Notes
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[*]
Jean-Claude Maleval est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
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[1]
Lacan J., « Conférence de Genève sur “Le symptôme” », 4 Octobre 1975, Bloc-notes de la psychanalyse n° 5.
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[2]
Williams Donna, Quelqu’un, quelque part, Paris, J’ai Lu, 1996, p 73.
-
[3]
Attwood Tony, Le syndrome d’Asperger et l’autisme de haut niveau [1999], Paris, Dunod, 2003, p. 41 et 46.
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[4]
Ibid., p. 64.
-
[5]
Grandin T., Ma vie d’autiste [1983], Paris, Odile Jacob, 1994, p. 52 et 96.
-
[6]
Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 89.
-
[7]
Williams D., Quelqu’un, quelque part, op.cit., p. 252.
-
[8]
Bouissac J., Journal d’un adolescent autiste. Qui j’aurai été…, Colmar, Les Éditions d’Alsace, 2002, p. 44-45.
-
[9]
Sellin B., Une âme prisonnière [1993], Paris, Robert Laffont, 1994, p. 24.
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[10]
Berquez G., L’autisme infantile, Paris, PUF, 1983, p. 107.
-
[11]
Morar T., Ma victoire sur l’autisme, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 103.
-
[12]
Une autre mère d’enfant autiste souligne que les difficultés de sa fille paraissent s’ancrer dans « une faiblesse voulue ». Elle donne plusieurs exemples de situations qui suggèrent fortement que « ses inaptitudes semblent non seulement voulues, mais encore jalousement protégées » [Park C.C., Histoire d’Elly, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 65].
-
[13]
Morar T., op. cit., p. 101.
-
[14]
« Le psychotique, c’est l’homme libre », Lacan J., Petit discours aux psychiatres [1967], inédit.
-
[15]
Bettelheim B., La forteresse vide. L’autisme infantile et la naissance du Soi [1967], Paris, Gallimard, 1969.
-
[16]
Williams D., op. cit., p. 180.
-
[17]
Miller J.-A., « Jacques Lacan et la voix », La voix. Colloque d’Ivry, Présentation de François Sauvagnat, Paris, Lysimaque, 1989, p. 183.
-
[18]
Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 320.
-
[19]
Miller J-A., op. cit., p. 184.
-
[20]
Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 298.
-
[21]
Bettelheim B., op. cit., p. 89.
-
[22]
Williams D., op. cit., p. 44 et 50.
-
[23]
Ibid., p. 70.
-
[24]
Frith U., L’énigme de l’autisme [1989], Paris, Odile Jacob, 1996, p. 218.
-
[25]
Kanner L., Troubles autistiques du contact affectif [1943], Berquez G., L’autisme infantile, op. cit., p. 254-255.
-
[26]
Ibid., p. 71.
-
[27]
Sinclair J., « Bridging the gaps : an inside-out view of autism », Schopler E. et Mesibov G., High functioning individuals with autism, New York, Plenum Press, 1992, cité par Peeters T., L’autisme, Paris, Dunod, 1996, p. 85.
-
[28]
Joliffe T., Landsdown R. et Robinson C., « Autism, a personal account », Communication, vol 26, 3, cité par Peeters T., L’autisme. op. cit., p. 107.
-
[29]
Vexiau A.-M., Je choisis ta main pour parler, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 99.
-
[30]
Sellin B., La solitude du déserteur [1995], Paris, Robert Laffont, 1998, p. 130.
-
[31]
Williams D., Quelqu’un, quelque part, op. cit., p. 301.
-
[32]
Ibid., p. 179.
-
[33]
Ricks D. M. et Wing L., « Language, communication and the use of symbols », Wing L., Early childhood autism : clinical, educational and social aspects, Oxford, Pergamon Press, 1976, p. 133.
-
[34]
Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 126.
-
[35]
Boysson-Bardies B., Comment la parole vient aux enfants, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 60.
-
[36]
« L’identification de la voix nous donne au moins le premier modèle qui fait que, dans certains cas, nous ne parlons pas de la même identification que dans les autres, nous parlons d’Einverleibung, d’incorporation ». Lacan J., Le séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 319.
-
[37]
Lacan J., ibid. p. 318.
-
[38]
Sellin B., op. cit., p. 20.
-
[39]
Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 298.
-
[40]
Grandin T., Penser en images, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 79.
-
[41]
On sait aujourd’hui que le bébé distingue très tôt la voix maternelle des autres bruits. Melher J. et Dupoux E., Naître humain, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 214-217.
-
[42]
Maleval J.-C., « Limites et dangers des dsm », L’Évolution psychiatrique, 2003, n° 68, p. 39-61.
-
[43]
Lacan J., Le Séminaire, livre i, Les écrits techniques de Freud, Paris, Le Seuil, 1975, p. 82.
-
[44]
Asperger H., Les psychopathes autistiques pendant l’enfance [1944], Paris, Synthélabo, 1998, p. 58.
-
[45]
Williams D., Quelqu’un, quelque part, op. cit., p. 121.
-
[46]
Ibid., p. 46.
-
[47]
Ibid., p. 102.
-
[48]
Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 292.
-
[49]
Grandin T., Penser en images, op. cit., p. 120.
-
[50]
Lacan J., Le Séminaire, livre i, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 83.
-
[51]
Grandin T., op. cit., p. 162.
-
[52]
Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 89.
-
[53]
Sinclair J., op. cit., p. 81.
-
[54]
Maleval J.-C., « De l’objet autistique à la machine. Les suppléances du signe », Pensée psychotique et création de systèmes, sous la direction de F. Hulak, Ramonville, Érès, 2003, p. 197-217.
-
[55]
Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 73.
-
[56]
Grandin T., Ma vie d’autiste, op. cit., p. 35.
-
[57]
Sellin B., op. cit., p. 180.
-
[58]
Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 293.
-
[59]
Sellin B., op. cit., p. 130.
-
[60]
Ibid., p. 177.
1Lacan surprend en 1975 quand il indique que ce n’est pas le mutisme qui lui paraît le plus frappant chez les autistes, mais le verbiage. Il ne s’agit pas seulement d’une remarque clinique, dont on ne saurait douter de la pertinence, mais d’une orientation essentielle pour aborder la spécificité d’un type clinique original. Qu’est-ce que le verbiage, sinon un usage de la langue d’où l’énonciation s’est absentée. Or l’énonciation porte la jouissance vocale dans le champ du langage. La voix en tant qu’objet pulsionnel n’est pas la sonorité de la parole, mais la manifestation dans le dire de l’être du sujet. C’est une constante majeure du fonctionnement autistique que de se protéger de toute émergence angoissante de l’objet voix, de la sienne par le verbiage ou le mutisme, de celle de l’Autre par l’évitement de l’interlocution. L’autiste est un sujet qui se caractérise de n’avoir pas incorporé l’objet vocal qui supporte l’identification primordiale, il en résulte une carence du S1, dans sa fonction représentative du sujet. Quand la jouissance du vivant ne se chiffre pas dans le signifiant, la manifestation clinique la plus manifeste, soulignée par tous les autistes de haut niveau, réside dans une douloureuse scission entre les affects et l’intellect. Les autres caractéristiques du tableau clinique en sont des conséquences.
2La représentation la plus répandue de l’enfant autiste en fait un être muet, de sorte que Lacan surprend, en 1975, à l’occasion de l’une de ses rares indications concernant ces sujets en les qualifiant de « verbeux » : « Que vous ayez de la peine à entendre, à donner sa portée à ce qu’ils disent, n’empêche pas que ce sont des personnages plutôt verbeux » [1]. Il est vrai que plus de la moitié des enfants autistes parlent, et que leurs verbalisations suggèrent d’emblée à Kanner les notions de « langage de perroquet » ou d’ « écholalie à retardement ». Parfois, les parents notent qu’ils acquièrent avec aisance des mots nouveaux, sans apprendre pour autant à parler, au sens où la parole témoigne d’une expressivité du sujet. Ils décrivent le phénomène en notant que l’enfant prononce des mots, mais ne les utilise pas. Nous savons de surcroît que l’emploi correct du « Je » est toujours tardif, et parfois n’advient jamais. À l’autre extrémité du spectre clinique, chez les autistes de haut niveau, se rencontre régulièrement une voix artificielle, particulière, sans expressivité. En outre, les mots restent « émis plutôt que parlés », ils proviennent d’un « répertoire mental mémorisé » ; rien n’est plus difficile à ces sujets qu’une « expression personnelle » [2]. De manière générale, les spécialistes du syndrome d’Asperger notent que la difficulté à parler de soi et à exprimer des sentiments intimes en est une des caractéristiques ; tandis que ces sujets exaspèrent souvent l’entourage par des conversations unilatérales et par questions incessantes [3]. « Dans leur sujet de prédilection, écrit Tony Attwood, l’enthousiasme leur inspire un discours verbeux, voire un verbiage incessant. » [4] Une autiste de haut niveau, telle que Temple Grandin, a certes présenté un important retard quant à l’acquisition de la parole, mais lorsqu’elle l’eut acquise on la surnomma « moulin à paroles » : elle posait répétitivement la même question et attendait avec plaisir la même réponse, elle tenait des discours sans fin sur des sujets qui retenaient sa curiosité, elle aimait jouer à des jeux d’associations de mots, plus tard au lycée ses camarades la nommèrent « obsession » [5]. D’autres la traitèrent de « magnétophone », etc. Donna Williams décrit une autre forme de verbiage en soulignant son inexpressivité foncière : « Les assertions qui n’avaient pas de rapport avec moi et qui ne touchaient pas à mes préoccupations me dégringolaient de la bouche comme les plaisanteries d’un comique de music-hall. » [6] Elle fait la connaissance d’un autre autiste qui lui semble fonctionner comme elle car il « avait maîtrisé l’art de “parler pour sortir des mots” tout en étant lui-même sourd au sens » [7]. Joffrey Bouissac confie qu’il lui est arrivé de parler « tout seul pendant des journées entières comme un disque rayé […] Je parle tout seul, précise-t-il, surtout quand je fais une fixation sur quelque chose comme quand on avait un chien Cannelle où j’arrêtais pas de parler tout seul en disant par exemple : “la chienne va manger”. À l’époque, je jouais les perroquets car pendant des journées entières je répétais “le chat”, d’autre époque “la Suisse”, une autre “la mer”. Il y a eu aussi une autre période où je parlais tout seul, c’était quand il y a eu l’incendie à Sermersheim, car j’ai vu un immense feu et cela m’a paniqué. Après, j’ai fait une fixation sur la maison brûlée, je n’arrêtais pas de chanter la même phrase “le mur de la baraque s’embrase” et je parlais tout seul sans arrêt » [8].
3Que la représentation la plus commune de l’enfant autiste en fasse un être muet repose sur une certaine prescience de la carence énonciative qui détermine cette pathologie : elle ne saurait être plus évidente qu’en ce silence obstiné. Quand le sujet autiste cherche à communiquer, il le fait autant que possible d’une manière qui ne met en jeu ni sa jouissance vocale, ni sa présence, ni ses affects. S’il est une constante discernable à tous les niveaux du spectre de l’autisme, elle réside dans la difficulté du sujet à prendre une position d’énonciateur. Il parle volontiers, mais à la condition de ne pas dire.
4Le verbiage de l’autiste n’est pas, comme on pourrait le supposer, jouissance solitaire de la voix ; tout au contraire il travaille à la mise à l’écart de celle-ci, qui fait horreur au sujet. Dans l’enfance, de même qu’il parle sans voix, l’autiste se bouche volontiers les oreilles. La voix en tant qu’objet pulsionnel n’est pas la sonorité de la parole, mais ce qui porte la présence du sujet dans son dire. C’est une constante majeure du fonctionnement autistique que de se protéger de toute émergence angoissante de l’objet voix. De la sienne propre, par le verbiage ou le mutisme, de celle de l’Autre, par l’évitement de l’interlocution. La plupart d’entre eux, Asperger l’avait déjà observé, obéissent mieux si l’on ne s’adresse pas à eux personnellement, mais si l’on parle à la cantonade. La parole peut les intéresser à la condition qu’elle ne soit pas porteuse de la voix. D’où leur attrait pour le bavardage vide et la musique de la parole. Le verbiage autistique est un exercice rassurant de parole sans voix.
5En revanche, la voix de l’autiste, non soumise à la castration, non phallicisée, lui fait horreur, c’est pourquoi il consacre tant d’efforts à l’enfouir. Un phénomène, noté par de nombreux cliniciens, et qui leur paraît toujours très énigmatique, le manifeste clairement. Il a souvent été constaté que des autistes mutiques sortent parfois un instant de leur silence, en prononçant une phrase parfaitement construite, avant de retourner en leur retrait muet. Or il est caractéristique que cela se produise dans des situations critiques qui débordent les stratégies protectrices du sujet lui faisant abandonner un instant son refus d’appel à l’Autre et son refus d’engager la voix dans la parole. Que disent-ils en effet dans ces moments-là ? La première phrase prononcée par Birger Sellin est « rends-moi ma boule » adressée à son père qui venait de lui prendre l’un de ses objets autistiques [9]. Un garçon de cinq ans, rapporte Gérard Berquez, « que personne n’avait jamais entendu prononcer un seul mot de sa vie, s’est trouvé gêné quand la peau d’une prune s’est collée à son palais ; il s’exclama alors distinctement : “Enlevez-moi ça”, puis il retomba dans son mutisme antérieur. Un autre enfant mutique de quatre ans se faisant examiner par un pédiatre cria : “Je veux rentrer” et, un an plus tard, à l’occasion d’une hospitalisation pour une bronchite, il s’écria : “Je veux retourner” » [10]. Toutes ces phrases possèdent un point commun : la présence du sujet de l’énonciation s’y trouve nettement marquée, l’appel à l’Autre s’y affirme, leur caractère impératif témoigne de la jouissance vocale qui les supporte. Or rien n’est plus déchirant pour l’enfant autiste. Ce n’est qu’au comble de l’angoisse qu’il peut laisser échapper un tel énoncé, lui-même suprêmement angoissant, vécu comme une mutilation, car mettant en jeu, non seulement l’altérité, mais une cession de l’objet de la jouissance vocale à la jouissance de l’Autre. Bien loin de réitérer cette expérience angoissante, le sujet cherche à se protéger de son renouvellement, en se murant dans un silence encore plus profond. Quand un enfant autiste commence à parler, il arrive que des proches particulièrement attentifs constatent un phénomène apparenté. « Il parlait, écrit Tamara Morar, lorsqu’il était pris au piège en quelque sorte : contre sa volonté. Surpris par une question ou une affirmation fausse, la réponse venant malgré lui. Il se reprenait aussitôt comme s’il se disait : “Zut ! J’ai parlé !” On sentait qu’il avait envie de ravaler sa réponse. Comme s’il y avait un danger à parler. » [11]. Or il ne s’agit pas d’un refus de communiquer, car elle avait observé auparavant, quand son fils Paul restait muet malgré ses efforts, que lorsqu’elle lui posait des questions, il trouvait un moyen de répondre, autre que par la parole. « Nous nous demandions, écrit-elle, s’il ne faisait pas exprès de ne pas parler. » [12] Ses intuitions concernant les causes de ce refus ne manquent pas de pertinence. « Accepter de parler, c’était aussi accepter les contraintes du langage : être obligé de répondre, d’obéir, c’était beaucoup plus ennuyeux que de faire semblant de ne pas entendre ou de ne pas comprendre, et ainsi conserver une totale liberté. » [13] Nul plus que l’autiste n’est un sujet libre, douloureusement libre, d’une liberté potentielle qu’un engagement altérerait. Il rejette toute dépendance à l’égard de l’Autre : il refuse de céder l’objet de sa jouissance vocale, de sorte qu’il résiste radicalement à l’aliénation de son être dans le langage, dès lors, plus encore que pour les autres psychotiques, il est pertinent de souligner qu’il se veut libre [14]. Ses stratégies de sorties de son isolement qui fonctionnent par scissiparité, en prenant appui sur un double, ne le démentent pas. Elles peuvent aller jusqu’à donner à Joey l’illusion de « s’être pondu lui-même » [15]. La maîtrise importe plus que tout, affirme D. Williams, elle discerne que « la sensibilité propre à la sensation de vivre [doit] être repoussée » [16], d’où le travail pour que la jouissance reste déconnectée de la parole.
6La position du sujet autiste semble se caractériser de ne pas vouloir céder sur la jouissance vocale. Il en résulte que l’incorporation de la voix de l’Autre, qui ne peut être reçue que sur fond de manque, pour lui ne s’opère pas. Il faut préciser que la voix, au sens d’objet pulsionnel, n’est pas l’intonation, elle n’est pas du registre sonore, elle est hors-sens. De même que le regard supporte ce qui manque dans le champ de la vision, la voix incarne le manque dans le champ verbal.
« La voix, précise Jacques-Alain Miller, c’est cette partie de la chaîne signifiante inassumable par le sujet comme “je” et qui est subjectivement assignée à l’Autre. » [17]
8La castration symbolique efface la présence de la voix dans le réel, elle rend le sujet sourd à celle-ci, tandis qu’il devient apte à la connecter au dire. En revanche, pour le sujet psychotique, la voix peut parfois se faire entendre, en particulier dans les hallucinations, elle exprime alors essentiellement des insultes. L’autiste n’est guère halluciné, mais rien ne l’angoisse plus que l’objet vocal, d’où son horreur quand il l’entend se manifester dans un impératif qui lui échappe, ou quand l’autre lui parle en affirmant sa présence énonciative.
9Son verbiage semble avoir pour fonction d’étouffer et de contenir une voix dont il craint la manifestation. L’oreille de l’autiste n’est pas fermée à la voix : on connaît sa sensibilité aux bruits qu’aucune atteinte des appareils sensoriels n’explique. Il ne dispose pas de cet objet équilibrant, analogue aux grains de sable que certaines daphnies s’introduisent dans l’utricule, afin de réguler leur appareil stato-acoustique, par lequel Lacan métaphorise l’incorporation de la voix de l’Autre, quand le Nom-du-Père a opéré. « Une voix, commente Lacan, ne s’assimile pas, mais elle s’incorpore. » [18] Quand elle choit de l’organe de la parole, elle permet de modeler le vide de l’Autre ; or pour l’autiste l’abord de celui-ci n’est pas pacifié, le désir de l’Autre ne cessant de l’angoisser. La voix est un objet pulsionnel qui présente la spécificité de commander l’identification primordiale, de sorte que le refus radical de céder sur la jouissance vocale porte atteinte à l’inscription du sujet au champ de l’Autre. « Ce qui m’attache à l’autre, souligne Jacques-Alain Miller, c’est la voix au champ de l’Autre. » [19] Quand ce nouage ne se produit pas, le S1 ne chiffre pas la jouissance et ne représente pas le sujet auprès des autres signifiants.
10Pourtant le sujet autiste souffre de sa solitude, de sorte que beaucoup cherchent à entrer en communication, mais comment faire sans mettre en jeu la jouissance vocale ? Certains trouvent la solution d’un langage de gestes, ou de signes, voire en passent par l’écriture ou à la communication facilitée. Cependant la plupart des autistes de haut niveau parlent correctement, mais sans dire. Ils s’avèrent assez régulièrement verbeux. La remarquable description des mécanismes autistiques produite par la subtile D. Williams mérite d’être citée assez longuement quand elle introduit à l’intelligence de ce phénomène : « Au mieux, écrit-elle en 1992 dans Nobody nowhere, la personne qui souffre d’autisme ne peut parler couramment qu’à la condition de duper et de leurrer son esprit en lui faisant croire que :
- ce qu’elle a à dire n’a aucune importance émotionnelle – c’est-à-dire qu’elle est en train de bavarder comme si de rien n’était ;
- que celui qui l’écoute ne pourra l’atteindre ni détecter ses intentions au travers des mots qu’elle emploie – c’est-à-dire qu’il lui faudra s’exprimer au travers d’un jargon, ou du “langage de poète” ;
- que son discours n’est pas destiné directement à l’interlocuteur – ce qui veut dire qu’elle parlera par l’intermédiaire des objets, soit aux objets eux-mêmes (l’écriture comprise, qui est une façon de parler par l’intermédiaire du papier) ;
- qu’il ne s’agit pas vraiment d’un discours – elle pourra donc tout aussi bien chanter un air approprié ;
- que, enfin, la conversation n’a aucun contenu affectif – ce qui veut dire se contenter de faire état de simples faits ou dire des banalités ou des futilités. » [20]
11Les cinq possibilités envisagées ici par D. Williams pour permettre à l’autiste de prendre la parole sans trop éveiller l’angoisse peuvent finalement être rapportées à la rapide mais essentielle indication de Lacan : l’autiste peut parler à la condition de rester verbeux. D. Williams précise diverses manières de tenir des propos verbeux effectivement utilisés par les sujets autistes : premièrement, parler pour ne rien dire, deuxièmement, parler pour ne pas être compris, troisièmement parler sans s’adresser à l’interlocuteur, quatrièmement, chanter n’est pas parler (chanter ne convient pas à la communication sérieuse, la présence énonciative s’en trouve allégée), cinquièmement, ne dire que des choses sans importance. Elle mentionne encore une autre possibilité, utilisée par Willie, l’un de ses doubles : « Il avait appris, nous dit-elle, à argumenter tous les points de vue, mais n’en adoptait personnellement jamais aucun. Pour moi ce n’était qu’une façon de jouer avec les mots, mais c’était diablement amusant. » Manque dans cette énumération l’une des formes les plus courantes : la réitération de propos appris par cœur. Le point commun de tous ces modes de non-expression réside dans le refus d’y engager quoi que ce soit d’intime : que rien n’y transparaisse qui touche à la jouissance du sujet.
12Si l’on en croit D. Williams, être verbeux est au principe de la plupart des prises de parole de l’autiste, suggérant dès lors que l’indication de Lacan porte bien au-delà d’une simple notation descriptive, elle vise l’essentiel : l’autiste s’y trouve situé comme le sujet qui refuse la mise en fonction de l’objet de la jouissance vocale. « Comme nous le dire par la suite plusieurs enfants antérieurement mutiques, rapporte Bettelheim, ils ne parlaient pas parce que cela aurait vidé leur cerveau. » [21] L’acte de parole aurait engagé dans l’échange l’objet majeur de leur jouissance et aurait été ressenti comme une mutilation, voire comme un cataclysme. Quand l’autiste sort de son mutisme, il persiste à s’efforcer de ne pas engager sa voix dans un appel à l’Autre. À l’école primaire, rapporte D. Williams, « je parlais sans cesse à haute voix, indisposant tout le monde. On disait que j’aimais simplement le son de ma propre voix. C’était probablement juste ». On la trouvait intelligente, peut-être, commente-t-elle, mais guère sensée. « Je parlais moins aux gens que je ne soliloquais par-dessus leur tête, comme si toute conversation devait se résumer à cela. » [22] Le soliloque tente de résoudre la difficulté à laquelle se confronte l’autiste pour qui la solitude devient douloureuse : il permet d’aller vers l’autre en mimant l’ébauche d’une conversation sans engager la voix.
13La clinique la plus manifeste de l’autisme a souligné de longue date l’importance de difficultés inhérentes à l’énonciation. On peut invariablement relever des anomalies de langage, affirme Asperger, or celles qu’il met en exergue concernent pour l’essentiel les caractéristiques de l’énonciation. Elles diffèrent évidemment d’un cas à l’autre, constate-t-il, « parfois la voix est faible et lointaine, parfois elle est étudiée et nasillarde, mais parfois elle est trop aiguë à en être perçante. Dans d’autres cas encore, la voix est un murmure chantant et monotone dont le ton ne redescend pas même à la fin des phrases. Parfois la diction est modulée à l’excès au point de sembler réciter des vers en les déclamant avec emphase. Pour diverses que soient les possibilités, elles possèdent toutes un point commun : ce langage paraît artificiel, voire caricatural, jusqu’à susciter en l’auditeur naïf un sentiment de ridicule. Une autre des caractéristiques du langage autistique réside en ce qu’il n’est pas adressé mais que l’individu semble parler dans le vide » [23]. Bref, même les autistes de haut niveau conservent des difficultés dans le maniement des caractéristiques prosodiques du langage, tels que l’intonation, la hauteur de la voix, le débit, la fluidité et l’emphase mise le mot. « Chez eux, décrit Uta Frith, un murmure peut soudain se transformer en un cri, ou une voix grave céder subitement la place à une voix aiguë. Tout se passe comme s’ils n’arrivaient pas à évaluer le volume sonore nécessaire pour atteindre leur interlocuteur, et pêchaient donc soit par excès, soit par défaut. Le débit pose des problèmes semblables. Ainsi, la mère d’un enfant autiste me disait récemment : “Si seulement j’arrivais à le faire parler plus lentement, peut-être les gens le comprendraient-ils”. Par ailleurs, certains individus autistiques manquent totalement d’intonation ; leur discours est donc perçu comme une psalmodie pédante. À l’inverse, il arrive aussi que, d’une voix apparemment bien modulée, l’individu autistique fasse un commentaire absurde ou répète toujours la même chose. » [24]
14Dès les premières observations, Kanner sait aller à l’essentiel en notant que le langage ne leur sert pas à la communication. « Pas un des huit enfants parlants n’a un langage qui, au cours des ans, a servi à converser avec les autres […]. Leurs excellentes mémoires routinières, couplées avec l’incapacité d’utiliser le langage dans n’importe quel autre sens, conduisent souvent les parents à les bourrer de plus en plus de vers, de noms botaniques ou zoologiques, de titres et de compositions de disques ou de choses semblables. Ainsi, depuis le début, le langage – que les enfants n’utilisent pas dans un sens de communication – était dévié dans une considérable mesure vers une autosuffisance sans valeur sémantique ou de conversation, ou alors vers des exercices de mémoire grossièrement déformés. Pour un enfant âgé de deux ou trois ans, tous ces mots, nombres et poèmes (“les questions et les réponses du catéchisme presbytérien”, “le concerto pour violon de Mendelssohn”, “les vingt-trois psaumes”, une berceuse française, un index encyclopédique) pouvaient difficilement avoir plus de sens qu’une série de syllabes sans sens pour un adulte. » [25] Quand malgré tout l’autiste accepte de faire servir son langage à la communication, on ne cesse d’observer que subsiste une foncière carence de l’énonciation : « Je ne peux faire ceci oralement, rapporte l’un des sujets d’Asperger, juste de tête. » [26]
15À tous les niveaux d’évolution de l’autisme persiste à des degrés divers un même trouble : l’extrême difficulté, non pas à acquérir le langage, mais à prendre une position d’énonciation. Le langage n’étant pas investi par la jouissance vocale, il est initialement vécu par ces sujets comme un objet sonore dont ils ne perçoivent pas qu’il sert à la communication. « Je n’ai pas employé le langage afin de communiquer avant l’âge de douze ans, confie l’un d’eux, ce n’était pas parce que je n’en étais pas capable, mais simplement je ne savais pas à quoi il servait. Pour apprendre à parler, il faut au préalable savoir pourquoi on parle. » [27] Un autre explique : « Avant que je ne sois conscient que les gens me parlent et que je me rende compte que je suis un être humain – même si je suis un peu différent des autres – cela a pris énormément de temps. Je n’ai jamais pensé que j’appartenais à la catégorie des êtres humains, parce que je ne voyais pas qu’ils étaient différents des objets. » [28] Faute de concevoir que les mots servent à communiquer et à exprimer ses sentiments, les autistes se forment une appréhension objectale des autres comme d’eux-mêmes. Concevoir l’Autre comme un objet sonore, et non comme un sujet expressif, constitue une des manières autistiques de se protéger des manifestations de son désir.
16La dissociation entre la voix et le langage est au principe de l’autisme. Il s’agit d’un trouble qui entraîne généralement des déficiences cognitives, mais il ne trouve pas en celles-ci ses déterminants. Refus d’appel à l’Autre et refus d’aliénation de l’être de jouissance dans le signifiant constituent des stratégies inconscientes du sujet pour se protéger de l’angoissante présence d’un Autre trop réel. La scission entre voix et langage est ressentie comme énigmatique et douloureuse, mais elle s’impose à la volonté :
17Un enfant autiste de douze ans, Georges, qui ne prononce que quelques mots inintelligibles, témoigne par l’entremise de la communication facilitée qu’il ne manque pas d’envie de parler : « Je me lapiderai pour me tuer, écrit-il, parce que je veux parler avec ma voix. Le fait de parler c’est indescriptible. » [29]
« Moi aussi, écrit B. Sellin à un autre autiste, je désire simplement comme toi investir
Mes instruments buccaux dans le langage
Mais j’erre encore très loin du langage. » [30]
19Pourtant, B. Sellin, autiste muet, a pu témoigner de son vécu en rédigeant deux ouvrages remarquables grâce à la communication assistée par ordinateur. D. Williams l’avait déjà souligné, à certaines conditions l’autiste peut s’exprimer couramment, le point commun de celles-ci réside dans la non mise en fonction de la voix, de sorte qu’il peut « parler par l’intermédiaire des objets ». Bien que les autistes aient une grande difficulté à parler d’eux-mêmes, certains peuvent s’exprimer avec éloquence, et même décrire précisément leur vécu, mais il leur faut alors parvenir à ne pas engager la jouissance vocale en leur témoignage, d’où leur prédilection pour le passage par la chose écrite. On discerne alors qu’ils ont « des sentiments et des sensations, mais qui se sont développés dans l’isolement », de sorte qu’ils « ne peuvent pas les verbaliser de façon normale » [31], et se trouvent inondés de leurs « propres émotions anonymes » [32].
Déficience du babil et de la lalangue
20S’il est exact que les phonèmes ne sont pas perçus par l’autiste comme des objets pouvant se substituer à la perte de la jouissance vocale, un déficit de leur investissement doit pouvoir être discernable très tôt. Toutes les études montrent en effet que le babillage des enfants autistes ne possède pas la richesse de celui des autres enfants. Rien n’est plus important pour comprendre l’autisme que de souligner que c’est un sujet qui ne s’est pas introduit au langage en passant par le babil. Celui-ci est absent, pauvre ou étrange. Quand il est présent, il apparaît le plus souvent monotone (comparable à celui d’un bébé tombant de sommeil), sans entrain, sans inflexion intentionnelle [33]. Or quelle est la fonction du babil ? À la différence des cris ou de pleurs, il ne se prête pas à la communication. Il semble en prise avec les émotions du bébé, exprimant un bien-être ou un manque de bien-être. Quelque chose en subsiste plus tard dans l’expression et la mélodie de la parole par lesquels les sentiments du sujet se font entendre : le murmure n’est pas cri, le chantonnement n’est pas injonctif. Quand s’opère dans le babil l’aliénation première par laquelle la jouissance du sujet se prend au langage, il s’identifie à ce que Lacan nomme la lalangue, vocable forgé en dérivation du terme de lallation, afin de désigner une matérialité signifiante détachée de toute signification et de toute intention de communication. « Elle nous affecte d’abord, affirme-t-il, par tout ce qu’elle comporte comme effets qui sont affects. » [34] L’entrée dans le signifiant se fait à l’occasion du chiffrage de la jouissance dans la lalangue. Celle-ci est constituée de signifiants qui ne font appel à rien, de S1 sans S2. Les études linguistiques attestent que le babillage témoigne déjà d’une prise du sujet dans un rapport à l’Autre du langage. « Dès le huitième mois le type de phonation, constatent les linguistes, l’organisation rythmique et les contours d’intonation des babillages reflètent des caractéristiques de la langue de l’environnement. De surcroît, le babillage marque déjà une grande variabilité entre les enfants. Ce n’est pas encore le langage, mais il est un langage qui fournit un cadre pour le développement de la parole. » [35] L’aliénation première dans l’Autre du langage produit une séparation traumatique, une cession de l’objet de la jouissance primordiale, permettant de localiser celle-ci hors corps. Pour que l’énonciation s’ancre dans la lalangue il faut que le sujet ait accepté de céder sur la jouissance vocale ; c’est la condition de « l’incorporation » de la voix de l’Autre [36], par laquelle s’opère l’identification primordiale. Pour que la voix réponde, précise Lacan, « nous devons incorporer la voix comme l’altérité de ce qui se dit. C’est bien pour cela, et non pour autre chose, que détachée de nous, notre voix nous apparaît avec un son étranger » [37]. L’autiste, lui, n’est pas étranger à sa voix, ce qui lui fait obstacle à prendre la parole.
21Dès lors, non seulement il est porté au mutisme, au soliloque et au verbiage mais il se trouve parfois encombré par une jouissance vocale dérégulée vécue comme une énergie en excès. Chez un autiste muet elle se manifeste souvent à son insu par des cris intempestifs. L’un d’eux décrit cela ainsi : « Une énergie est là mais je ne peux pas la réaliser les cris dingues sont des accès sur lesquels je n’ai pas de prise rien ne m’est plus odieux que ces répugnants hurlements de rage qui enflent et mugissent. » [38]
22Quand la voix de l’Autre s’impose à un autiste de haut niveau, en raison « d’un message trop direct, ou lesté d’une charge émotionnelle », il s’avère incapable de connecter cette jouissance au langage, la signification phallique n’advient pas, les éléments énoncés se déconnectent. Non seulement il ne comprend plus le message, mais sa propre parole, dont les bases sont fragiles, se trouve atteinte, parfois jusqu’à une libération de la jouissance vocale, qui déborde les cadrages imaginaires péniblement élaborés. En ces circonstances, affirme D. Williams, quand l’articulation entre les mots ne se fait plus, « le traumatisme est tel qu’il peut amener […] à un cri “assourdissant” qui sort ou qui ne sort pas de la bouche » [39].
23Le trop de présence de la voix, la déficience de son chiffrage par le langage, rendent compte de la difficulté et de la bizarrerie, souvent notées, quant à leur appréhension de certains bruits, bien que les appareils sensoriels ne soient pas atteints. Il est des sujets, rapporte T. Grandin, qui « ont l’ouïe si fine que les bruits quotidiens leur sont insupportables. Un autiste a ainsi raconté que le bruit de la pluie ressemblait à une série de coups de feu ; d’autres affirment qu’ils entendent le sang battre dans leurs veines ou le plus petit bruit dans une école. Leur monde se compose d’une masse de bruits confuse » [40]. Faute d’être interprétés, ces bruits s’identifient à l’objet vocal dérégulé dont ils sont douloureusement encombrés [41]. « Quand j’étais petite, note T. Grandin, le bruit était une source permanente de problèmes. C’était comme si la roulette du dentiste avait touché un de mes nerfs. Cela provoquait une réelle souffrance. J’avais une peur bleue des ballons qui éclatent ; le bruit semblait “exploser” dans mon oreille. Les petits bruits qui sont d’ordinaire facilement évacués me rendaient folle. » À l’inverse, on sait que certains autistes, pour se protéger de l’objet vocal, mettent en place une surdité élective.
24L’autisme est aujourd’hui une entité aux limites assez floues, échappant sans cesse aux filets d’une clinique comportementale sans principe organisateur [42], qui ne place à cet égard ses espoirs que dans l’hypothétique découverte d’un phénotype, de sorte que les études épidémiologiques témoignent de variations importantes quant à son extension. En fait, il paraît difficile de saisir la caractéristique majeure de l’autisme en l’absence de toute référence à la théorie lacanienne du sujet. Il est aisé de constater la permanence d’une atteinte foncière de l’énonciation, mais il est difficile d’en tirer les conséquences quand on ne conçoit pas que l’énonciation trouve son assise dans la mortification de la jouissance vocale. La cession de celle-ci à l’Autre conditionne son chiffrage par le signifiant unaire. L’identification primordiale en résulte. Elle cheville la jouissance au langage. Elle donne au sujet l’aptitude à se compter comme Un. Dès les années cinquante, à propos de Dick, Lacan notait que cet enfant autiste, traité par Mélanie Klein, n’était « pas arrivé à la première forme d’identification, qui serait déjà une ébauche de symbolisme » [43]. Cette identification permet de se déprendre de captures imaginaires qui laissent le sujet dans une dépendance transitiviste à des doubles plus ou moins envahissants. On conçoit que ces derniers soient au premier plan dans la clinique de l’autisme.
25La pauvreté ou l’absence de babil des sujets autistes attestent d’une certaine carence dans la mortification de la jouissance du vivant opérée par le langage ; ce qu’ils éprouvent comme une foncière difficulté à nouer les affects et la parole. D’emblée, Asperger constate qu’il s’agit là de l’essentiel : ils manquent « avant tout, souligne-t-il, d’harmonie entre l’affect et l’intellect » [44]. D. Williams souligne qu’elle ne pouvait pas exprimer simultanément des émotions et des mots [45], et rapporte avoir entendu une voix intérieure lui dire « les émotions sont illégales » [46]. Pour B. Sellin, l’autisme est « la coupure de l’homme des premières expériences simples comme des expériences essentielles et importantes par exemple pleurer » [47]. D. Williams croit pouvoir préciser que « dans le cas de l’autisme, c’est le mécanisme qui contrôle l’affectivité qui ne fonctionne pas correctement. Le corps n’en est pas affecté, et les capacités intellectuelles restent normales, bien que celles-ci ne puissent pas s’exprimer avec la profondeur voulue » [48]. T. Grandin confirme que lui fait défaut cette « profondeur » conférée par la prise de la jouissance au signifiant. « Mes décisions, affirme-t-elle, ne sont pas commandées par mes émotions, elles naissent du calcul. » [49] Lacan attirait l’attention sur le même phénomène chez Dick en notant : « il a déjà une certaine appréhension des vocables, mais de ces vocables il n’a pas fait la Bejahung – il ne les assume pas » [50]. La difficulté à exprimer son ressenti incite T. Grandin à comparer sa manière de penser à celle d’un ordinateur. « J’ai récemment assisté, rapporte-t-elle en 1995, à une conférence où une sociologue a affirmé que les êtres humains ne parlaient pas comme des ordinateurs. Le soir même, au moment du dîner, j’ai raconté à cette sociologue et à ses amis que mon mode de pensée ressemblait au fonctionnement d’un ordinateur et que je pouvais en expliquer le processus, étape par étape. J’ai été un peu troublée quand elle m’a répondu qu’elle était personnellement incapable de dire comment ses pensées et ses émotions se raccordaient. Quand elle pensait à quelque chose, les données objectives et les émotions formaient un tout. […] Dans mon esprit, ils sont toujours séparés. » [51] Le rapprochement effectué par T. Grandin entre sa pensée et le fonctionnement d’un ordinateur n’est pas sans quelque pertinence, si l’on conçoit que ce qui caractérise la « pensée » d’un ordinateur réside dans son absence d’affects. « Qu’un ordinateur pense, note Lacan, moi je le veux bien. Mais qu’il sache, qui est-ce qui va le dire ? Car la fondation d’un savoir est que la jouissance de son exercice est la même que celle de son acquisition. » [52] Or c’est précisément une telle acquisition de savoir, produite à l’occasion du chiffrage de la jouissance par la lalangue, qui fait défaut aux autistes. La « pensée » de l’ordinateur se déroule dans un désert absolu de jouissance, elle constitue un idéal autistique.
26Dès lors, il n’est pas donné d’emblée à l’enfant autiste de savoir que les sons prononcés par les personnes qui l’entourent sont en connexion avec un ressenti émotionnel. Il ne le sait pas, parce qu’il n’en a pas fait l’épreuve. La plupart des troubles de la compréhension du langage d’autrui propres au sujet autiste, la littéralité, l’absence d’humour, la difficulté de lecture de l’intonation et des mimiques, etc., se rapportent, en miroir, à une méconnaissance, chez l’interlocuteur, de l’énonciateur présent au-delà de ses énoncés. Il est frappant que beaucoup d’autistes affirment avoir découvert tardivement que la parole servait à s’exprimer. Persister à ne pas le savoir est une manière de se protéger du désir énigmatique de l’Autre. En revanche, certains autistes ont assez tôt l’intuition de la corrélation des paroles à la volonté de l’Autre, volonté incompréhensible, angoissante, ceux-là se bouchent volontiers les oreilles. Les pratiques éducatives qui ne prennent pas en compte cette stratégie protectrice risquent de n’avoir aucune prise : « L’orthophonie, rapporte Jim Sinclair, n’était qu’une suite d’exercices où l’on répétait des sons sans significations, le tout pour des raisons totalement mystérieuses. J’ignorais totalement que c’était un moyen d’échanger des idées avec d’autres. » [53] En revanche, quand le clinicien sait effacer sa présence et son énonciation, par une indifférence étudiée, par des propos indirects, chantonnés, murmurés, adressés à la cantonade, enregistrés sur magnétophone, etc., il lui est plus aisé d’entrer en relation. D’autre part, beaucoup d’autistes savent lire avant de parler. Du fait de la carence du babil et de la lalangue, leur entrée dans le langage se fait par l’assimilation de signes [54]. Ceux-ci constituent d’abord des objets parmi d’autres dont certains autistes se saisissent pour tenter de mettre de l’ordre dans leur monde. « Ce fut dans le monde des objets que j’émergeai, note D. Williams, quand je commençai à reprendre goût à la vie. Je me pris alors d’une passion pour les mots et les livres et m’acharnai à compenser mon chaos intérieur par une mise en ordre maniaque du monde environnant. » [55] En quelques lignes, elle indique fort bien l’articulation entre le travail d’immuabilité de l’autiste de Kanner et les élaborations plus complexes de ceux qui présentent le syndrome d’Asperger, de sorte qu’on ne saurait douter de l’existence d’un continuum entre l’un et l’autre.
27Œuvrer pour le maintien de sa solitude, en se coupant de l’Autre, souvent par l’entremise d’objets surinvestis, et travailler à l’immuabilité de son environnement en s’attachant au maintien de références fixes, telles sont d’après Kanner les deux préoccupations principales de l’enfant autiste. La solitude témoigne de manière manifeste d’un refus d’appel à l’Autre en rapport avec une fondamentale difficulté de l’autiste à se situer en position d’énonciateur. Quant à l’immuabilité, elle révèle un sujet au travail pour mettre de l’ordre dans un monde chaotique. À l’âge adulte, certains parviennent à hausser ces stratégies défensives jusqu’à la création d’objets autistiques complexes, qui tentent parfois de restaurer une position d’énonciation, par l’entremise d’un double, et jusqu’à la construction d’Autres de suppléances, plus ou moins élaborés, forgés par un remarquable travail de mémorisation de signes. Ces deux aboutissements du travail du sujet autiste pour se stabiliser donnent des indications majeures sur ce dont il souffre et sur ce à quoi il tente de remédier. Il semble donc possible de hisser l’autisme à un type clinique original, situé dans le champ des psychoses, en le déterminant à la fois par un refus de céder sur la jouissance vocale, qui porte atteinte à l’énonciation, tant dans sa mise en acte que dans sa compréhension chez l’autre, et par deux défenses spécifiques, par deux manières de traiter un Autre dérégulé, l’une fondée sur des objets plus ou moins complexes, toujours appréhendés comme des doubles, l’autre prenant appui sur une assimilation de signes non lestés des affects qui les rendent expressifs. Ces défenses tentent de donner accès à une parole permettant l’échange et s’efforcent de remédier à la désorganisation du monde consécutive au refus initial d’appel à l’Autre.
28Est-il légitime d’employer le terme de refus ? L’hypothèse d’une étiologie neurologique suggérerait plutôt celui d’« incapacité », certains on le sait considèrent l’autisme comme un handicap. L’approche psychanalytique oriente en revanche à postuler qu’il s’agit du travail d’un sujet, travail volontaire ou involontaire. La clinique semble fortement confirmer la seconde hypothèse. En effet, même les trois enfants autistes restés muets parmi les onze de Kanner semblent comprendre parfaitement le langage. Leur mutisme ne s’ancre pas dans une incapacité physiologique mais dans un choix du sujet – probablement inconscient. Le phénomène rapporté plus haut, concernant des autistes muets qui sortent un instant de leur silence, pour prononcer une phrase impérative, dans un moment d’angoisse intense, confirme que leur silence n’est pas dans la dépendance d’une déficience organique.
29Le refus de parler est sans doute quelquefois conscient chez l’enfant autiste, mais il émane d’un choix du sujet plus radical, commandé par une jouissance impérieuse, de sorte que la plupart des autistes muets semblent éprouver douloureusement leur inaptitude. T. Grandin confirme que le refus est vécu comme imposé. Il lui est arrivé dans son enfance de surprendre son entourage en prononçant distinctement le mot « glace » à l’occasion d’un accident de voiture. « Étant une enfant autiste, rapporte-t-elle, parler était un de mes plus gros problèmes. Même si je pouvais comprendre tout ce que les gens disaient, mes réponses étaient limitées. J’essayais, mais, la plupart du temps, les mots n’arrivaient pas. Ça ressemblait à un bégaiement. Simplement les mots ne sortaient pas. Pourtant, quelquefois, je prononçais des mots, comme je l’avais fait pour « glace », très clairement. Cela se produisait lors de moments de grande tension comme l’accident de voiture, quand le « stress » arrivait à vaincre la barrière qui, d’habitude, m’empêchait de parler. C’est un des aspects inexplicables, frustrants, confus de l’autisme infantile qui pousse les adultes à bout. » [56]
30En 1994, en écrivant à l’aide d’un ordinateur et d’un facilitateur, B. Sellin souligne de même combien cette barrière, ancrée dans une jouissance de lui-même ignorée, s’éprouve comme douloureusement imposée : « Tout mon désir tend vers la maîtrise de la parole je cherche constamment ces conditions mais je ne sais pas ce qui me manque je ressens chaque jour que ce n’est pas la volonté qui fait défaut et des possibilités d’expression comme le langage existe de façon toute puissante chez un birger muet mais intérieurement je parle avec abondance comme tous les petits terriens. » [57]
31Les dernières lignes confirment que, même muet, l’autiste est un sujet verbeux. Ne pas céder sur la jouissance vocale, pour ne pas se confronter au désir de l’Autre, est au principe de l’être autistique ; c’est pourquoi enfreindre cette stratégie protectrice est vécu, selon D. Williams, quand elle admet en elle « un besoin de communication », comme « une trahison » à son propre égard [58]. Les autistes de haut niveau sont des explorateurs du mystérieux nouage de la jouissance du vivant au langage, dont ils ne cessent de se tenir aux limites, de sorte que B. Sellin sait que « parler vraiment ferait à coup sûr oublier bien des soucis de l’autisme » [59], mais il ne cesse de percevoir « la langue comme une chose terrible » [60], car appelant à une mortification de la jouissance vocale.
32Il n’en reste pas moins qu’il y a « sûrement quelque chose à leur dire », comme l’indiquait Lacan en 1973, savoir effacer sa propre énonciation en s’adressant à eux en constitue un préalable.
Notes
-
[*]
Jean-Claude Maleval est psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
-
[1]
Lacan J., « Conférence de Genève sur “Le symptôme” », 4 Octobre 1975, Bloc-notes de la psychanalyse n° 5.
-
[2]
Williams Donna, Quelqu’un, quelque part, Paris, J’ai Lu, 1996, p 73.
-
[3]
Attwood Tony, Le syndrome d’Asperger et l’autisme de haut niveau [1999], Paris, Dunod, 2003, p. 41 et 46.
-
[4]
Ibid., p. 64.
-
[5]
Grandin T., Ma vie d’autiste [1983], Paris, Odile Jacob, 1994, p. 52 et 96.
-
[6]
Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 89.
-
[7]
Williams D., Quelqu’un, quelque part, op.cit., p. 252.
-
[8]
Bouissac J., Journal d’un adolescent autiste. Qui j’aurai été…, Colmar, Les Éditions d’Alsace, 2002, p. 44-45.
-
[9]
Sellin B., Une âme prisonnière [1993], Paris, Robert Laffont, 1994, p. 24.
-
[10]
Berquez G., L’autisme infantile, Paris, PUF, 1983, p. 107.
-
[11]
Morar T., Ma victoire sur l’autisme, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 103.
-
[12]
Une autre mère d’enfant autiste souligne que les difficultés de sa fille paraissent s’ancrer dans « une faiblesse voulue ». Elle donne plusieurs exemples de situations qui suggèrent fortement que « ses inaptitudes semblent non seulement voulues, mais encore jalousement protégées » [Park C.C., Histoire d’Elly, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 65].
-
[13]
Morar T., op. cit., p. 101.
-
[14]
« Le psychotique, c’est l’homme libre », Lacan J., Petit discours aux psychiatres [1967], inédit.
-
[15]
Bettelheim B., La forteresse vide. L’autisme infantile et la naissance du Soi [1967], Paris, Gallimard, 1969.
-
[16]
Williams D., op. cit., p. 180.
-
[17]
Miller J.-A., « Jacques Lacan et la voix », La voix. Colloque d’Ivry, Présentation de François Sauvagnat, Paris, Lysimaque, 1989, p. 183.
-
[18]
Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 320.
-
[19]
Miller J-A., op. cit., p. 184.
-
[20]
Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 298.
-
[21]
Bettelheim B., op. cit., p. 89.
-
[22]
Williams D., op. cit., p. 44 et 50.
-
[23]
Ibid., p. 70.
-
[24]
Frith U., L’énigme de l’autisme [1989], Paris, Odile Jacob, 1996, p. 218.
-
[25]
Kanner L., Troubles autistiques du contact affectif [1943], Berquez G., L’autisme infantile, op. cit., p. 254-255.
-
[26]
Ibid., p. 71.
-
[27]
Sinclair J., « Bridging the gaps : an inside-out view of autism », Schopler E. et Mesibov G., High functioning individuals with autism, New York, Plenum Press, 1992, cité par Peeters T., L’autisme, Paris, Dunod, 1996, p. 85.
-
[28]
Joliffe T., Landsdown R. et Robinson C., « Autism, a personal account », Communication, vol 26, 3, cité par Peeters T., L’autisme. op. cit., p. 107.
-
[29]
Vexiau A.-M., Je choisis ta main pour parler, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 99.
-
[30]
Sellin B., La solitude du déserteur [1995], Paris, Robert Laffont, 1998, p. 130.
-
[31]
Williams D., Quelqu’un, quelque part, op. cit., p. 301.
-
[32]
Ibid., p. 179.
-
[33]
Ricks D. M. et Wing L., « Language, communication and the use of symbols », Wing L., Early childhood autism : clinical, educational and social aspects, Oxford, Pergamon Press, 1976, p. 133.
-
[34]
Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 126.
-
[35]
Boysson-Bardies B., Comment la parole vient aux enfants, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 60.
-
[36]
« L’identification de la voix nous donne au moins le premier modèle qui fait que, dans certains cas, nous ne parlons pas de la même identification que dans les autres, nous parlons d’Einverleibung, d’incorporation ». Lacan J., Le séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 319.
-
[37]
Lacan J., ibid. p. 318.
-
[38]
Sellin B., op. cit., p. 20.
-
[39]
Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 298.
-
[40]
Grandin T., Penser en images, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 79.
-
[41]
On sait aujourd’hui que le bébé distingue très tôt la voix maternelle des autres bruits. Melher J. et Dupoux E., Naître humain, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 214-217.
-
[42]
Maleval J.-C., « Limites et dangers des dsm », L’Évolution psychiatrique, 2003, n° 68, p. 39-61.
-
[43]
Lacan J., Le Séminaire, livre i, Les écrits techniques de Freud, Paris, Le Seuil, 1975, p. 82.
-
[44]
Asperger H., Les psychopathes autistiques pendant l’enfance [1944], Paris, Synthélabo, 1998, p. 58.
-
[45]
Williams D., Quelqu’un, quelque part, op. cit., p. 121.
-
[46]
Ibid., p. 46.
-
[47]
Ibid., p. 102.
-
[48]
Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 292.
-
[49]
Grandin T., Penser en images, op. cit., p. 120.
-
[50]
Lacan J., Le Séminaire, livre i, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 83.
-
[51]
Grandin T., op. cit., p. 162.
-
[52]
Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 89.
-
[53]
Sinclair J., op. cit., p. 81.
-
[54]
Maleval J.-C., « De l’objet autistique à la machine. Les suppléances du signe », Pensée psychotique et création de systèmes, sous la direction de F. Hulak, Ramonville, Érès, 2003, p. 197-217.
-
[55]
Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 73.
-
[56]
Grandin T., Ma vie d’autiste, op. cit., p. 35.
-
[57]
Sellin B., op. cit., p. 180.
-
[58]
Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 293.
-
[59]
Sellin B., op. cit., p. 130.
-
[60]
Ibid., p. 177.