Notes
-
[*]
Fabián Naparstek, professeur adjoint de la chaire de Psychopathologie, université de Buenos Aires, psychanalyste, membre l’E.O.L.
-
[1]
Miller J.-A., De la Naturaleza de los semblantes, Buenos Aires, Paidos, 2003, p. 40-41.
-
[2]
Diogène L., Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, tome ii, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 11.
-
[3]
Brodsky G. et al., « Informe del cartel G2 », Incidencias memorables de la cura analitica, Buenos Aires, Ed. EOL. Paidos, Buenos Aires, 2002, p.68.
-
[4]
Dargenton G., « Incidencias memorables, fugas de sentido y Escuela », Incidencias memorables en la cura analitica, op. cit., p. 116.
-
[5]
Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Le Seuil, coll. « Champ freudien », 1973, p. 253.
-
[6]
Cf., Miller J.-A., Experiencia de lo real en la Cura analitica, Buenos Aires, Paidos, 2004, p. 280.
-
[7]
Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 14.
-
[8]
Cf. Kataro N. et Hajime T., Filósofos de la nada, Barcelona, Herder, 2001, p. 122 et 211.
-
[9]
Miller J.-A., op. cit., p. 283.
-
[10]
Miller J.-A., Un début dans la vie, Paris, Le promeneur, 2002, p. ix.
-
[11]
Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Le lieu et le lien », leçon du 29 novembre 2000, inédit.
Le drame et la croyance
1Au sujet qui l’interrogeait à propos de son habitude quotidienne de lire les avis d’obsèques, le père répondit que c’était pour voir quelles étaient les personnes qui n’allaient plus pouvoir boire de Coca-Cola. L’humour et la mort se sont ainsi trouvé liés dans cette réponse paternelle, la jouissance de la consommation et la vie également.
2Les avis d’obsèques reflétaient un monde paternel divisé entre des étoiles de David et des croix. Cet ordonnancement, qui avait marqué le sujet jusque dans son nom propre, avait déterminé, tout au long de son existence, son rapport à la vie et à la mort. Porter le nom du grand-père paternel, qui mourut lorsqu’il naquit, et qui portait le nom du père du peuple juif, conjoint à un autre prénom non juif, déterminait le champ de l’aliénation et de la réalité psychique. Cela avait pour conséquence la nécessité de prendre au sérieux la réponse paternelle comme une structure dramatique articulée à la castration et de ne pas pouvoir en saisir la dimension de Witz. La croyance en cette classification dramatique du monde à partir de la religion laissait le sujet arrimé à une réalité partagée en deux pôles. Les difficultés qu’impliquaient les limites de cette réalité portaient le sujet à vouloir refuser la croyance religieuse et avec elle tout ce qui se reliait au père. L’objection à cette croyance le laissait dans la position d’un croyant qui croit en l’illimité d’un monde nouveau.
3Une première tranche d’analyse sortit le sujet de sa religion d’origine, le laissant, dans la méconnaissance, aux prises avec une croyance encore plus puissante relative à sa supposée nouvelle liberté. Là où il se croyait libéré des barrières qui délimitaient son cadre sa vie, il se retrouvait sous le joug d’une croyance en un féroce idéal de la puissance absolue. La répétition de la rencontre symptomatique avec la marque originale incluse dans son nom propre mit par terre le nouveau monde construit sur l’illusion d’une religion sans limites et le convia à effectuer une nouvelle tranche d’analyse. Il faut signaler là une première tentative de solutionner la faille du monde religieux par la voie d’une opposition qui ne faisait que soutenir une nouvelle croyance dans l’illimité.
L’humour et la croyance
4Dans une seconde analyse, la traversée du fantasme mit par terre l’illusion d’un Autre complet et donna à voir le semblant de fiction dramatique qu’il comportait. Le sujet comprend alors pour la première fois le mot d’esprit paternel et il saisit l’aspect de comédie qu’avait eu le drame de sa vie. Ce passage ne s’est pas effectué sans lier préalablement le rapport entre le sujet supposé savoir – le Dieu de la théorie – et l’incarnation du Dieu juif articulé à l’objet a.
5Jacques-Alain Miller évoque le passage de la théologie à la « Dieulogie » [1]. Ce passage permet de penser simultanément le moment de l’analyse où chute le sujet supposé savoir et le maintien du transfert dans la certitude de la rencontre avec le réel orientée par le désir de l’analyste. Le fait de pouvoir rire de la croyance en l’Autre laissait le sujet dans une position cynique, débranché de l’Autre ; position constituant une borne sur le chemin de l’analyse. Ici, il convient de rappeler le lien existant entre le cynisme et l’humour dans la philosophie antique. Lorsque ses activités de falsificateur de monnaie ont valu à Diogène Laërce d’être exilé et que les gens de Sinope le lui reprochèrent, il leur répondit : « Je vous condamne à rester sur votre terre. » [2] La réplique acerbe du cynique montre très bien ce qu’implique la prison de la croyance en l’existence de l’Autre. Elle montre également combien cette croyance suppose de penser que « l’enfer, c’est les autres » et qu’au-delà, il y aurait la liberté : à propos de l’enfer sartrien, Lacan donne l’exemple d’une sortie possible qui n’est pas sans l’Autre.
Écroire
6Dans le rapport d’un cartel de la passe [3], il est rapporté très minutieusement la surprise produite par le phénomène de la croyance dans plusieurs témoignages de passe. C’est une croyance dans l’inconscient que Gabriela Dargenton appela en son temps « croyance réelle dans l’inconscient » [4]. Mais l’inconscient dont il s’agit n’est plus un inconscient déchaîné et pourvoyeur de sens. En cela, cette croyance se différencie de la croyance propre au début de l’analyse où le sujet croit au sens de son symptôme. Si la sortie sur le mode cynique dénonce la condamnation que suppose la croyance dans l’Autre, transformant le sujet en un ex-croyant, la véritable fin de l’analyse permet de situer comment se servir d’une croyance réelle.
7Lacan nous avertissait déjà que nous « écroyons » moins au Japon [5]. L’« écroyance », terme qui condense le rapport entre l’écriture et la croyance tel qu’Éric Laurent le situe [6], permet de distinguer deux modes de croyance : l’occidentale et l’orientale. Poser l’« écroyance » induit, pour la fin de l’analyse, un raccrochage à l’Autre par la voie d’une croyance qui ne se soutient pas du semblant ou des oripeaux paternels, mais de ce qui s’écrit comme lettre dans une analyse.
8Au moment de mon premier témoignage, j’ai essayé de transmettre le passage du nom juif au nom propre en situant le nom juif du côté du refoulé et condensateur du sens de la castration. Tout au long de sa vie, le sujet n’a eu de cesse de l’éviter, renforçant son identification au nom non juif. Effectivement, la classification du monde, évoquée au plus haut, laissait le sujet dans l’obligation de devoir choisir entre une mort juive ou une vie sans judaïsme. Le prénom Abraham comportait la signification de la mort. Le sujet tentait sans relâche de traduire ce nom hébreu en lui donnant différents sens, mais tous ces sens étaient phalliquement liés au fantasme.
9« Être un bijou pour l’Autre » : ainsi s’énonçait la construction du fantasme, ce qui supposait de croire que tout pouvait être traduit et expliqué, jusqu’au dernier mot. Un symptôme de bégaiement faisait croire à son tour que l’impuissance du sujet empêchait la bonne traduction. L’analyse a permis au sujet de saisir que toute traduction n’est qu’une version du père et que, fondamentalement, ce qui relève du nom est intraduisible en tant qu’il vire au littéral de la lettre [7]. C’est une lettre qui s’en extrait et fait bord au trou dans le savoir.
10L’analyse montre dans ce cas le passage d’un sujet occidenté à l’orientation par le réel. Lacan évoque le terme d’occidenté pour parler de celui qui a été touché par l’accident de l’Occident ; le trauma signifié occidentalement. C’est à son retour du Japon, lorsqu’il se dirige de l’orient vers l’occident, que Lacan situe clairement l’effet de l’occidentalisation. Nishida Kataro, philosophe de l’École de Kyoto, appelle les philosophes du rien ceux qui essaient de faire le chemin inverse, de l’occident vers l’orient. Il pose que le sujet occidental est celui dont l’être est identifié à la notion de Dieu en tant que fondement de la réalité, alors que le sujet oriental se définit quant à lui dans son appartenance au rien. Selon Tanabe Hajime, autre représentant de l’École de Kyoto, le rien absolu devait remplir en Orient la même fonction que l’Être Suprême judéo-chrétien en Occident. À partir de là, ce qu’il propose, c’est une foi dans le rien [8]. Ces commentaires sont en concordance avec l’avis de Lacan qui, dans l’épilogue du Séminaire xi, distingue un mode de croyance occidental lié au ex-nihilo d’un autre mode de croyance, oriental, qui se passe de toute référence à la création. En tout cas, comme le rappelle Éric Laurent, Lacan se réfère au Japon pour montrer qu’il existe d’autres manières que les nôtres de coordonner le savoir et la jouissance [9]. Ce sont autant de formes différentes d’isoler le réel. Dans mon cas, cela s’est présenté comme une croyance affirmée dans la certitude de la rencontre avec le réel et dans la nécessité de l’écriture postérieure de cette rencontre. Cela a eu comme conséquence une transformation au niveau de la relation amoureuse, dans la mesure où le féminin ne relève plus désormais d’une catégorie universelle mais de la contingence de la rencontre avec le partenaire-symptôme.
11Le sujet est sorti de l’incertitude de la croyance religieuse et a été poussé à assumer une position courageuse sur le chemin de l’invention. Nous voyons là que la croyance peut être une voie qui mène vers le plus singulier du symptôme et qui permet de ne pas reculer dans la clinique, face à l’horreur de la liberté de la folie. Dans ma pratique, cela m’a permis de me confronter à une clinique orientée vers « l’inclassifiable » de chacun. Ceci constitue le propre de notre époque et est syntone avec ce que produit le dispositif de la passe.
12J.-A. Miller signale que Lacan croyait dans le réel et que c’était cela son symptôme [10]. Freud, quant à lui, avec l’idéal scientiste de son époque, croyait en un réel pourvu de sens, un réel qui inclut des lois. Éric Laurent à son tour nous indique qu’il faut passer de la croyance au père à la croyance dans le symptôme. Ceci doit constituer l’ambition de la psychanalyse contemporaine. Je fais de cela un principe qui m’oriente aujourd’hui dans la pratique, notamment dans la pratique diagnostique.
Croire au Witz
13Le père continuait à lire quotidiennement les avis d’obsèques. Le sujet s’en approchait et lui demandait une nouvelle fois ce qu’il faisait. Le père répondit qu’il était en train de regarder ceux qui ne boiront plus jamais de Coca-Cola. Finalement, le sujet lui répliqua qu’il connaissait déjà cette blague. Cette fois-là, le père lui répondra : « C’est vrai, ou bien je change de blague ou bien je change de public. »
14De la même manière que J.-A. Miller pose un noyau névrotique au désir de l’analyste [11], il est possible de concevoir un noyau névrotique constitutif du bien-dire. Dans mon cas, l’humour est resté noué aux trébuchements en tant que symptôme au niveau du dire. C’est ce qui me pousse à croire au Witz comme mode d’aller au mot et de croire aux limites de la parole. Mais je crois également qu’il y a un noyau névrotique qui pousse à se présenter à la passe, et, dans certains cas, à ne pas s’y présenter.
15Si le dispositif institutionnel de la passe a la structure du Witz, j’ai pris la décision a un moment donné d’emmener le mien à l’École. Si le témoignage aux passeurs est effectivement une bonne histoire, le Witz a été, à la limite, la forme qu’a pris pour moi cette histoire. D’un côté, le Witz se soutient d’un bricolage, où le sens montre sa valeur de fiction, et de l’autre, sa fugacité vise les limites de la parole comme transmissible, là où le roman rate. En tout cas, dans le témoignage adressé à la communauté, la question est celle de comment faire pour que cette dernière histoire de la passe que nous nous racontons nous permette de continuer à réinventer la psychanalyse. Sans doute qu’aujourd’hui je me retrouve embarqué à faire de multiples tours sur la même chose avec un Witz différent à chaque fois. Ce n’est rien d’autre que l’insistance à continuer à passer, même si maintenant c’est dans un nouveau branchement avec la communauté analytique.
Notes
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Fabián Naparstek, professeur adjoint de la chaire de Psychopathologie, université de Buenos Aires, psychanalyste, membre l’E.O.L.
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[1]
Miller J.-A., De la Naturaleza de los semblantes, Buenos Aires, Paidos, 2003, p. 40-41.
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[2]
Diogène L., Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, tome ii, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 11.
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[3]
Brodsky G. et al., « Informe del cartel G2 », Incidencias memorables de la cura analitica, Buenos Aires, Ed. EOL. Paidos, Buenos Aires, 2002, p.68.
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[4]
Dargenton G., « Incidencias memorables, fugas de sentido y Escuela », Incidencias memorables en la cura analitica, op. cit., p. 116.
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[5]
Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Le Seuil, coll. « Champ freudien », 1973, p. 253.
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[6]
Cf., Miller J.-A., Experiencia de lo real en la Cura analitica, Buenos Aires, Paidos, 2004, p. 280.
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[7]
Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 14.
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[8]
Cf. Kataro N. et Hajime T., Filósofos de la nada, Barcelona, Herder, 2001, p. 122 et 211.
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[9]
Miller J.-A., op. cit., p. 283.
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[10]
Miller J.-A., Un début dans la vie, Paris, Le promeneur, 2002, p. ix.
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[11]
Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Le lieu et le lien », leçon du 29 novembre 2000, inédit.