Élisabeth Roudinesco, Le Patient, le Thérapeute et l’État, Paris, Fayard, 2004, 14 euros
1Le dernier livre d’Élisabeth Roudinesco déplaira à quelques caciques autant qu’à la cohorte des apeurés de notre corporation. Ils le traiteront tel un factum dont les partialités devraient aux espèces d’une passion exagérée, privée de cette pondération des sentiments chère aux tenants des situations acquises.
2Le Patient, le Thérapeute et l’État est pourtant un livre calme et froid. Tendu, comme le trajet d’un projectile qui doit atteindre la cible, mais calme et froid ; froid, à la manière dont peuvent être contenues, ou sourdes, les vibrations d’une indignation trop véritable pour faire l’impasse sur les démonstrations argumentées qui la motivent ; calme, parce que les faits sont désormais réputés et simples, si même ils apparaissent toujours rudes et crus. Dans une réédition point trop ancienne de Essai sur la France (éd. de l’Aube, 1995), on peut lire qu’Ernst-Robert Curtius écrivait que « la France manifeste à travers les siècles le besoin constant de se donner à elle-même une image idéale de sa propre figure » (p. 51) ; et, plus loin : « on s’étonne de la facilité avec laquelle l’idée française de civilisation a pu assimiler le développement technique des temps modernes » (p. 60). C’était en… 1932, l’année de la soutenance d’une certaine thèse de doctorat en médecine sur la paranoïa d’Aimée. Depuis, les temps ont un peu changé : « à l’orée du xxie siècle, dans le pays le plus freudien du monde, la psychanalyse est donc haïe par d’obscurs experts du pouvoir médical, soucieux de bannir de la cité celui qu’ils considèrent comme le plus grand charlatan de l’histoire. Le spectre de Freud… continue de troubler le sommeil des barbares » (Élisabeth Roudinesco, p. 119).
3Le paradoxe que, au début comme à la fin de ces cent cinquante pages, Élisabeth Roudinesco isole, est que plus les responsables des soins, de la prévention et de la médecine s’efforcent de réduire les coûts de la santé publique au nom d’une exigence de rentabilité, plus les « thérapies magiques, les médecines parallèles, les autothérapies délirantes… ce formidable marché de l’illusion thérapeutique » croissent, prospèrent en « (bafouant) du même coup toutes les règles de la rationalité soignante » (p. 107). Cette rigueur apparente est en réalité « une sorte d’involution du rationalisme des Lumières » (p. 105) qui cherche au nom d’impératifs biologiques et sécuritaires à « traquer l’anomalie psychique comme on dépiste une maladie organique » (p. 103). Associé à des hommes politiques voulant bien faire, (« élus bernés » (p. 18) par une vendetta dont le milieu « psy » est hélas friand), appuyé sur l’exploitation des neurosciences abusivement enrôlées dans une conception comportementaliste de la condition humaine, ce « scientisme policier » (p. 104) s’intéresse au sujet souffrant en redoutant qu’il ne devienne la victime d’un charlatanisme, dont il provoque l’augmentation en exacerbant le désir d’y recourir par une absence de délibération critique, par la mascarade d’une pseudo objectivité prétendument scientifique.
4Voici le contexte, repris dans un style concis et souvent mordant, cinglant quelquefois. Voici l’atmosphère d’une époque, la nôtre, qui – Élisabeth Roudinesco le démontre bien – laissera le souvenir de s’être servie de la science, de ses aventures légitimes, pour parfaire les ambitions réactionnaires d’une alliance évidente entre une conception répétitive du contrôle économique et les parodies évaluatrices d’une médecine des esprits enivrée par les nouvelles facticités d’un illusoire progrès technique. L’un des intérêts de Le Patient, le Thérapeute et l’État est de montrer que les événements que l’on vient de traverser après la malheureuse initiative de la légalisation parlementaire d’une chasse aux charlatans – pernicieuse parce que presque inutile (chapitre iii) – recouvrent et dissimulent un fait autrement plus décisif.
5Une date, en effet, revient régulièrement dans ces pages, celle du 12 décembre 2003 ; date d’une réunion, un vendredi matin, dans le bureau jadis occupé par la grande Simone Veil, où, en présence du ministre de la Santé d’alors, la quasi totalité des responsables des associations psychanalytiques françaises, ventre à terre, sont allés à Canossa en faisant mine d’y remporter une fameuse victoire.
6On ne reprendra pas le détail de l’analyse rigoureuse d’Élisabeth Roudinesco, préférant y renvoyer le lecteur qui partagera sans doute l’inquiétude de l’auteur et la nôtre devant le ralliement de la plupart de ces augustes Sociétés à « un pacte de servitude volontaire » (p. 17) – une courte (trop courte peut-être ; Élisabeth Roudinesco hésite-t-elle, et pourquoi, à nous sortir du lot ?) une courte remarque dans une longue note (p. 14) précise que l’École de la Cause freudienne a fait exception. En guise d’invitation à la lecture de ces pages que l’on peut qualifier « d’histoire immédiate », selon une belle formule d’un grand journaliste des années soixante-dix, reportons ici l’une des leçons tirée, et qui est cruelle : « aussi (l’État) a-t-il réclamé (aux psychanalystes) ce que Mephisto offre à Faust… Pour ne pas être désignés d’office comme des charlatans, au même titre que les psychothérapeutes non diplômés, et pour ne pas être évalués par les représentants du pouvoir médical, qui se sont ainsi octroyés le droit de désigner ce qu’est ou n’est pas un thérapeute de l’âme, les psychanalystes engagés dans ce pacte ont gagné en exception ce qu’ils ont perdu en liberté. Ayant renoncé à leur éthique, ils pourront dorénavant se livrer entre eux, sans limite et en toute jouissance, à une chasse aux annuaires… » (p. 17). « Bon appétit messieurs », disait Ruy Blas.