Notes
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[*]
Jacqueline Dhéret, psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
-
[1]
Cf., Lacan J., Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, (1957-58), Le Seuil, Paris, 1998.
-
[2]
Freud S., Inhibition symptôme et angoisse, PUF, 1975, p. 37.
-
[3]
Freud S., Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, p. 58-59.
-
[4]
Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », 1957, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 520.
-
[5]
Freud S., « Les Psychonévroses », Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973, p. 6.
-
[6]
Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris Le Seuil, 2004, p. 363.
-
[7]
Cf., Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, Le Désir et son interprétation, (1958-59), inédit.
-
[8]
De Georges P., « Une pensée dont l’âme s’embarrasse », voir infra.
-
[9]
Miller J.-A., Cf. Les divins détails, leçon du 8 mars 1989.
-
[10]
Lacan J., Le Séminaire, Le livre X, L’angoisse, (1962-63), Paris, Seuil, 2004, p. 231.
-
[11]
Miller J.-A., Cf. L’orientation lacanienne, « Illuminations profanes », leçon du 7 juin 2006, inédit.
1Notre méthode, qui rétribue chacun de sa propre parole, met le sujet en rapport avec la cause incommensurable. Lire le cas, c’est le construire à partir des points de butée de celui qui écoute, ce qui suppose de ne pas avoir un rapport au diagnostic qui vienne faire bouchon au déroulement de la cure, à son pouvoir de réveil, par delà la répétition qui insiste. Classer peut participer de la défense propre à la névrose obsessionnelle et Lacan, qui a inscrit au cœur de la pratique de son École la séance courte, nous a aussi montré combien l’institution analytique pouvait être friande de protocoles et de rituels. Cependant, les types cliniques obéissent à des traits distinctifs au regard de la façon dont le sujet se défend de la jouissance, par une stratégie qui implique le désir de l’Autre. C’est l’apport incontournable de Lacan à la clinique des névroses. C’est pourquoi je trouve très précieux le titre que nous propose E. Solano pour cette série de conférences : « Apprendre à lire la névrose obsessionnelle ». Lire suppose l’écrit, les grands textes de Freud, toujours neufs à découvrir, les commentaires de Lacan qui dénudent l’essentiel. Lire le cas implique que la question du diagnostic s’articule à un moment logique qui permet d’apprécier le plus singulier, par-delà le type clinique qui nous aide à repérer les modalités de la défense. Nous avons, pour nous guider le repérage des signifiants qui, pour un sujet, ont un relief original, l’objet a qui se déduit comme semblant de ce que l’analysant écrit dans la cure et le trajet pulsionnel qui met en évidence, toujours au cas par cas, l’anomalie propre à congédier les classements. Or, le névrosé obsessionnel se défend du détail qui cloche par l’Idéal qu’il ne lâche pas. Il n’aime pas le pouvoir d’ébranlement du signifiant, soit la jouissance, que cependant l’analyse, dans son avancée, va lui restituer.
Un ingénieux arrangement
2Parler de réveil, dans le cas de la névrose obsessionnelle, est une gageure. On a plus souvent affaire à un dialogue intérieur à situer dans sa relation au narcissisme. L’obsessionnel use de la pensée obsédante pour tromper le sentiment d’extériorité du langage qu’il éprouve d’autant plus que la pensée à laquelle il s’attache, laisse filtrer la formule ironique de la loi : « Jouis ! », soit un impératif où la jouissance est à la fois interdite et toujours convoquée (J’ouis). Il s’agit là de l’inconscient que nous n’aimons pas, disait J.-A. Miller dans son cours 1999-2000 Les us du laps, celui qui est au principe de l’action compulsive, que cette névrose met en évidence et qui isole le surmoi.
3Le symptôme lui-même reste longtemps dissimulé. L’homme aux rats, par exemple, n’a avoué son rituel à Freud qu’après plusieurs mois d’analyse. On a aussi affaire à l’acting out – les cas d’acting out examinés par Lacan relèvent souvent de cette structure [1] –, ou à la provocation, si l’analyste ne parvient pas à inscrire le symptôme dans la cure, en usant du pouvoir rebelle, « secouant » de la langue.
4Le fantasme de l’obsessionnel nous enseigne par ailleurs sur le désir du névrosé qui est paradoxe :
6Il établit des voies de fuite, met le sujet à l’abri de sa propre castration en accentuant l’impossibilité de l’accès à l’objet, ce qui ne manque jamais de faire surgir la jouissance qui est dérégulation.
7Le signal du réel, en tant qu’il est lié à la fonction irréductible de l’objet a, fait partie de la clinique de l’obsession, par-delà l’encerclement menaçant auquel le sujet soumet son désir. Ainsi Freud, estime que le symptôme obsessionnel se forme à l’adolescence ; les tendances érotiques, dit-il, se déguisent sous la bannière de la moralité. Suggestions d’actes de cruauté et de violence, blasphèmes, ont rendez-vous avec un surmoi féroce qui persiste « d’autant plus énergiquement à réprimer la sexualité que celle-ci a pris des formes repoussantes. » [2]
8Dans un savoureux passage de Malaise dans la civilisation, Freud construit le lien social à partir de l’érotique obsessionnelle : agression, destruction et attachement au résidu, dans une méconnaissance de la satisfaction pulsionnelle qui s’y attache : « La tendance agressive s’associe à la relation érotique entre deux êtres, indépendamment des composantes sadiques, propres à cette dernière. » [3]
9Au-delà du fantasme, il nous montre que l’attrait pour l’objet dévalorisé est un puissant moyen de cohésion. C’est un des rares passages de la réflexion freudienne sur la communauté où le lien social est saisi à partir du point d’impossible qui concerne le hors mesure de la jouissance. Sa réflexion porte ici sur la pulsion : il y a des objets peu glorieux, laisse entendre Freud, dont l’humain rêve de jouir. C’est la dévalorisation rattachée par l’homme à l’odorat, avance-t-il dans sa note de bas de page, qui fonde le lien social, sur fond de rejet de la féminité. Le « tous » ne se bâtit pas à partir de l’Autre, mais à partir de ce déni.
10L’obsessionnel ramène le désir de l’Autre capricieux et angoissant à une demande, que l’objet anal pourrait combler. Ainsi le désir continue-t-il de s’en aller par le cloaque, avec, en analyse, d’incessantes considérations générales qui n’ont aucune prise sur l’affect et le corps, si l’analyste n’intervient pas. La présence des corps, en analyse, est déjà une façon de contrarier le vain effort de l’obsessionnel de ramener a au signifiant : en effet, « La solution de l’impossible est apportée à l’homme par l’exhaustion de toutes les formes possibles d’impossibilités rencontrées dans la mise en équation signifiante de la solution. » [4]
11Si on peut échanger de la jouissance contre du savoir, il n’en demeure pas moins que cette dernière insiste, irréductible au symbolique. C’est pourquoi l’analyste saisit le sujet là où il ne pense pas, dans les trébuchements de la langue, là où il y a de l’empêchement. Le « ne pas pouvoir », signe en effet le rapport de l’obsessionnel à son désir.
12Comment substituer au doute, à l’indécision, une question relative au désir ? Pourquoi la castration détermine-t-elle plutôt chez un homme la névrose obsessionnelle, bien qu’elle puisse être comme S. Cottet l’a montré, un choix féminin ? En quoi le recel de l’objet, vient-il à motiver la fonction du désir chez l’homme ?
L’effacement par le signifiant et la jouissance de l’être
13C’est ici que l’enseignement de Lacan nous devient essentiel pour lire Freud, inventeur de la névrose obsessionnelle.
14La problématique de l’obsession éclaire, en effet, la loi générale du désir. Cette thèse est au cœur du séminaire de 1958/59, Le désir et son interprétation. Le signifiant mortifie le vivant qui se découvre ex-sistant, avec la mort. Sous le signifiant, « Je » est radicalement séparé du « ne sait pas », « Je », « ne sais pas », « qu’il est mort », Lacan convoque Hegel et Heidegger pour faire valoir la marge, au-delà de la vie, que le langage assure à l’être parlant : celle du retour à l’inanimé, par où l’être se trouve engagé (le Dasein). Sous le signifiant, « Je » est soumis à la castration, « Je » est mortifié. La prédilection pour l’incertitude de l’obsédé le conduit vers ces thèmes où le savoir et le jugement restent, par force, exposés à l’indécision et au doute : la filiation paternelle, la durée de la vie, la mort, qu’est-ce que c’est que d’être vivant, que d’être un père ? Il semble attendre le signifiant ultime qui donnerait raison de son existence singulière de sujet et se rassure, comme le notait Freud à propos de l’homme aux rats, avec une affirmation solennelle, nouée à une certitude absurde, irréalisable dont Lacan nous dit qu’elle n’a d’autre sens que celui de l’ironie. Le signifiant mortifie la jouissance mais il ne confronte pas le sujet à la mort, cet impossible à penser. Il le confronte à l’existence et à la persistance de la pensée de la mort, dont le névrosé obsessionnel fait son maître absolu. Si nous voulons échapper à quelque chose, c’est à l’existence elle même : « Plutôt ne pas être né ! », s’exclame Œdipe, lorsque littéralement, les écailles lui tombent des yeux. La question de l’obsédé ne porte pas sur le sexe, mais sur l’existence, du fait de la mort. Or, dans le signifiant, le sujet est indestructible, d’être déjà mort. Il se dissout dans l’Autre. Ainsi Heidegger aimait-il souvent citer ce vers de Hölderlin : « Les immortels aiment se reposer ». Il est caillou, monument, à l’égal de la dette qui se transmet éternellement : « Suis-je vivant où mort ? », se demande le sujet, qui sacrifie sa jouissance vivante à un Autre mort, à un Autre en majesté. Il y a toujours, dans la clinique de l’obsession, l’image entrevue de quelque chose d’inerte qui a troué la signifiance.
15Ainsi cet analysant figé derrière un activisme mondain qui est sa ruse contre l’angoisse. Rien ne l’effraie autant que le petit bout de gras dans l’assiette, qui se fige en se refroidissant, ce pourquoi il évite de faire la vaisselle. E. Solano a par ailleurs fait valoir dans sa conférence, que le fantasme d’Ernst, l’homme aux rats, s’enracinait dans le désir de voir une femme sans défense et inerte.
Le désir et son objet
16Le désir permet de sortir de cette impasse. Il suppose d’accrocher, au-delà de l’être-pour-la mort (Sein zum Tode), la chose inessentielle à partir de laquelle le sujet s’est raccordé à l’Autre. L’être dépend du signifiant, mais il faut que le sujet en passe par le désir de l’Autre, pour répondre à la question de ce qu’il est. Ce n’est pas seulement que le sujet cherche à faire reconnaître sa parole par cet Autre. C’est que le désir de l’Autre, lorsque le sujet y consent, engage son être par le biais d’un objet, qui n’est pas du signifiant. Le sujet obsessionnel semble se présenter avec un désir mort, mais la clinique nous enseigne que c’est une défense au regard de la sensation du désir de l’Autre qui le plonge dans une angoisse débordante et de la jouissance du corps, qui l’effraie.
17On peut rapprocher ce point du constat que faisait Freud concernant le mécanisme du refoulement, propre à cette névrose : l’affect est retiré de la représentation intolérable dès lors isolée, pour être reporté sur d’autres, insignifiantes. On est dans une logique, celle de l’inconscient, avec ses automatismes. L’inconscient fait naître des significations, en jouant de la plasticité de la langue qui permet de passer d’une chaîne à une autre, par des opérations de substitution et de déplacement. La défense obsessionnelle privilégie le déplacement.
18À la différence du phénomène de conversion, l’affect subit une transposition, s’attachant à « des représentations, en elles-mêmes non inconciliables, qui, par cette “fausse connexion”, se transforment en représentations obsédantes. » [5]
19Freud insistait sur le caractère indestructible et de la marque et de l’affect. Le point d’entrée dans l’inconscient, S1, est en effet toujours aléatoire. Dans une analyse, on cherche à produire ces essaims de S1 qui tiennent au pouvoir traçant de la parole sur le corps et qui « absorbent le sujet » (l’expression est de J.-A. Miller). Ils sont au principe de l’action compulsive et répétitive qui nous domine, ce que la clinique de l’obsession met spécialement en valeur.
20Ils sont toujours en relation avec des surgissements qui n’ont rapport avec rien, des traceurs d’affects, impossibles à résorber mais que la langue peut manier, triturer, les faisant ainsi passer à la valeur.
21C’est l’apport essentiel de Lacan à la compréhension de l’inconscient qui inclut une béance irréductible, spécialement à partir du Séminaire sur l’angoisse : l’objet surgit de rien et on ne le repère qu’à la trace d’angoisse qui vient signer le traumatisme laissé par un S1, lequel signe la présence réelle de la jouissance. Avec l’écriture (S1 ◊ a) on est aux limites du langage, qui cependant nous aliène. L’objet est quelque chose comme un petit morceau arraché au langage, une empreinte « ouverte à toutes les significations », comme l’indiquait J.-A. Miller dans son cours de l’année dernière, un petit bout de rien qui se détache du corps, tour à tour annulé et restitué. Il n’est résorbable ni dans le symbolique, ni dans l’imaginaire. Le sujet s’y confronte, au point que Lacan, parle d’investiture, de suppléant du sujet. Cette marque est indestructible et, « le sujet cède à la situation » [6]. Ph. La Sagna a développé lors de son intervention du mois d’avril comment le sujet abdique face à la jouissance et comment, en retour, l’objet anal qui efface le sujet, vient à sa place. Sur ce versant, un sujet ne trouve d’adresse qu’à consentir à une « cession » où l’Autre est impliqué.
22C’est ici que Lacan fait valoir que le père n’a pas le dernier mot, pour attraper la libido sur les chemins détournés et complexes qu’impose au parlêtre le circuit de la parole. La prise dans la chaîne signifiante appelle un nombre réduit de signifiants, qui mettent le sujet dans le coup de la castration : a se déduit des coordonnées signifiantes qui font le lit de la répétition. Cela passe par une inscription, S1, et un déplacement métonymique, soit une transaction économique, où les substituts, appréciés en termes de « plus » ou de « moins », sont mis en série. La libido est une valeur mobile, qui s’écrit à partir du signifiant, en tant que la jouissance obtenue de l’objet n’est jamais la bonne. Dans l’inconscient, les objets s’échangent, s’accumulent et fonctionnent comme métonymie de la Chose, ce que montre spécialement l’écriture du fantasme obsessionnel. Avec la castration, le sujet entre donc en possession d’une pluralité, d’une infinité, qui caractérise le monde des hommes.
23Si le phallus est le tiers qui ordonne tout ce qui met en impasse la jouissance sexuelle, s’il la contraint, il faut insister sur les circonstances, toujours aléatoires, accidentelles, qui décident de ces inscriptions qui ne viennent pas de l’Autre et qui fixent, pour un sujet, les conditions de son désir. Au fond, la particularité de la stratégie obsessionnelle pour s’assurer de son désir, ses incroyables détours pour parvenir au terme de sa satisfaction, visent à dénier que la jouissance du corps se répartisse entre jouissance de l’être et jouissance sexuelle. Son fantasme ramène l’une à l’autre, d’où son caractère pervers.
24Sur ce point, la leçon du 19 juin 1963 dans Le Séminaire L’angoisse, est très éclairante. Si le sujet se constitue au commandement de la voix, nous dit Lacan, il ne peut se reconnaître comme objet qu’au niveau anal. La disparition s’applique aussi, pour le garçon, au phallus, ce que les fèces imaginarisent.
25Lacan fait du phallus l’opérateur logique du manque, à partir de l’objet anal qui intervient de façon privilégiée dans la formation du désir masculin. Cette satisfaction, qui tient au rapport agalmatique de la mère à l’excrément, est à l’origine de l’ambivalence obsessionnelle : c’est moi, c’est pas moi, c’est oui, c’est non, etc. C’est le désir de retenir, qui donne ici sa valeur à l’objet.
Le cas d’Ella Sharpe
26Arrêtons-nous quelques instants sur le long développement auquel se livre Lacan, dans ses leçons de janvier et février 1959 [7], à propos d’un cas présenté par Ella Sharpe, dont Ph. De Georges, a parlé ici [8]. Je ne m’intéresserai pas aux rêves, mais au transfert qui livre des éléments précis sur le désir de ce sujet et son rapport très secret à sa partenaire. Cet analysant ne peut s’empêcher d’annoncer son arrivée dans le cabinet de l’analyste, par un toussotement. Nous avons, dit Lacan, le sujet marqué par le signifiant, un sujet barré, qui avertit quand il apparaît, de façon à ce que rien ne se voie de ce qu’il imagine qu’il y a derrière la porte : une étreinte entre deux personnes qui seraient gênées d’être surprises, voire son analyste en train de se masturber, ou de fouiller dans son sac. Un sujet donc, qui a, à l’égard de l’analyste, de « mauvaises » pensées. On peut convoquer pour analyser cette compulsion à tousser, les ressources de l’interprétation œdipienne : le désir d’étreindre la terre mère, le monde entier, aux principes d’un vœu de toute-puissance qui met le fils en rivalité avec le père, ce qui appelle, en retour, la rétorsion agressive. Ph. De Georges, dans son intervention, soulignait qu’on avait rapporté à ce sujet dont le père était mort, ses dernières paroles : « Robert doit prendre ma place. » Lacan s’intéresse, au-delà, à la défense de ce sujet, au fantasme qui accommode son désir et au détail insolite du toussotement. Cet avocat, qui peut se montrer bavard en séance puisqu’il dit tout ce qu’il pense, se sert de la parole pour être ailleurs. L’infatuation, malgré les apparences, n’est pas de son côté, mais du côté d’un Autre immortel, puisqu’il est déjà mort. Il est difficile à ce sujet qui a du mal à parler (en particulier dans l’exercice de son métier), de « faire parler le père ». Nous dirons, de le mettre dans le coup de l’amour. « C’est dans son rapport au verbe, dit Ph. De Georges, qu’il défaille ». Ce qui domine, dans sa façon d’être, c’est qu’une chose apparaît toujours dans son discours, sous la forme de ce qui n’y est pas. Lui-même « se tient à carreau » et il se rend, malgré ses nombreuses associations, aussi insaisissable que s’il n’était pas là. Très subtilement, Lacan fait valoir ce que l’on rate lorsque l’analyste, à l’égal du névrosé, croit trop au père : cet analysant évoque, à plusieurs reprises, « les choses que nous faisons et que nous ne devrions pas faire », (comme la masturbation), articulant par là le désir à l’interdit, ce que Lacan commente ainsi : « Pour ce sujet, faire les choses, ce n’est pas son affaire ». Il pointe, à partir d’une équivoque signifiante, l’incidence du désir dans l’inhibition, c’est-à-dire, la défense. C’est essentiel : si, dans l’obsession, la menace paternelle s’amalgame à la satisfaction, la pulsion au surmoi, l’intervention analytique doit s’abstenir de nourrir l’inconscient qui exagère ce lien. Elle doit plutôt se régler sur l’angoisse qui signe la proximité de l’objet. Ainsi Lacan met-il l’accent sur la façon dont ce sujet s’anéantit, derrière son toussotement.
27Où est l’affaire de notre avocat ? Dans une réjouissance amusée, lorsqu’il est question du talent qu’il partage avec une amie, qui sait si bien imiter des voix. Il y a de la libido, dans ce goût pour l’intonation. On a la position du sujet face à l’objet que recèle le personnage, qui lui donne sa valeur. Notons par ailleurs que l’imitation appelle le regard d’un spectateur amusé et bienveillant. On voit que le phallus, comme signifiant, est intéressé dans le rapport du sujet à l’Autre, mais qu’il n’y a jamais, de ce fait, qu’une chose pour une autre, soit un glissement qui fait apparaître a l’objet, là où on ne l’attend pas. Ce que J.-A. Miller propose d’écrire : puisque la castration, c’est petit a. Pourtant, le doute de l’obsessionnel cache une certitude qui fait point d’arrêt. C’est un chien aboyant, suggère Lacan, qui s’annonce au seuil du bureau d’Ella Sharpe. Ce sujet rapporte en effet une scène de l’enfance où un chien venait se masturber contre sa jambe. Le toussotement signe l’identification au chien qui se masturbe et le refus d’être le maître, à partir d’un S1 qui ne signifie rien. Ce qui fait trou dans le souvenir, c’est l’aboiement auquel l’analysant a substitué la toux, une marque qui échappe au manque-à-être, une co-présence d’avec une événement pulsionnel, à partir d’un S qui « absorbe » le sujet et le maintient dans une jouissance autoérotique, masturbatoire : .
28« L’homme à l’aboiement perdu », a fait du toussotement l’Un-signifiant, (l’in/signifiant) qui peut le distinguer à ses yeux et aux nôtres, sa spécificité et, remarquons-le, son don. Il l’offre, séance après séance, à son analyste. On a d’un côté, le signifiant à partir duquel le sujet s’est raccordé à l’Autre, le signifiant maître de l’identification, et ce qui lui est irréductible, la trace de l’objet qui fait l’étoffe de ce parlêtre là. Soit un détail phallique taillé sur le corps et qui échappe à une vue d’ensemble. « Faire le chien », « se masturber comme un chien », prend valeur de l’inconscient à partir d’une signification gélifiante, dont nous voyons qu’elle introduit un effet métonymique. Un signifiant banal, qui fixe la libido, trouve à s’organiser en formule. On peut, dans une analyse, cerner son être réduit à une déjection canine, mais ce temps, comme nous le montre la temporalité des apparitions et disparitions de ce sujet dans le cabinet de l’analyste, est évanescent. On attrape une trace – celle de l’a-boiement – et on voit aussitôt qu’elle n’est que trace du désir de l’Autre. L’être, auquel s’attache si résolument l’obsédé, l’être qui se dérobe, n’apparaît que le temps de l’éclipse qui dérobe au sujet son désir.
L’objet a n’est que semblant
29Le sujet a, pour le représenter, ce qui lui est le plus étranger et qui, à l’occasion, peut se manifester comme inquiétant : ces objets issus du corps, sur lesquels la jouissance se resserre et qui échappent au manque-à-être, après que le langage a fait œuvre de mortification. L’obsessionnel fait valoir que le névrosé ne les reconnaît jamais pour siens, sauf s’il en passe par l’opération analytique, qui les fait consister comme « plus-de-jouir ».
30Il en est encombré, car à la différence de l’hystérique qui calcule sa position sur le désir de l’Autre, sur son manque, lui, s’en « tient à carreau ». Pas de mode d’emploi pour savoir comment faire avec ce qui chute de l’opération signifiante, qui ne trouve pas sa place dans l’Autre et qui pourtant en dépend, par le biais de la demande. Ces objets non recyclables sont toujours en jeu dans la parole et se présentent, dans la névrose obsessionnelle, sous le mode de l’excès. C’est à partir de l’œuvre de Jones, que ce que Lacan repère comment l’objet excrément, d’être rejet, peut en venir à saturer le désir. La proposition de Lacan donne la clef de la jouissance de l’obsédé, derrière les masques du désir : le sujet ne parvient jamais au terme de sa satisfaction, pour autant qu’il la fait dépendre de l’Autre. L’obsédé veut qu’on aime son image et il est très difficile, dans l’analyse, de réduire cette attente qui l’attache à un regard approbateur. Cette dimension narcissique fait sans cesse obstacle à la manifestation, en acte, de son désir. Guetter l’approbation maternelle, donner à la demande de l’Autre sa satisfaction, lui évite le nœud de la castration. Même s’il a accédé à la signification phallique, il peut être dans l’impossibilité de satisfaire ce stade, du fait de l’angoisse qu’il rencontre au lieu même du manque de l’objet, c’est à dire avec une femme.
31Le désir sexuel ne balaie pas l’équivalence du phallus avec l’objet privilégié qui se détache de la demande. C’est au contraire à partir de cette mise en équation qu’un objet en vient à pouvoir symboliser, pour un sujet, ce qui se passe entre homme et femme. Dans le désir fonctionne comme résidu subjectif, au niveau de la copulation.
32Le don, dans la clinique de l’obsession, se repère au niveau anal, mais il ne peut se soutenir au niveau génital. Dans l’acte sexuel, l’organe se détache en effet du champ de la demande de l’Autre, qui donne à l’objet anal et à l’objet regard leur valeur de semblant. L’intrusion du phallus fait obstacle au rapport. Cela passe par l’angoisse.
33Lacan insiste, dans le Séminaire x, sur le fait que le désir n’est pas suspendu directement à l’objet, mais à l’objet en tant qu’il est pris dans la dimension idéalisée de l’amour. Dans le discours, jouissance et semblant s’équivalent mais dans l’épreuve ils sont distincts. Le mode de jouissance propre au sujet obsessionnel, son obligation de solliciter le consentement, le contraint souvent à cette répartition de l’objet sexuel qui a tellement intéressé Freud. D’une part, la Dame, comme Autre de l’amour, symbole de la toute puissance phallique, d’autre part une autre femme, avec laquelle il est possible de dépasser cet ordre narcissique, pour autant qu’elle met en suspens son approche faite de tergiversations, d’évitements. Ce n’est pas tant que l’obsédé soit obligé d’en passer par le trait de la dévalorisation de l’objet pour mettre en œuvre son désir, c’est que la satisfaction, l’accomplissement de l’acte, impliquent une réduction de l’estimation sexuelle de l’objet, ce que redoute le névrosé. Cette dévalorisation, corrélative de la détumescence de l’organe et de l’angoisse qu’elle suscite, peut ainsi par exemple se marquer par le fait de devoir brusquement quitter sa partenaire ou d’être envahi par le doute concernant l’amour qui lui est porté.
34Pour reprendre ce passage de Freud auquel je faisais référence en introduction : le trait de la dévalorisation n’est que l’habillage symbolique d’un point de réel. Pas question de perdre la Dame, qui vient en lieu et place d’un Autre complet. L’amour fait passer la jouissance au signifiant, notait J.-A. Miller [9], il est une idéalisation du désir. Quant à la jouissance, elle réduit toujours la valeur de l’objet.
Sacrifier sa castration
35Le support du désir, le phallus, n’est pas fait pour l’union sexuelle. L’obsédé l’attend sur le plan de la médiation génitale, mais il n’y est pas. Il nous enseigne, de fait, sur la manière dont le sujet masculin trouve à se débrouiller de cette alternative du désir et de la jouissance, en faisant, dit Lacan, « jaillir chez sa partenaire » [10], le a qui le concerne lui, du fait de la parole. Lacan qualifie cette recherche de « sadique ». Pourquoi ? Parce que l’homme qui parle est engagé dans son corps, par le biais d’une pièce détachée, inerte, qui survit à l’épreuve de la rencontre avec le signifiant pur. a est la conséquence du « Un », qui se multiplie comme signe. Un morceau circule, irrécupérable dans la chaîne signifiante. L’analyse fait faire le deuil de ce rapport narcissique à un objet, qui fait venir une femme à la place supposée et idéalisée du manque. Trouver dans la partenaire son propre manque, ça ne marche pas, bien que ce soit a qui donne son statut au désir masculin.
36On voit l’apport considérable de la clinique de l’obsession à la compréhension du fantasme et à son rôle dans la vie sexuelle. Le rapport du sujet au signifiant nécessite la saturation du désir dans le fantasme. Nous avons là la fonction de l’être : « ce déchet, c’est toi-même ». Le désir a sa contrainte, ses privilèges, puisqu’il se supporte du signifiant, mais il est illusion : il s’adresse à un reste, constitutif de la relation du sujet à l’Autre. L’homme a pour meubler la carence du rapport sexuel, son « plus-de-jouir ».
37Se séparer de son « plus-de-jouir », ce n’est pas le donner. C’est, dit Lacan, « sacrifier sa castration ». J.-A. Miller disait dans son cours de l’année dernière [11], que le Séminaire D’un Autre à l’autre, était parcouru par cette opposition de la jouissance et du plus-de-jouir, génératrice d’angoisse.
38L’accomplissement, pour un homme, peut s’appuyer sur une composition originale entre la jouissance pulsionnelle qui a imprimé sa marque et ce semblant qu’est la castration. Elle suppose de pouvoir faire de cette jouissance, réduite à l’unité, une invention éthique qui pousse le névrosé à ne plus reculer devant son désir. Au terme de l’analyse, c’est la leçon des choses insignifiantes qui animent le désir, lieu de la décision. L’infatuation tombe, puisqu’elle était celle d’un Autre qui apparaît dans son inconsistance. L’angoisse est toujours convoquée dans des moments de franchissements mais elle a cessé d’être paralysante. On a un sujet en mouvement.
39Le Un voile le trou du non-rapport sexuel, mais c’est avec ce Un que le parlêtre peut trouver un traitement singulier de ce point de réel. C’est pourquoi l’analyse, à l’envers du désir qui voile l’angoisse en reprenant toujours le même labyrinthe, vise à isoler l’anecdote inconsistante, la rencontre insignifiante, qui a imprimé son blason.
40Une femme est Autre pour un homme. Là où il croit la créer, elle s’offre à lui sous les espèces d’un artifice, objet a de son fantasme, comme nous l’indique Lacan. Aussi insiste-t-il dans le Séminaire Encore, sur le fait qu’un homme, dans sa rencontre avec une femme, la met au travail de l’Un, soit de sa solitude à lui, puisque l’Un ne se noue avec rien de ce qui semble l’Autre sexuel. Sans doute faut-il une analyse, pour vouloir le savoir et en tirer les conséquences.
Notes
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[*]
Jacqueline Dhéret, psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
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[1]
Cf., Lacan J., Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, (1957-58), Le Seuil, Paris, 1998.
-
[2]
Freud S., Inhibition symptôme et angoisse, PUF, 1975, p. 37.
-
[3]
Freud S., Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, p. 58-59.
-
[4]
Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », 1957, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 520.
-
[5]
Freud S., « Les Psychonévroses », Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973, p. 6.
-
[6]
Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris Le Seuil, 2004, p. 363.
-
[7]
Cf., Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, Le Désir et son interprétation, (1958-59), inédit.
-
[8]
De Georges P., « Une pensée dont l’âme s’embarrasse », voir infra.
-
[9]
Miller J.-A., Cf. Les divins détails, leçon du 8 mars 1989.
-
[10]
Lacan J., Le Séminaire, Le livre X, L’angoisse, (1962-63), Paris, Seuil, 2004, p. 231.
-
[11]
Miller J.-A., Cf. L’orientation lacanienne, « Illuminations profanes », leçon du 7 juin 2006, inédit.