire, un processus de désidentification, qui fonctionne au contraire de la formation. Ce qui se reflète clairement dans l’inversion que nous connaissons entre le discours du maître et le discours de l’analyste, inversion symétrique qui précisément accentue la désidentification qu’implique le processus analytique.

12Cela suffit pour comprendre pourquoi la problématique de la formation analytique produit en nous un malaise. Elle ne rentre pas dans nos références les plus basiques.

13Mais franchissons un pas de plus et essayons de définir le terminus ad quo de la formation, c’est-à-dire le point de départ d’un processus de formation. Ce sera la formation qui permettra au terminus ad quo, qui se définit toujours comme incomplet, d’arriver à la complétude. La formation permet que la matière prétendument amorphe se développe et atteigne la plénitude à partir de la forme. Ainsi, un réel qui se présente originellement sans règles, se régularise peu à peu à travers la formation.

14Le schéma de la formation pourrait se comprendre comme le chemin parcouru par un sujet qui, endormi par les apparences au début, devra finalement se réveiller à la vérité. Il me semble que la version espagnole de la Bildung allemande est la « désillusion », bien que, mutatis mutandis, la « désillusion » du Siècle d’Or ne soit pas la Bildung des Lumières.

15La formation se présente comme le mécanisme qui permet la suppression de l’élément négatif initial, de l’élément incomplet initial, idée applicable aussi au processus de guérison, en tant que le point de départ dans la cure, c’est un être souffrant qui cherche à supprimer les causes qui provoquent sa souffrance. Le chemin à parcourir irait de la préoccupation à la tranquillité, ou simplement de l’insatisfaction à la satisfaction. Du chemin parcouru résulte un terminus ad quem, c’est-à-dire un point d’arrivée qui introduit une nouveauté, une relation différente avec le monde et avec soi-même, ou – pourquoi ne pas le dire – une certaine sagesse. Oui, une formation doit promouvoir dans le sujet l’accès à une sagesse.

Tout problème est fantasmatique

16Les exemples de ce dernier point sont innombrables. Je prendrai le dernier que j’ai rencontré : celui écrit par André Gide, lorsqu’à la fin de sa vie, il n’attendait que la mort. Ce qui survit chez lui, finalement, après une vie passionnée par la jouissance – André Gide est quelqu’un qui, une fois, a dit n’avoir jamais eu de peines d’amour – est comme une formule du terminus ad quem, à savoir qu’à la fin de la vie, il n’y a pas de problèmes, il n’y a que des solutions, parce que le grand problème de l’homme est de voir des problèmes partout et d’essayer d’inventer des solutions. Lorsqu’on arrive à la fin du chemin parcouru, ce qui se dévoile, c’est qu’il n’y a jamais eu aucun problème. Est-ce que cela ne pourrait pas être une formule possible de la sagesse, formule à laquelle au final, on consentirait ? C’est comme dire oui à ce qui est, accepter qu’il n’y ait pas autre chose que ce qui est. Dans notre code, nous pourrions le traduire par la formule suivante : « Tout problème est fantasmatique. »

17Une fois le fantasme traversé, il reste seulement à s’identifier au symptôme, c’est-à-dire à ce qui ne peut se changer, en produisant ainsi, une relation en harmonie avec « ce à quoi les problèmes font défaut ». Ce serait comme atteindre le bonheur suprême, un authentique sic voluntas tua, ultime secret de la sagesse même. Il s’agit d’un masochisme intelligent, se soumettre à la volonté de l’Autre. Si on pense que la formation analytique se réalise quand on réussit à obtenir l’identification avec le symptôme, cela aussi impliquerait un « ne pas agir contre ». On observera que ce terminus ad quem a des résonances avec la position de l’analyste.

18J’ai commenté dans mon cours le conte de Jorge Luis Borges, El congreso, qui traite d’une association, une société, une école, qui se propose une tâche surhumaine, du type « savoir absolu », mais qui en deux ou trois paragraphes, se termine en une simple promenade vers la ville où tout est illuminé et où il n’y a rien de plus que ce qu’il y a. Il n’y a rien à chercher. Il faut renoncer à la recherche du savoir, d’autant plus qu’il est absolu et se limiter à accueillir avec prudence ce qui est.

19Ceci fut le chemin que prit Heidegger qui, au début du xxe siècle, décrivit l’homme du souci à un moment de la culture où les hommes s’affrontaient comme des rivaux absolus, rivalité qui engendra les guerres les plus terribles de toute l’histoire de l’humanité. Précisément, Heidegger, le philosophe de « l’homme du souci », conclut dans la Gelassenheit au « laisser être » : marcher à travers la campagne, voir la terre, le ciel et pas grand-chose de plus. De sorte que la métaphysique, en comparaison avec la sérénité suprême se révèle comme une complication sans noblesse et vaine, qui perturbe l’harmonie de ce qui est.

20À partir de Descartes, se sont posés des problèmes très difficiles, comme celui selon lequel la représentation pourrait concorder avec le monde à condition, évidemment, de la nécessaire médiation de Dieu. Avant Descartes, depuis le début de la philosophie, quels tourments pour désigner les degrés de l’être et les différencier entre l’apparence et l’être ! Comment faire pour faire concorder ce qu’on dit avec ce qu’on vit, avec ce que l’on perçoit ? Quelle machinerie inventèrent les philosophes ! La forme, la matière, l’idée…Quand il ressort que le dernier mot semble viser à récupérer le plus simple.

21Est-ce que nous ne trouvons pas, ici, par hasard, une résonance avec la position de l’analyste dans la mesure où la psychanalyse soigne quelque chose du manque à être ? La fin de l’analyse est-elle en harmonie avec la complétude, la plénitude, la suffisance ou la béatitude ?

22Tous ces mots sont des termes de la hiérarchie initiatique que Lacan a choisis, non pour en faire leur éloge mais pour se moquer d’eux. Ils figurent dans sa description satirique de la Société Psychanalytique de Paris (SPP), dans son article Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956[1], où il présente les analystes s’offrant comme des images identificatoires de la complétude. Lacan, non seulement rejetait cette classe identificatoire mais il a dédoublé aussi le terminus ad quem, le point d’arrivée du processus analytique. L’un d’eux, I(A), qui n’est rien d’autre qu’un effet naturel de la parole, parce que toute parole identifie ; puis il introduit un second terminus ad quem, S(Ⱥ), point d’arrivée qui ne permet absolument pas une identification et qui, par conséquent, ne donne pas lieu à une formation.

23Il paraissait opportun à Lacan, pour le processus analytique, que la disparition du manque à être, ou en d’autres termes, que la positivisation du manque à être, ne se fasse pas par le chemin de l’identification. Ce qu’il écrit comme l’objet a est quelque chose de positif, quelque chose qui n’a pas de défaut, qui ne peut pas s’annuler et cela, il ne l’écrit pas comme un signifiant, mais il le fait de manière distincte. Il s’agit de quelque chose de positif qui n’est pas en contradiction avec le $, qui lui n’est rien d’autre que l’écriture de l’incomplétude, de la douleur, de la division et du tourment.

24Le terme positif ne doit pas avoir de forme, c’est quelque chose d’amorphe et la description, par Lacan, du but de l’analyse, est aux antipodes d’une plénitude. En réalité, il décrit une formation à l’envers, parce que la complétude se trouve plutôt au début d’une psychanalyse dans la mesure où le fantasme encapsule, c’est écrit entre parenthèses, l’union du sujet manquant avec l’objet a qui le complète. D’une certaine façon, c’est le fantasme qui soutient les identifications et qui donne une complétude. Ainsi donc, la complétude est au début et c’est seulement à la fin du travail analytique, avec la traversée de cette complétude initiale, avec la séparation de ces deux éléments, qu’on se trouve analysé, c’est-à-dire sensément rebelle aux identifications.

Comment préparer des opérateurs adéquats

25Nous pouvons accepter les idées de sagesse et de sérénité pour nous servir d’elles d’une certaine manière, mais nous ne pouvons pas adhérer totalement à ces idéaux parce que dans la formation psychanalytique il s’agit d’obtenir un opérateur qui permette de diriger une cure analytique. Il ne s’agit pas de parvenir à ce qu’un sujet puisse jouir de se promener tranquillement par monts et par vaux en disant : « tout va bien », mais nous essayons d’obtenir un opérateur. Dans ce sens, se pose la question : comment préparer des opérateurs adéquats pour cette opération ?

26En premier lieu, nous devons distinguer ladite opération de n’importe quelle pédagogie, étant donné que la pédagogie est ce qui commande la forme humaniste de la formation. Cette pédagogie a comme formule :

27

equation im2

28C’est-à-dire, elle essaie de procurer une autorité sur la jouissance à partir du savoir. Au contraire, la position de l’analyste se définit par sa position comme objet a sur un savoir qui doit rester supposé :

29

equation im3

30Ce sont les mêmes termes mais en positions distinctes. Ce petit a minuscule indique ce qu’aucune identification ne peut capturer. Il désigne le point précis dans lequel, toute pédagogie, toute formation sur le modèle pédagogique, échoue.

31Dans ce sens, l’analyste lacanien ne se situe pas à partir de son savoir mais de sa position, position qu’il a acquise peu à peu à travers le savoir que, supposément, il a accumulé dans sa cure, c’est-à-dire dans sa propre expérience de l’analyse.

32Nous pouvons, de tout cela, formuler quelques conclusions :

33Premièrement, le psychanalyste est le résultat de son analyse. Personne ne l’avait exprimé dans ces termes avant Lacan.

34Deuxièmement, une analyse n’est pas une formation, dans la mesure où la formation a toujours à voir avec l’identification.

35Troisièmement, le psychanalyste n’est pas considéré comme analyste parce qu’il pratique l’analyse. Là réside le shock que produit la théorie de Lacan.

36Lacan distingue deux signifiés différents de l’analyste : l’un, l’analyste qui provient de son analyse, c’est-à-dire l’analysé et l’autre, l’analyste qui a donné des preuves de sa pratique d’analyste. Le premier se considère analyste dans l’après-coup de sa propre analyse et le second dans l’après-coup de sa pratique, distinction qui se sanctionne dans une école. Au premier, il est donné le titre d’ae, sur la base de sa propre analyse et de la façon dont il a transmis ce qui a pu en résulter. À l’autre, on donne le titre d’ame.

37Il faut dire qu’avant Lacan, personne n’imaginait qu’on pourrait avoir le titre d’analyste, sans avoir donné des preuves de la pratique de l’analyste. Mais, comme vous le savez, Lacan doutait de ces preuves, parce qu’il considérait que le titre se donnait en raison de la réputation du collègue, de son habileté dans les relations sociales, peut-être de sa docilité dans l’institution ou qu’on le donnait, comme résultat de négociation, par amitié ou relations.

38À cela, on lui oppose ce witz incroyable qui est de considérer comme analyste potentiel un analysé – en prenant ce mot dans le sens aristotélicien – sur aucune autre base que celle de sa propre expérience comme analysé.

39Ceci a eu des effets dans trois registres distincts :

40Premièrement, le registre clinique : donner une finalité précise à la cure. Comme conséquence de cela, on a allongé la durée des dites cures, parce que le fait de disposer d’une description de la fin, a l’habitude de produire chez les analysants le désir de réaliser cette aspiration de Lacan. Deuxièmement, l’épistémique : mettre en question la qualification de l’analyste pour la pratique, ce qui oblige à éclairer, à mettre en évidence et à montrer les effets des cures que chaque analyste mène à son terme.

41Troisièmement, l’institutionnel : empêcher la suffisance de l’analyste expérimenté, du notable. Pour cela, le fait que nous mettons en évidence les ae, peut produire, parfois, une certaine irritation chez les analystes expérimentés. Avec cette orientation, il s’agit également d’animer, d’encourager les néophytes, les plus jeunes, de les encourager à l’analyse et de stimuler leurs ambitions, pour créer ainsi une certaine tension générationnelle dans ce que Lacan appelle l’épistémè. Il faut prendre au sérieux l’indication que donne Lacan dans la Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École[2], que nous devons lire en opposition, en contrepoint, avec la description qu’il fait de la société analytique dans Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956. En 1956, il mène à terme une authentique satire, tandis qu’en 1967, il propose un monde distinct, un monde où l’ancienne suffisance de l’analyste expérimenté devient une insuffisance à partir de la passe, c’est-à-dire que la passe introduit l’insuffisance, introduit un monde de carnaval. Un monde à l’envers.

42La proposition de la passe avait tout son sens dans la situation passée, dans laquelle l’idéalisation de l’analyste expérimenté dans sa pratique, l’élevait à une position d’autorité incontestable. Face à cela, Lacan commence par la satire, l’ironie, pour ensuite produire une inversion complète qui a comme résultat une déqualification de l’analyste expérimenté.

43Finalement, dans la Proposition du 9 octobre 1967, comment Lacan décrit-il le psychanalyste expérimenté ? Il le fait à partir des effets négatifs que la pratique a sur lui parce que, à force de pratiquer, l’analyste commence à imaginer qu’il sait. En transformant la pratique en routine, il oublie l’extraordinaire, l’incroyable de l’acte analytique et il arrive à penser qu’il possède un « savoir faire » analytique. Pour cette raison, le « savoir faire » analytique dans la Proposition du 9 octobre 1967, est chargé de valeurs négatives. On le considère comme une simple manipulation technique.

44Lacan localise l’origine de ces effets négatifs dans l’apparition d’une nouvelle répression attribuée à l’analyste : la répression de l’acte analytique. Celle-ci peut produire une inversion de la position adéquate de l’analyste, c’est-à-dire, au lieu de :

45

equation im4

46S2, signifiant du savoir, sera placé au-dessus, en rejetant ainsi, sous la barre la fonction de l’objet a.

47

equation im5

48Le résultat de cette extraordinaire inversion repérée par Lacan fut que la formation analytique a été en partie supprimée. Ce qui, jusqu’à ce moment avait été considéré « formation », se trouva inclus dans la propre analyse du sujet. Il ne fallut pas attendre longtemps pour que prolifèrent les critiques à l’encontre de sa proposition.

49En 1968, se produisit un mouvement international contre l’autoritarisme qui vit Lacan presque comme un prophète. Ceci renforça l’importance de l’autorité, née de la pratique analytique. En conséquence, il est logique, qu’en 1973, Lacan ait formulé quelque chose qui paraissait une farce : il n’y a pas de formation analytique, il n’y a que des formations de l’inconscient. En dernière instance, il n’y a d’autre formation que celle de sa propre analyse.

50Mais, tout ceci est déjà ancien. La proposition de la passe avait tout son sens en ce qui concerne la situation décrite en 1956, qui n’a rien à voir avec la situation actuelle, dans laquelle se produit plutôt la réabsorption de la supposée autorité analytique, dans le champ Psy en général.

51En suivant les catégories aristotéliciennes, avec la proposition de la passe, on courrait le risque d’une élévation de « l’analyste potentiel » nommé ae et d’un rabaissement de « l’analyste actuel » ; question que l’on a mise clairement en évidence dans le Champ freudien autour de la question de la garantie, sur le titre d’ame, qui est aussi un héritage de la Proposition du 9 octobre 1967.

52Dans plusieurs Écoles, le titre d’ame est suspendu parce que nous ne savons pas comment faire, comment le faire rentrer dans le panorama actuel. Nous ne savons pas évaluer, de manière positive, la pratique de l’analyste, sinon à travers les témoignages apportés dans la passe.

Le programme de Lacan

53La question qui nous est posée est : y aura-t-il un autre savoir, distinct du savoir de sa propre analyse, pour évaluer la formation ? Et s’il y a un savoir distinct de ce savoir, quel est-il ?

54Comment pouvons-nous le structurer ? Comment pouvons-nous l’évaluer ? Parce qu’en même temps, Lacan maintient des exigences de savoir très élevées pour l’analyste.

55Quand il était membre de la spp, on a chargé Lacan, en 1948, de la confection d’un programme pour la formation analytique et il a fait un programme très exigeant, hyperuniversitaire, avec des séminaires, avec des chefs de séminaires et avec une liste importante de disciplines qu’il fallait connaître. Après la première rupture avec l’ipa, en 1953, la question de la formation analytique a toujours été primordiale et précisément parce qu’on rejetait la formation proposée dans le cadre de la spp, la majorité des candidats se séparèrent d’elle pour aller avec Lacan.

56Lacan accentue dans tous les Écrits la nécessité d’une doctrine de la formation : depuis Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse[3], de même que dans les textes postérieurs, Lacan termine toujours avec une doctrine de la formation analytique qui s’ébauche en termes de ce que l’on doit savoir, presque avec un savoir absolu comme horizon, comme s’il s’agissait de tout savoir, de dominer la connaissance actuelle de la culture, d’avoir une forte culture humaniste et rhétorique : la littérature, la philosophie antique, l’humanisme de la renaissance, l’histoire des sciences, etc. Pour Lacan, il fallait se former dans les sciences qui, avant, s’appelaient sciences de la subjectivité et qui, ensuite, s’appelèrent sciences conjecturales qui sont, finalement, ce qu’on appelle les sciences humaines, la linguistique, l’anthropologie et les mathématiques. Enfin, un programme énorme que Lacan détaillait de manière minutieuse. Dans chaque texte, il donne une inflexion précise à ce programme de formation. Ensuite, dans la Proposition du 9 octobre 1967, il parle de la nécessité de connaître tout ce qui concerne le savoir textuel.

57À propos de ces savoirs, d’une certaine façon extérieurs à la psychanalyse proprement dite, Lacan ne va pas beaucoup plus loin que de proposer des listes, comme s’il suffisait d’une incitation à apprendre, en laissant à chacun le libre choix. Pour Lacan, la propre cure de chacun engendre la curiosité, parce que, de toute évidence, l’analyse libère un désir de savoir qui se comprend au-delà de la cure et se dirige vers la culture en général.

58Lacan avait l’idée que son enseignement constituait un milieu épistémique, bien que, malgré la proximité qu’il avait avec ses collègues, il se plaignait qu’ils ne le lisaient pas. Quand il créa l’École, en 1964, celle-ci était destinée à assurer le support épistémique de Lacan lui-même.

59De quelle façon ? Il est notable que Lacan n’établit jamais une formation au moyen de cursus parce que ceux-ci établissent un itinéraire prédéterminé, standard, qui suppose que l’on sait déjà à l’avance le terme ad quem, on sait déjà à quel point on va arriver. Il pensait, plutôt, à une formation par immersion, c’est-à-dire une formation dans laquelle on immergerait le sujet dans un milieu de savoir qui l’inviterait à nager, à inventer son propre chemin dans un milieu épistémique. Mais, une fois créée l’École, la problématique de la formation analytique disparut et la problématique de la passe occupa le premier plan. C’est précisément une école sans programme qui devait constituer le milieu épistémique en invitant le sujet à s’immerger dans le savoir et inventer son être. Nous aussi avons suivi ces indications de Lacan.

60Mais une école ne jouit d’aucun privilège d’extraterritorialité parce qu’elle est incluse dans un contexte social dont les variations ont des conséquences sur elle-même. Dans les années de la guerre froide, entre 1945 et 1975, c’est-à-dire trente ans, il y avait de puissants appareils d’enseignement dans la société et en plus, il y avait une vibration intellectuelle qui, aujourd’hui, a disparu. Les appareils d’enseignement se sont heurtés à des difficultés inédites, symptôme de ce que quelque chose cloche.

61En 1975, année de la création de la Section Clinique, ce symptôme était clairement visible. C’est pour cela que la Section Clinique proposait, précisément, un enseignement méthodique de type universitaire, qui impliquait un retour de la formation. Ce furent précisément l’autorité et l’appui de Lacan lui-même à la création de la Section Clinique qui étaient rejetés par toute l’efp. La Section Clinique se créa parce que l’enseignement de la psychiatrie classique s’était effondré et que cet enseignement était considéré comme essentiel pour comprendre Freud et Lacan. De telle façon qu’à partir de 1975, nous avons dû récupérer cette tradition psychiatrique en publiant différents classiques de la psychiatrie et en encourageant les psychiatres à la récupérer.

62Maintenant, nous sommes dans une situation dans laquelle on observe un effondrement général de la formation secondaire, qui n’assure pas la transmission des classiques comme dans le passé. En plus, se présente un nouveau phénomène, l’accroissement de la formation Psy proprement dite. Avant, il n’existait pas une formation Psy clinique, c’est-à-dire que ceux qui optaient pour une formation analytique, avaient auparavant une formation no-Psy, qu’ils fussent médecins, intellectuels ou professeurs.

63La formation Psy s’est développée peu à peu et elle est de plus en plus présente chez les candidats éventuels. À quoi nous devons ajouter le fait que, avant, le savoir acquis à travers la pratique dans le Champ freudien était contrôlé dans les supervisions et que le contrôleur lui-même était à son tour contrôlé parce qu’existait la liste d’analystes contrôleurs à qui on devait s’adresser. L’école de Lacan supprima immédiatement la liste des contrôleurs et fit du choix des contrôleurs quelque chose de semblable au choix de l’analyste, c’est-à-dire quelque chose d’ouvert.

64Idéalement, dans la Proposition du 9 octobre 1967, seuls les ae devaient être nommés par l’École – c’est le projet italien de Lacan – pour que seuls les analystes analysent, mais ceci est resté un idéal. Ce qui se passe, en fait, c’est que l’entrée dans la pratique Psy devance d’une certaine manière la fin de l’analyse. Cette anticipation est, en partie, une conséquence de la passe – c’est-à-dire du fait que la fin de l’analyse est retardée – et d’autre part, résulte de la pression sociale et de la demande thérapeutique.

65Ceci nous invite à entrer dans la question du savoir. Il faut dire que Lacan, dans son texte, oscille entre deux positions. D’un côté, il y a l’exigence surmoïque de tout savoir ou de se charger de tout le savoir qu’on peut arriver à avoir. À l’autre extrême, il y a le pôle de ne rien savoir, d’oublier ou de se soulager du savoir, qui combine une exigence de savoir avec une exigence de savoir annulé, ou de suspendre le savoir pour accueillir chaque cas, comme s’il était nouveau, en accord avec l’idée de Freud, que Lacan reprend. C’est une orientation que vous pouvez trouver dans la dernière partie du texte de Variantes de la cure-type[4], quand il dit que ce que le psychanalyste doit savoir, c’est ignorer ce qu’il sait. Lacan a toujours réservé à l’analyste le lieu de la « docte ignorance », qui est une façon de mettre le savoir en position de supposition. Évidemment, il ne s’agit pas d’une ignorance pure et simple, mais il s’agit d’une ignorance méthodique de savoir et en même temps de savoir ignorer le savoir quand il le faut.

66Pour conclure, nous pouvons comprendre l’expérience analytique de deux façons :

67Premièrement, il y a une expérience analytique comme analysant qui culmine dans la passe.

68Deuxièmement, il y a aussi une expérience analytique comme analyste.

69Nous supposons que dans l’expérience analytique comme analysant, il est possible de rencontrer un point de capiton, dont on peut témoigner par une « performance » déterminée au travers du processus qui fonctionne pour recueillir ce témoignage.

Construire l’expérience de l’analyste

70La question qui se pose est de savoir si nous pouvons construire proprement l’expérience analytique numéro deux, c’est-à-dire l’expérience analytique comme analyste. À ce sujet, je formule les questions suivantes :

71– Y a-t-il ou non un point de capiton ?

72– Pouvons-nous inventer une « performance » pour l’expérience analytique, comme analyste ? À l’ipa, il y a différents procédés pour démontrer le savoir faire comme analyste. En premier lieu, les contrôleurs sont invités à témoigner, mais le contrôlé, à son tour, est aussi invité à présenter son meilleur travail, pour donner des preuves de son savoir faire. Lacan, en 1967, proposa une commission pour évaluer à quel moment quelqu’un peut mériter le titre d’AE. Cette commission, évidemment, devait recueillir les opinions des contrôleurs. Mais cette option présente des difficultés dans son application pratique parce qu’elle suppose que cette commission disposerait de tout le savoir sur ce qui arrive dans l’École, ce qui serait impossible.

73Formulons alors les questions suivantes :

74Premièrement, faut-il rétablir une demande à ce sujet ?

75Je considère qu’il est plus commode qu’il n’y ait pas de demande, parce qu’ainsi, il n’est pas nécessaire de dire que non.

76Deuxièmement, faut-il structurer un contrôle des contrôleurs ?

77La liste n’est pas l’unique manière de structurer le contrôle, mais on peut remarquer que, depuis l’instauration du dispositif inauguré en 1967 – qui a continué à fonctionner dans le Champ freudien pendant vingt ans – la pratique du contrôle s’est maintenue comme une pratique presque muette. Ne serait-il pas nécessaire de la faire parler ?

78Des deux voies que la Proposition du 9 octobre 1967 reconnaît pour être analyste, nous connaissons la logique qu’implique la première, la voie de la passe, mais il faut encore vérifier si la seconde, la voie de la pratique, possède aussi une logique propre ou non.

79Est-ce que la voie de la pratique ne pourrait pas être quelque chose comme une « contre-analyse » ? – même s’il faut reconnaître, qu’ainsi, on gommerait les traits du dernier enseignement de Lacan.

80Lacan dit, par exemple, que Joyce n’avait pas besoin d’analyse car il possédait ce que l’on peut obtenir d’une analyse dans le meilleur des cas. Joyce n’était pas analyste et, ainsi que le précisait hier Antoni Vicens, dans son exposé sur le Portrait de l’artiste en jeune homme, son destin était de s’affranchir de tout ordre, aussi bien de l’ordre social que de l’ordre religieux. Joyce était destiné à apprendre à errer entre les embûches du monde. Il était un sujet errant. De même qu’il est également possible que, comme résultat d’une psychanalyse, se produise une certaine errance, même si l’analyste est plutôt un guerrier consciencieux, ce qui est très différent de l’image présentée ici.

81Concevoir le chemin de la pratique comme une « contre-psychanalyse », c’est prendre aussi en considération certaines caractéristiques que Lacan situait, précisément, comme des effets de la pratique analytique sur l’analyste. Ceci serait une version positive de ce qu’il décrit de manière négative, comme un oubli, oubli de la pointe vive de l’expérience analytique.

Notes

  • [*]
    Cette conférence a été prononcée lors des premières Journées de la elp et de la seizième Journée du Champ freudien, à Valence, le 12 et 13 mai 2001, « Extravios del acto y de las normas ». Elle a été publiée sous le titre : « El desbroce de la formacion analitica », in Miller J.-A., Introduccion a la Clinica Lacaniana, Conferencias en Espana, RBA, Barcelona, 2006, p. 527-541. Traduction de l’espagnol : Marie-Odile Moreau-Saulnier et Philippe Bouillot (non revu par l’auteur). Publié avec l’aimable autorisation de J.-A. Miller.
  • [1]
    Cf., Lacan J., « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 », Écrits, Le Seuil, Paris, 1966, p. 459.
  • [2]
    Cf., Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de École », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.
  • [3]
    Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Le Seuil, Paris, 1966.
  • [4]
    Cf., Lacan J., « Variantes de la cure-type », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
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