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Article de revue

L’envers de la procréation

Pages 31 à 37

Notes

  • [*]
    François Ansermet est psychiatre, psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
  • [1]
    Lévi-Strauss C., Tristes tropiques, Paris, Librairie Plon, Terre humaine, 1955, p. 206.
  • [2]
    Lacan J., Le Séminaire, Livre xvi, D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2006, p. 332.
  • [3]
    Lacan J., Le Séminaire, Livre xvii, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 207.
  • [4]
    Lacan J., Le Séminaire, Livre xvi, op. cit., p. 347.
  • [5]
    Ansermet F., « Le roman de la congélation », La Cause freudienne, n° 60, Paris, Navarin Editeur, 2005, p. 55-61.
  • [6]
    Lacan J., Le Séminaire, Livre iii, Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 330.
  • [7]
    Joyce J., « Les bœufs du soleil », Ulysse, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1995, p. 442.
  • [8]
    Lacan J., Le Séminaire, Livre xxiii, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2006, p. 162.
  • [9]
    Lacan J., « Le phénomène lacanien », Conférence du 30 novembre 1974 à Nice, Les cahiers cliniques de Nice, n°1, 1998, p. 18.

1On pourrait définir la famille comme une institution faite pour traiter la différence des sexes et celle des générations. Basée sur ces différences, elle est en même temps une construction artificielle qui voile le réel que pointent ces différences. Elle est ainsi fondamentalement dénaturée, toujours au-delà des faits biologiques sur lesquels elle repose, changeant de forme avant qu’on ait eu le temps de le réaliser, tout en restant une nécessité – ce que révèlent d’ailleurs ses dispositifs contemporains, avec par exemple les couples homosexuels, voire transsexuels, et leur désir parfois militant de se conformer à l’institution familiale, avec leur volonté d’adopter ou même de concevoir des enfants.

2La famille aménage en son sein engendrement et généalogie. Il faut cependant bien réaliser qu’engendrement et généalogie sont deux registres radicalement hétérogènes. Il n’y a que la fascination contemporaine pour la causalité naturelle pour vouloir les superposer à tout prix – avec, d’ailleurs, un recours de plus en plus fréquent aux tests de paternité, devenus disponibles pour tous, en cas de doute soudain, sous forme de kits à commander sur internet. Les poils d’une brosse à dents, un petit reste sur une cuillère à pâtisserie suffisent pour savoir d’où l’on vient ou si son enfant est bel et bien issu de soi.

3La parenté biologique est ainsi souvent brandie pour désavouer ce qui s’est tissé au fil des identifications et de l’histoire – comme si rien ne s’était passé depuis la naissance ! C’est le cas lors d’Insémination avec donneur (iad), quand on convoque la génétique à la place de l’histoire, soit le donneur de sperme à la place du père, comme si celui-ci ne pouvait que s’effacer devant le spermatozoïde. C’est aussi le cas en ce qui concerne l’adoption avec les fameux parents dits biologiques. Engendrement et adoption sont en effet deux visions concurrentes de la parenté. Il existe d’ailleurs des cas limites où l’adoption a été vue comme un « plus » par rapport à la parenté par engendrement, comme chez les Mbaya-Guaicuru, cités par Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques : « Cette société se montrait fort adverse aux sentiments que nous considérons comme naturels ; ainsi, elle éprouvait un vif dégoût pour la procréation. L’avortement et l’infanticide étaient pratiqués de façon presque normale, si bien que la perpétuation du groupe s’effectuait par adoption bien plus que par génération, un des buts principaux des expéditions guerrières étant de se procurer des enfants. Ainsi calculait-on, au début du xixe siècle, que 10 % à peine des membres d’un groupe guaicuru lui appartenaient par le sang. » [1]

Vertiges biotechnologiques

4Il faut bien réaliser que les univers subjectifs, symboliques et imaginaires de la sexualité, de la procréation, de la gestation, de la naissance et de la filiation sont fondamentalement sans commune mesure, si ce n’est qu’ils tournent autour du réel impensable de l’origine, avec les suppléances inventées par chacun pour pallier ces disjonctions, dont l’enfant, qui ramène plus au réel qu’à l’originaire. C’est ainsi qu’en analyse, on peut parfois lever le voile qui recouvre ce réel et distinguer à propos de ce qui concerne la famille le versant du semblant du versant de la jouissance, ce dernier étant bel et bien l’envers de la famille.

5Dans la clinique, on ne peut donc s’orienter qu’à partir d’une conception dénaturée de la structure familiale. C’est ce que révèlent de façon explicite les procréations justement dites artificielles, en ce qu’elles utilisent paradoxalement la nature comme un artifice – montrant, par le décalage qu’elles impliquent, ce sur quoi repose toute procréation.

6Les procréations médicalement assistées (pma) révèlent le différentiel sexuel en le court-circuitant. Elles dévoilent aussi la portée du différentiel générationnel en gelant le temps à travers la cryoconservation, qui comporte la potentialité sinon la possibilité de sauter des générations.

7Quoi qu’il en soit, les pma forcent à penser la procréation dont on n’a habituellement pas de représentation. On a une date de naissance, pas une date de procréation. Elles obligent à penser l’impensable, à se représenter l’irreprésentable. En cela, les pma sont une fausse réponse à une vraie question, à une question impossible, celle de l’origine et de la procréation. C’est là, la source principale des vertiges qu’induisent les biotechnologies, qui pointent justement le réel autour de quoi tournent les liens familiaux.

8Dans le trou de l’impossible, tout vient s’engouffrer, en particulier les théories sexuelles infantiles propres à chacun des parents, celles-ci ayant la caractéristique de contourner le sexe, comme dans les biotechnologies de la procréation. C’est en cela que finalement nous sommes fantasmatiquement tous nés de pma ! Mais il faut aussi reconnaître que les pma peuvent ajouter à la réalité des modes de faire inédits, au point de rendre la nature artificielle, au mode du fantasme de chacun. Bientôt tout est possible : même de procréer à partir de cellules souches pouvant être transformées soit en spermatozoïde, soit en ovule – ce n’est encore qu’expérimental – avec la perspective, mieux encore que par le clonage, de devenir fils de soi-même, comme Galaad pour Lancelot.

9Les pma, en dissociant la sexualité de la procréation et la procréation de la gestation, laissent finalement aux seuls repères symboliques – ceux de la différence des sexes et des générations – la possibilité de construire une filiation, installant du même coup et de façon inattendue, les repères propres à la psychanalyse sur le devant de la scène. C’est un effet paradoxal des vertiges biotechnologiques qu’il s’agit de relever au passage.

L’envers de la biographie

10La biographie n’est pas réductible à l’histoire, y compris celle de la procréation. Comme Lacan l’indique, ce qui détermine la biographie c’est d’abord la « façon dont se sont présentés les désirs chez le père et la mère », c’est-à-dire la façon « dont ils ont effectivement offert au sujet le savoir, la jouissance et l’objet a »[2].

11C’est de cela que l’enfant doit advenir, lui qui fait son entrée dans le monde en place d’objet a – « fausse-couche de ce qui a été, pour ceux qui l’ont engendré, cause du désir » [3]. Il doit advenir comme sujet à partir de ce statut d’objet, pour venir « se substituer à la béance qui se désigne dans l’impasse de rapport sexuel » [4] : c’est un repère particulièrement fort dans la clinique des pma.

12Je pourrais citer le cas de ce couple qui veut dire la vérité sur leur origine à leurs enfants issus de don de sperme. La mère me parle du père biologique. Le père se tient en retrait. Pourquoi parler de père biologique et non de donneur de sperme ? Qu’est-ce qu’un père ? Qu’est-ce qu’un spermatozoïde ? Qu’est-ce qu’un donneur de sperme ? Ils reviennent pour penser au fait de dire plutôt qu’à la façon de dire… La mère me parle de son fantasme : si ses enfants désirent un jour rencontrer le donneur de sperme – les deux enfants sont issus du même donneur après une seule insémination – elle serait troublée au point d’être prise de passion pour cet homme… Affirmation qui la surprend, au point de laisser la question momentanément en suspens.

13Je pourrais aussi évoquer le cas de Pierre-Marie qui ne cesse de demander : « Où est papa ? » Pierre-Marie a trois ans. Sa mère est une femme qui a conçu cet enfant seule, de façon artificielle par fiv à Boston, avec don de sperme. Elle voulait fantasmatiquement offrir cet enfant à sa mère qui avait dû la donner à sa naissance à sa propre mère et ne pouvait plus avoir d’enfants, à la suite de complications gynécologiques consécutives à la grossesse.

14Pierre-Marie est issu d’un donneur de sperme américain, défini par la fiche de la banque de sperme californienne comme d’origine française et allemande – ce qui représentait quelque chose dans l’histoire de cette femme – mais aussi cherokee, avec comme principale qualité l’optimisme ; comme principal défaut la procrastination, et comme livre préféré : The power of one. La voilà donc de retour en Suisse, enceinte après une fiv qui lui laisse encore un zygote à disposition, cryoconservé à Boston.

15Elle accouche sans problème d’un enfant qui se développera normalement, tout en l’inquiétant – inquiétante étrangeté – encore plus depuis le jour où il commence à parler en ne cessant d’invoquer le père – Qui est papa ? Où est papa ? – Questions itératives qui laissent sa mère complètement démunie, sans voix, et qui deviennent progressivement pour Pierre-Marie la principale voie pour agresser sa mère.

16Après un périple à la Wim Wenders à travers les USA pour retrouver les traces du donneur, de centres de pma en banques de sperme, elle finira par se faire implanter sans succès le zygote cryoconservé restant. D’arbre généalogique connu en arbre généalogique supposé, tout cela n’aura de cesse, jusqu’à ce qu’elle accepte mon dire, adressé à elle et à son enfant, que la seule réponse à cette question est qu’il n’y a pas de réponse à cette question. Cette intervention amènera une pacification dans la relation à son fils et une amélioration symptomatique presque immédiate pour ce dernier.

17Bref, c’est à partir d’une place déjà donnée et des décisions déjà prises que l’enfant aura à poser ses propres choix pour aller au-delà de son statut d’objet, au-delà des modes de jouissance dont il est issu.

18Ce qu’il invente alors le sépare au-delà de ce qui le détermine, au gré d’un désir qui lui est propre, qui émerge des réponses à travers lesquelles il se constitue, quel que soit le mode de procréation ou les modes de jouissance dont il est issu.

La mort dans la procréation

19On peut donc repérer la jouissance comme une première version de cet envers de la procréation. Mais l’envers de la procréation, c’est aussi la mort, avec le statut ni vivant ni mort des embryons cryoconservés en suspens dans l’azote liquide à -196°. C’est une sorte d’envers du M. Waldemar d’Edgar Poe qui voulait, lui, se maintenir par l’hypnose entre la vie et la mort au moment de mourir. Ici, au contraire, c’est au moment d’émergence de la vie que le devenir est gelé. De nouvelles formes de demande s’articulent, concernant les embryons ou les gamètes cryoconservés : Ainsi, une femme voudrait qu’on lui congèle des ovules au moment d’accepter un poste important qui lui prendra tout son temps, afin d’en disposer quand sa carrière sera établie. S’est aussi instituée aujourd’hui l’offre de prélever et de cryoconserver des spermatozoïdes, ou plus récemment des ovules, avant un traitement oncologique à risque de stérilité – ces gamètes pouvant même survivre à celui ou à celle dont ils proviennent. On retrouve la même question avec les embryons qui s’accumulent dans les laboratoires. D’où une nouvelle loi en Suisse qui oblige à prendre une décision après cinq ans de cryoconservation – ou on implante l’embryon, ou on le détruit – choix impossible pour la plupart.

20On a donc une clinique nouvelle, nourrie d’énoncés inédits, témoignant de l’étrange statut fait à des enfants issus de zygotes cryoconservés entre procréation et gestation, comme cette mère qui à la fin du rendez-vous dit à son fils : « Viens mon petit Findus, c’est l’heure ! » Ou cette autre qui parle de son enfant comme de son « petit congelé » [5]. Quel que soit son mode, toute procréation vise la part d’immortel dans le vivant mortel, pour reprendre l’expression de Socrate reportant les propos de Diotime dans Le Banquet de Platon. Pour que procréer ait son sens plein, comme l’énonce Lacan : « Il faut encore chez les deux sexes qu’il y ait appréhension, relation à l’expérience de la mort. » [6] C’est cet envers de la procréation que rejette le projet du clonage, comme les délires de procréation des psychotiques, avec la perspective promise de pouvoir se recréer identique à soi, donc éternel – ce qui est impossible, puisque le clone serait de toute façon autre que celui dont il est issu, par le fait de l’Autre, et par le fait du sujet lui-même !

Post-création

21Cela nous amène à une troisième version de l’envers de la procréation, au-delà de la jouissance et de la mort : celui de la création, celle que le sujet réalise au-delà de sa procréation.

22Si la procréation réalise une suppléance au non-rapport sexuel, une connexion au-delà de la disjonction entre la jouissance et l’Autre, entre l’homme et la femme, l’envers de la procréation s’appuie sur une part d’intransmissible qui offre paradoxalement au sujet l’espace d’une création, d’une « post-création » pour reprendre la formulation de Joyce dans Ulysse[7] qui donne sa version de l’envers de la procréation, comme création au-delà de ce qui a été procréé.

23De toute façon, à partir des hasards qui le poussent à droite et à gauche, le sujet va se faire un destin [8] qu’il recompose lui-même dans l’après-coup. La grande loi de l’univers, c’est en effet la contingence. Tout dépend de l’aléa, de la rencontre. Comme l’énonce Lacan : « Vous êtes surgis de cette chose fabuleuse, totalement impossible, qu’est la lignée génératrice. Vous êtes nés de deux cellules qui n’avaient aucune raison de se conjuguer, si ce n’est cette sorte de loufoquerie qu’on est convenu d’appeler amour » [9]. Quoi qu’il en soit, le sujet est fondamentalement disjoint de son mode de procréation. Quelle que soit la technique dont l’enfant est issu, rien ne vient résoudre pour le sujet l’énigme de sa venue au monde. Il ne lui reste qu’à s’inventer, à trouver ses propres réponses – pourquoi pas, aussi, au moyen d’une analyse – en désorganisant et en réorganisant différemment ce qui était à sa naissance au-delà de ce qui a présidé à sa conception.

Notes

  • [*]
    François Ansermet est psychiatre, psychanalyste, membre de l’École de la Cause freudienne.
  • [1]
    Lévi-Strauss C., Tristes tropiques, Paris, Librairie Plon, Terre humaine, 1955, p. 206.
  • [2]
    Lacan J., Le Séminaire, Livre xvi, D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2006, p. 332.
  • [3]
    Lacan J., Le Séminaire, Livre xvii, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 207.
  • [4]
    Lacan J., Le Séminaire, Livre xvi, op. cit., p. 347.
  • [5]
    Ansermet F., « Le roman de la congélation », La Cause freudienne, n° 60, Paris, Navarin Editeur, 2005, p. 55-61.
  • [6]
    Lacan J., Le Séminaire, Livre iii, Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 330.
  • [7]
    Joyce J., « Les bœufs du soleil », Ulysse, Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1995, p. 442.
  • [8]
    Lacan J., Le Séminaire, Livre xxiii, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2006, p. 162.
  • [9]
    Lacan J., « Le phénomène lacanien », Conférence du 30 novembre 1974 à Nice, Les cahiers cliniques de Nice, n°1, 1998, p. 18.
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