Notes
-
[1]
Simon C., Œuvres, Gallimard, coll. la Pléiade, 2006.
-
[2]
Simon C., Préface à Orion aveugle, p. 1181. Initialement publié par Albert Skira, dans la collection « Les sentiers de la création », 1970.
-
[3]
Simon C., « La Bataille de Pharsale », Œvres, op. cit., p. 565. Initialement publié aux Éditions de Minuit, 1969.
-
[4]
Simon C., La fiction mot à mot, p. 1184.
-
[5]
Cf. schéma p. 1196.
-
[6]
Nietzsche F., Généalogie de la morale, I, 13.
1Le départ, c’est « La Route des Flandres », c’est-à-dire, avant le livre qui en porte le nom, ce nom de la débâcle et de l’effondrement. Depuis, Claude Simon poursuit inlassablement son chemin. Comment en vient-on à écrire et à inventer un style pour après le chaos ? En étant poète du chaos. C’est ce dont témoignent l’un après l’autre chacun de ses romans. L’ensemble de ceux-ci, ou presque, se trouvent rassemblés dans un volume de la Pléiade intitulé Œuvres [1]. L’auteur y a donné son accord, coopérant à l’établissement du texte et à la rédaction des notes si près de sa mort qu’il n’aura jamais vu le recueil fini. Quelques titres manquent à l’ensemble, le décomplétant de façon étrange : Les Géorgiques et L’Acacia, par exemple.
2Quelques textes moins connus livrent l’idée que Claude Simon se fait de son travail et de sa cohérence : on lit ici avec autant de plaisir que de profit son Discours de Stockholm (pour la réception du prix Nobel de Littérature), la préface à Orion aveugle, et La fiction mot à mot.
3Cette œuvre est un sentier [2] ; celui que l’auteur a suivi pas à pas, c’est à dire mot à mot, puisque c’est celui de l’écriture. D’où part-on, quand on est animé par un tel désir d’écrire ? À peine d’un projet, plutôt d’une masse confuse faite de souvenirs et de sensations. Le geste d’écrire produit le texte, le matériau venant s’amasser au fil des mots eux-mêmes. Ils lient ce qui est épars. Les voir paraître sous la plume a un effet d’engendrement.
4D’où la coprésence, déroutante pour le lecteur, d’idées, de souvenirs, de scènes qui n’ont entre eux d’autre lien que leur contiguïté. Chaque ligne sur la page révèle autant de carrefours, d’embranchements possibles, de frayages par résonance et par écho.
5Ce mode de construction est, pour l’essentiel, le même, pour Le Vent, qui est, selon le sous-titre, la Tentative de restitution d’un retable baroque, et pour La Bataille de Pharsale, pour ne prendre que deux exemples.
6La fulgurance des phrases est celle du feu d’artifice et l’articulation des thèmes et motifs entre eux relève de la contingence qui les suscite et les aimante. Il n’est donc pas de scène qui ne soit kaléidoscopique, pas de description sans que ne se télescopent [3] le fragment d’un mythe antique, l’illustration d’une carte postale ou la composition d’un tableau, un souvenir d’enfance (comme la laborieuse traduction d’un récit d’histoire romaine, sous la houlette d’un oncle cocasse), les fantaisies d’un amant cocufié hanté par la scène qu’il devine derrière la porte qui lui cache le rival et l’aimée, et la violence, enfin, de la guerre vécue et subie. De page en page et pour chaque scène décomposée, le monde tremble et se défait. Les guerriers s’enchevêtrent sur des champs de batailles toujours recommencées. Les corps se cherchent dans des lits de rencontre. Le désordre répond au désordre. Le lien est seulement celui du tête-à-tête, ou mieux du corps à corps, de l’étreinte harassante dans le sexe ou la mort. Le rythme est haletant, insaisissable et le seul état calme est celui des images qui finissent par se fixer, lorsque la scène se pétrifie, devient le centre d’un tableau ou d’une statuaire : le bronze et le marbre éternisent, au seul risque de l’usure et de la corrosion. Car le temps – pour ne pas dire l’être – est comme Achille, immobile à grands pas.
7La puissance des associations est telle que l’auteur congédie le mot « comme » : les plans se superposent ou s’emboîtent, les événements s’appellent, non par comparaison, mais par la seule violence de leur mise en abyme. L’auteur et le lecteur sont des voyageurs égarés, errants, dont le chemin tourne sur lui-même et les ramène inexorablement aux mêmes points de butée, jusqu’à l’épuisement : pas d’autre fil que l’écriture pour affronter le fracas du monde. Ainsi, Simon n’a-t-il d’autre ressource pour rendre compte de son travail que de se référer explicitement aux lois de la parole et du langage, aux jeux de la métaphore, des tropes et de leurs exigences, et enfin, aux ensembles et à la topologie. D’où l’exergue de ses propos au Colloque de Cerisy [4], sur le Nouveau roman, en 1971, qui est une longue citation de Jacques Lacan sur la valeur du mot comme signe et comme nœud de significations.
8Le langage est le matériau que travaille l’écrivain, qui est plus producteur que créateur : pas d’ex-nihilo, mais la matérialité de la lettre. En amont, la matière de la langue ; en aval, ce produit qu’on appelle un roman. Entre les deux, ce dur labeur artisanal, l’œuvre de fiction, qui n’a que faire de la « continuité », de la « tradition » ou de la « logique ». Ici règnent plutôt le « hasard », le « fortuit » et les « coïncidences ». Simon en appelle donc, dessins à l’appui, à la théorie des ensembles : réunion et intersection rendent compte de ce qui fait tenir ensemble les éléments disparates de ses constructions. Le poète ne fait rien d’autre en effet que d’assembler l’hétéroclite de l’existence, redoublant pour ce faire délibérément les règles internes qui font que la langue parle d’elle-même.
9L’homme-parlant explore depuis le point d’où il prend son départ toutes les pistes qui s’offrent à lui à partir de son camp de base. Ainsi sur La Route des Flandres, où toute l’œuvre est en germe, les cavaliers errants dessinent dans leur parcours ce qui n’est rien d’autre qu’un nœud de trèfle [5]. Les trajets se superposent dans leur forme et leur structure : le réseau du métro comme des vaisseaux sanguins, l’étalage d’un marchand avec ses boîtes de cigares, comme le damier des immeubles et des rues dans une ville… Ces « arrangements, permutations, combinaisons » ont pour cadre commun ce que Lévi-Strauss appelle « bricolage ».
10Car ce labeur est empirique et l’intention de l’auteur n’est rien de plus qu’un ferment, au service de ce qui le pousse et qui, plus que liberté, est « nécessité de création ». Rien ne sépare en fait l’acte décrire d’un agent supposé qui serait à la fois externe et antérieur à l’acte : « L’action est tout » [6]. Simon, comme Nietzsche, réfute le mythe qui distingue l’agissant de l’agir : l’écrivain ne pense qu’en écrivant et le geste d’écrire engendre l’œuvre qui ne préexiste à sa réalisation, au mieux qu’au titre de projet.
11Il faudrait longuement réfléchir à ce qu’implique le choix du nœud de trèfle pour rendre compte de l’errance du sujet et de l’essence de la fiction. Ainsi se trouvent noués en effet, sans discontinuité ni rupture, réel, symbolique et imaginaire. On gagnerait à le faire à ce que Simon confiait à la fin de sa vie sur son inlassable d’effort d’écriture : projeté dans cette tâche par le hors-sens de la défaite de quarante, l’impensable et l’absurdité des combats où il se trouvait engagé, mis à terre dans cette apocalypse, il s’est attaché jusqu’au bout à explorer le sens possible de toutes ces choses qu’on nomme « Histoire ». Au terme, il devait bien admettre que tout cela n’avait décidément pas de sens.
12Quelles que soient la fureur et la passion de la bataille ou des étreintes, ne reste dans les fossés et sur les talus que « l’indifférence de la nature devant le massacre et l’amour » selon l’expression d’Élie faure. Une œuvre en est le recel et la trace.
Notes
-
[1]
Simon C., Œuvres, Gallimard, coll. la Pléiade, 2006.
-
[2]
Simon C., Préface à Orion aveugle, p. 1181. Initialement publié par Albert Skira, dans la collection « Les sentiers de la création », 1970.
-
[3]
Simon C., « La Bataille de Pharsale », Œvres, op. cit., p. 565. Initialement publié aux Éditions de Minuit, 1969.
-
[4]
Simon C., La fiction mot à mot, p. 1184.
-
[5]
Cf. schéma p. 1196.
-
[6]
Nietzsche F., Généalogie de la morale, I, 13.