Couverture de LCDD_057

Article de revue

« Per via di levare »

Pages 203 à 204

Notes

  • [1]
    European Society of Children and Adolescent Psychiatry
  • [2]
    Interview de M. Heizer, par J. Brown, « Michael Heizer, Sculptures », Reverse, Los Angeles, Museum of contemporary art, 1984, p. 33.
  • [3]
    Wajcman G., L’objet du siècle, Lagrasse, Verdier, 1998, p. 200.
  • [4]
    Ibid., p. 96.
  • [5]
    Lacan J., Le Séminaire Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 146.

1Pour se rendre à Beacon, il suffit de longer la rivière Hudson pendant environ une heure, dépaysement assuré, le bruissement continu de New York est très loin de ce village perché au-dessus de l’eau. La surprise est de découvrir dans une ancienne usine le Dia, musée d’art moderne du vingt et unième siècle, soit les œuvres élaborées entre 1960 et 1970, car il faut du temps pour comprendre le présent. L’espace vaste, à la lumière naturellement diffusée par d’immenses verrières verticales et obliques, offre à chaque artiste une surface à sa mesure, parfois à sa démesure. Chacun peut ainsi y situer durablement ses travaux afin de déplacer, à sa manière, les limites du visible.

2Michael Heizer inscrit ses sculptures négatives dans une grande salle rectangulaire qu’éclaire un mur de vitrages. Visiteur déconcerté, je ne distingue en arrivant dans ce « terre-plein nettoyé » que l’alignement de quatre surfaces sombres, déclinaison d’une géométrie élémentaire – carré, cercles, rectangle – renvoyant par son intitulé à une géographie de base : Nord, Est, Sud, Ouest. Tout paraît simple.

3Mais après avoir franchi la clôture de sécurité de cet espace, interdit aux enfants, et entendu les conseils de prudence du garde, je m’approche de la première forme et découvre un trou. Un trou géométrique certes, mais un trou pas rassurant du tout avec ses arêtes vives et son effet de mise en abîme, un grand cube se prolongeant par un plus petit qui semble s’enfoncer dans le sol ; les parois lisses en acier patiné, de coupure franche, produisent une impression de danger imminent, menace de chute, ou pire, appel à se laisser choir au fond. De quoi perdre le Nord !

4Le voisinage de la seconde figure n’est pas moins inquiétant, la circonférence se resserre en une forme conique dont l’effet de descente a quelque chose de vertigineux. Un Sud en pente raide qui n’incline pas à demeurer trop longtemps à son bord.

5Le rectangle suivant accentue cet effet de tranchant, la cuve triangulaire qui s’ouvre sous vos pas présente une base en arête vive prête à vous déchirer au premier trébuchement maladroit. Un Ouest peu fréquentable. À l’Est, un cône tronqué inversé achève la désorientation de l’innocent amateur, le fond plat paraît immense au regard de l’ouverture et cet évasement contrasté évoque une béance allant s’élargissant.

6L’ensemble de l’œuvre mesure quelque quarante mètres de long et huit mètres de dénivelé creusés sous la surface de la salle d’exposition. Elle n’est cependant que le modèle réduit et quasi domestiqué de l’œuvre inaugurale, forée dans le sol de la Sierra Nevada en Californie, à partir de la maquette construite en bois et feuilles de métal en 1967. 1967-2003, trente-six ans séparent l’idée et son installation dans un lieu d’exposition permanent, le temps pour comprendre que l’érection n’est pas le tout de la sculpture mais qu’elle peut aussi permettre de décliner l’absence, le manque, et obliger à parcourir les bords du trou.

7L’artiste insiste pour que son travail soit évalué en terme de scale (d’échelle) et non de size (taille), la subversion de l’échelle humaine visant à produire un sentiment « de crainte et de terreur » équivalent à celui provoqué par l’expérience religieuse : « il est intéressant de construire une sculpture qui tente de créer une atmosphère de terreur. De petits travaux sont dits y parvenir mais ce n’est pas mon expérience. Des sculptures immenses, de dimension architecturale créent à la fois l’objet et l’atmosphère, […] les grandes sculptures produites dans les années soixante et soixante-dix par de nombreux artistes étaient une réminiscence du temps où les sociétés étaient engagées dans la construction de travaux artistiques significatifs à grande échelle » [2].

8L’effet recherché par Heizer est ici redoublé par le caractère négatif de sa construction qui crée l’évidence par l’évidement, il « rend présent un fait », tout comme le Monument contre le fascisme de Jochen Gerz rendait présent par sa progressive disparition le génocide destiné à ne pas laisser de traces dans les mémoires. L’annulation symbolique perpétrée contre les juifs est réalisée par l’artiste qui fait « surgir dans le visible ce qui y manque », « il vise et montre ce qui est : l’oubli » [3].

9Que vise et montre Heizer ? Ce fils d’anthropologue est bien sûr sensibilisé aux arts dits premiers, son Mégalithe négatif, encastré dans un mur du Dia, fait directement référence au Land art ; la simplicité des formes, boîte, cône et coin utilise le lexique euclidien de base, à l’image de la sculpture constructiviste et de l’architecture moderne ; sa géométrie évoque également la morphologie des molécules cristallisées d’où dérivent toutes les formes de la matière. Mais l’objet lui-même excède ses références et la rencontre de l’œuvre opère la mutation d’un minimum de données en un maximum de réceptivité sur le spectateur. Le paradoxe ironique se loge dans l’écart entre cette orientation universelle et la singulière désorientation qui en résulte.

10Heizer transforme le plein en vide, le dressé en creux, le positif en négatif, voire le masculin en féminin, et ce changement radical de signe fait surgir ce qui reste masqué dans la sculpture traditionnelle, le fait qu’elle est une opération d’effacement du temps précédant le surgissement de l’œuvre, temps du chaos, de l’informe, hors sens ; qu’elle est sublimation à partir du manque inaugural. Il offre un trou à notre œil avide de voir une bonne forme, comme le peintre Malévitch par son Carré noir sur fond blanc proposait en 1915 « une mise en présence de l’absence » [4].

11Jacques Lacan dans son Séminaire L’éthique de la psychanalyse considère le vase du potier « comme un objet fait pour représenter l’existence du vide au centre du réel qui s’appelle la Chose, ce vide […] se présente bien comme un nihil, comme rien » [4]. Les quatre points cardinaux de Michael Heizer, avec leurs proportions monumentales, leur installation à demeure près de New York, États-Unis, leur provocante élision du visible, font écho au Ground zero de Manhattan, inaugural du vingt et unième siècle, à ce rien inscrit au cœur du monde contemporain, cause « de crainte et de terreur ». Cette œuvre éthique radicalise l’indication freudienne concernant à la fois la sculpture et la psychanalyse, « per via di levare », s’y confronter est aller faire un tour du côté du vide au centre du réel.


Date de mise en ligne : 01/12/2017

https://doi.org/10.3917/lcdd.057.0203

Notes

  • [1]
    European Society of Children and Adolescent Psychiatry
  • [2]
    Interview de M. Heizer, par J. Brown, « Michael Heizer, Sculptures », Reverse, Los Angeles, Museum of contemporary art, 1984, p. 33.
  • [3]
    Wajcman G., L’objet du siècle, Lagrasse, Verdier, 1998, p. 200.
  • [4]
    Ibid., p. 96.
  • [5]
    Lacan J., Le Séminaire Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 146.

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