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Article de revue

La toile était levée, et j’attendais encore…

Pages 208 à 209

Notes

  • [1]
    Lacan J., “Jacques Lacan à Louvain (13 octobre 1972)”, Quarto n° 3, Bruxelles, ECF, 1981.
  • [2]
    Freud S., “Éphémère destinée”(1915), Résultats, idées, problèmes, T. 1, Paris, PUF, 1984, p. 234.

1Lacan déclarait dans sa conférence à Louvain : “La mort est du domaine de la foi. Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir, ça vous soutient.” [1] Que la mort aide à vivre, Baudelaire l’énonçait déjà dans le poème La Mort des Pauvres : “C’est la Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre…” La Mort qui “refait le lit des gens pauvres et nus”, nous savons qu’elle viendra, mais le croyons-nous, y croyons-nous ? Si la mort est du domaine de la foi, ne sommes-nous pas tous des incroyants ? Pourtant, il faudrait y croire, car cela nous amènerait sans doute à respecter davantage la vie. Comme le note Freud dans son article “Éphémère destinée”, l’éphémère apporte à ce qu’il frappe un “accroissement de valeur” [2]. D’être à tout moment menacée d’anéantissement, chaque vie devient plus précieuse : avec elle disparaîtront à jamais les traits particuliers qui fondent son unicité. Mais notre incrédulité quant à la mort nous empêche de réaliser que toute vie est unique.

2Un analysant me racontait un jour le traumatisme qu’avait été pour lui le jeu pervers d’un grand-père qui lui avait offert un pigeon — vivant. Comme le petit enfant avait peur de ses battements d’aile, le grand-père avait demandé : “Tu veux que je le tue ?” L’enfant avait dit oui mais, voyant l’oiseau immobile après que le grand-père lui eût tordu le cou, il avait demandé à ce dernier de le faire revivre. Quarante ans après, il se souvenait encore de sa stupeur et de son chagrin quand il lui avait répondu que c’était impossible. Celui-là, sans aucun doute, avait foi en la mort, mais à quel prix ?

3La mort des autres, cependant, nous l’imaginons volontiers — les confidences sur le divan en témoignent — mais notre premier sentiment, quand elle se produit vraiment, est la stupéfaction. Un jour, un instant avant, il, elle, était là, nous pouvions lui parler, il répondait, et soudain, plus rien. Le pigeon reste inerte, l’être aimé est encore là, mais radicalement et à jamais étranger.

4Quant à notre propre mort, c’est le plus grand mystère. Adolescente, avant ma première expérience sexuelle, je rêvais souvent du moment où je deviendrais femme. Je rêvais les approches, les préliminaires, mais, bien entendu, le rêve s’arrêtait avant l’acte, puisque je ne savais pas ce que c’était. Il en va de même pour la mort. Un autre rêve m’est resté en mémoire : j’avais garé ma voiture sur la berge escarpée d’un fleuve, quand les freins lâchaient, et la voiture tombait à l’eau. J’éprouvais alors le même sentiment d’intense curiosité que lorsque, pucelle, j’essayais de rêver le coït : “Enfin, je vais savoir !”, pensais-je. Mais évidemment, le rêve s’est arrêté au moment où l’eau m’a engloutie.

5La mort, nous ne pouvons que l’imaginer, pas la ressentir. Cela restera toujours l’énigme suprême. Peut-être, au dernier moment, saurons-nous que nous cessons de vivre, que nous sommes en train de mourir, mais nous ne saurons jamais que nous sommes morts. Je reviens encore à Baudelaire. Après avoir invoqué la mort dans Le voyage :

6

“Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !”

7Il conclut Le rêve d’un curieux par le vers que je citais en titre. Oui, même après le lever du rideau censé masquer un au-delà putatif, le curieux attend encore. Il attend quoi ? Le vrai de la mort, dont nous savons pourtant qu’il n’existe pas plus que le vrai de la vie. De la mort, nous ne verrons jamais que ce que nous en livre la fenêtre du fantasme. C’est pourquoi elle est du domaine de la foi, et y croire est une question d’éthique. Il s’agit d’essayer d’énoncer quelque chose de ce qui, comme le rapport sexuel, ne cesse pas de ne pas s’écrire. Car la mort, c’est sérieux : nous ferons tous série.

Notes

  • [1]
    Lacan J., “Jacques Lacan à Louvain (13 octobre 1972)”, Quarto n° 3, Bruxelles, ECF, 1981.
  • [2]
    Freud S., “Éphémère destinée”(1915), Résultats, idées, problèmes, T. 1, Paris, PUF, 1984, p. 234.
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