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Article de revue

« L’autre que mes mots inventent ». Entrevue avec Maryline Desbiolles

Pages 218 à 219

Notes

  • [1]
    Desbiolles M., Le Goinfre, Paris, Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2004, 128 pages, 13 euros.

L’auteur et le narrateur

1– Votre dernier roman, Le Goinfre [1], surprend le lecteur. Cela serait-il dû au décalage qu’il restaure entre l’auteur et le narrateur ? En effet, c’est un homme qui parle…

2Maryline Desbiolles – Aujourd’hui les journalistes, au lieu de s’intéresser au style de l’auteur, s’intéressent à sa vie et au rapport qu’elle a avec l’œuvre. Souvent, ils me posent des questions du type : « Êtes-vous donc allée à Bari ? », « Savez-vous cuisiner la seiche ? », « Vous êtes-vous brûlée ? ». Pour eux, celui qui parle dans le roman, c’est l’auteur. Ce constat constitue une régression. La faute est attribuable aux écrivains eux-mêmes, qui ont beaucoup joué là-dessus. Il existe aujourd’hui tout un courant qui prône le vérisme, la vérité du moi, et contre lequel je m’inscris en faux. Je tiens quant à moi à la fiction. J’en fais une affaire d’éthique. Il serait en effet tentant d’aller dans le sens de ce que demandent les journalistes, de brouiller les cartes, de laisser croire que ce qui est arrivé au narrateur vous est arrivé pour de vrai. Mais je ne vois là qu’une préoccupation mercantile. Ce qui compte pour moi, ce n’est pas que la chose écrite soit validée par cette prétendue authenticité, mais c’est cette chose à laquelle je ne renoncerai jamais, qui est cette liberté que me donne le roman de ne plus être enfermée dans ma singularité mais d’être comme l’autre que mes mots inventent.

Écriture

3– On assiste a une dévalorisation du qualificatif de littéraire. La question du style est quelque peu mise au second plan. Qu’en pensez-vous ?

4M. D. – En effet, on finit par ne plus être étonné d’entendre dire qu’un livre est littéraire. C’est un reproche terrible ! Feu sur la littérature ! Très littéraire veut dire creux. C’est quand même formidable ! Cela tient me semble-t-il à cette croyance selon laquelle prétendre dire la vérité est équivalent à toucher le réel. Comme si le réel pouvait être donné, tout cru, lorsqu’on livre son expérience. Dans mes romans, il faut prendre les choses au pied de la lettre. Pour moi, il n’y a pas d’arrière-plan. Tout est donné dans le livre. Il n’y a pas à aller chercher en amont. Ce que je dis de l’enfance du personnage, par exemple, est dans le livre. Il n’y a rien d’autre. Sinon, je l’aurais dit. Dans mon roman, il ne s’agit donc pas du tout d’un personnage psychologique. Il n’y a rien à aller chercher ailleurs que dans le roman. Tout y est dit, il n’y a pas de mot caché. Il n’y a pas de piège.

Succès

5– On en vient donc à distinguer deux types de romans. D’un côté les romans à succès dans lesquels s’étale l’intime et de l’autre les romans au style raffiné, destinés à quelques-uns. Vous êtes quant à vous l’exemple qui subvertit cette opposition, depuis que vous avez reçu le Prix Femina. Plutôt que d’opposer une littérature élitiste et des romans racoleurs, ne pourrait-on revenir à la formule de Jean Vilar, qui parlait de l’élitisme pour tous ? Pourquoi le fait de s’adresser à un large public devrait nécessairement impliquer qu’on vise en dessous de la ceinture ? L’époque se prête à ça, certes. Que pensez-vous de cette négation de la fiction, de ce culte de la supposée réalité ? De quoi l’écrivain est-il censé parler, selon vous ?

6M. D. – L’impératif pour l’écrivain est de parler ce qu’il vit, et ce qu’il vit, lui. C’est un pousse-au-narcissisme qui nous envahit. Les médias jouent un rôle dans ce processus, par la starification des auteurs qui doivent apparaître auréolés de ce qu’ils ont écrit. On veut trouver dans leurs livres ce qu’ils racontent dans Paris-Match, par exemple.

Étincelles

7– Dans cet océan des publications contemporaines, y trouvez-vous vous-même votre bonheur ?

8M. D. – Il y a plein de petites ou de grandes choses. Par exemple, j’aime beaucoup John Berger, que j’ai rencontré récemment. Que quelqu’un comme lui puisse continuer à avoir une certaine audience, cela me soutient. Je pense que ça tient surtout à la force de ses livres, au fait qu’il laisse percer une petite voix autre, mais qui peut être entendue. Voilà quelque chose de rassurant. Qu’est-ce qui fait le destin d’un livre ? On ne sait pas du tout. Il y a des livres qui passent par des chemins souterrains, ou tout du moins obliques. Certains ouvrages, qui ont été extraordinairement portés, sont vite oubliés. John Berger a une espèce d’aura et – j’ai eu l’occasion de le voir – les gens l’écoutent vraiment, comme une sorte de mage. Il y a parfois un peu de cela dans sa littérature. Quelqu’un comme Erri De Lucca joue également ce rôle de mage. Chez ces deux auteurs, il y a un engagement politique. Erri de Lucca, c’est un peu le saint laïque.

9– On ne peut toutefois pas faire abstraction de son histoire : c’est un ancien terroriste. Saint laïque, ce n’est pas mauvais comme formule : bien qu’il ne soit pas croyant, il y a quand même chez lui une fascination pour le texte sacré et un retour au religieux, un peu comme s’il fallait à tout prix donner du sens après s’être engagé dans une impasse historique.

10M. D. – Ses nouvelles, récemment parues, parlent précisément de son engagement politique, de ses années révolutionnaires. Je mets un bémol sur ses derniers romans, ceux qui rencontrent le plus de succès. Il semble glisser de l’Ancien Testament à un discours un peu évangélique, voire angélique. Il y a des personnages qui s’appauvrissent un peu, qui deviennent des images d’Épinal, comme celui du bossu, qui semble avoir des ailes repliées dans sa bosse, etc. J’ai un peu peur de cela.

Poésie

11– Les auteurs dont vous parlez sont aussi des poètes, comme vous. Être poète, cela suppose d’avoir un intérêt pour le travail du verbe, le travail de l’écriture, la recherche du mot, le jeu sur l’équivoque. Le romancier moderne, traditionnel, classique s’intéresse quant à lui à l’anecdote, au récit. Il faut dire que c’est un reproche qui a été beaucoup fait au roman français depuis l’après-guerre, de se soucier de l’écriture. On opposait au nouveau roman les Américains, et les Sud-américains qui racontent des histoires. Le roman, c’est raconter des histoires.

12M. D. – Si on pense aux grands écrivains américains, comme Faulkner, bien malin celui qui peut me raconter les histoires de Faulkner, des livres de Faulkner ! Je vous donne mon billet que je ne saurais pas raconter l’histoire du Bruit et la Fureur. Faulkner et quelques-uns de cette trempe, c’est quand même eux qui constituent mes modèles. Mon écriture, en vérité, relève plus de l’influence de romanciers comme Faulkner, Kafka ou Proust, que des poètes. Chez Kafka, par exemple, malgré la traduction (et c’est miraculeux !), on sent que le travail d’écriture est majeur. La gifle, ça a été pour moi la lecture de Joyce : c’est celle qui m’a donné à penser que le roman était le genre le plus libre qui puisse exister.


Date de mise en ligne : 01/12/2017.

https://doi.org/10.3917/lcdd.059.0218

Notes

  • [1]
    Desbiolles M., Le Goinfre, Paris, Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2004, 128 pages, 13 euros.
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