Notes
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[1]
Psychanalyste, membre de l’ECF (AME).
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[2]
Cf. Lacan J., “Fonction et champ de la parole et du langage”, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 315.
Culture de l’inconscient ou culture de l’instantané ?
1La controverse sur les séances courtes ne date pas d’hier, même si elle recourt à des arguments dont certains aujourd’hui semblent empruntés à l’orientation lacanienne. Les partisans de la séance longue s’appuient sur une culture de l’inconscient qui dénude ses formations — rêves, rêveries, associations — et qui contrarie la structure d’interruption qui régit son discours. Elle convoque l’inconscient à parler, à causer encore, à causer toujours. Pas si bavard d’habitude, on le contraint à l’élasticité, on le cadre dans une élongation. Cette topologie induit une longue durée car il faut donner du temps à l’inconscient qui, selon la doctrine, n’en a guère, est à contretemps, inopiné, capricieux, disruptif. On suppose que le temps est en faveur de la parole pleine, le plain-chant, le cantique.
2À l’inverse, la séance courte procède d’une culture de l’instantané, de la surprise, de l’interruption, de l’impossible à dire, et s’articule sur la parole vide et sur la structure du langage de l’inconscient en tant qu’obturé par cet objet bien peu catholique qu’est l’objet a dans la doctrine. De là suivent deux arguments opposés à la pratique lacanienne de la part des collègues de l’IPA qui font culture de l’inconscient sur son versant intersubjectif. Premièrement, on fait objection à l’agir du psychanalyste qui ne donne pas le temps à l’inconscient de se métamorphoser en relation de transfert, de contre-transfert, ni le temps d’élaborer sa résistance, et encore moins d’interpréter le transfert. C’est l’acting out ou le passage à l’acte de l’analyste. Deuxièmement, on objecte que la parole fait pacte symbolique — c’est moins classique et, en un sens, lacanien. Les lois de la parole ne permettent pas d’admettre une variation du temps de séance livré à l’arbitraire d’un seul. Ce temps symbolique fait que toute intervention intempestive est dirimante, elle ramène au discours du maître.
Le réel de l’inconscient, c’est son interruption
3L’idéal démocratique de la liberté de parole prenant le pas sur les considérations moins démocratiques de la liberté de désirer, voilà que la séance de longue durée récuse un maniement du temps considéré au contraire, dans notre orientation, comme réel, un réel moins docile aux lois du langage, soulignant l’instantanéité, l’imprévisible, la rencontre. On saisit l’origine de la discorde : pour nous, le réel de l’inconscient, c’est son interruption — comme on dit : le désir, c’est son interprétation. Pour eux, l’artifice de la séance met en fonction un champ d’illusions intermédiaire entre réel et pensée, entre objet réel et objet pensé, une “homomorphie”, comme disent les épistémologues de la SPP.
4Les arguments opposés à la séance courte empruntent à Freud l’idée que l’agir est exclu de la cure analytique. C’est la règle de parler au lieu d’agir. Mais les adversaires de la séance courte empruntent aussi à Lacan la thèse d’une suprématie du symbolique, qui justifie que le divan soit bien tempéré et s’oppose à la dysharmonie de l’inconscient. Dans ces conditions, la coupure en acte ou, comme ils disent, la “scansion agie”, représente une sorte de transgression des principes mêmes de l’orthodoxie lacanienne. Toute une conception de l’acte est ici en jeu, qui masque une fausse honte de l’action qui caractérise en général la pratique psychanalytique.
5C’est plutôt pour souligner la dimension ratée de l’acte ou la stérilité de sa répétition que la séance courte prend sa consistance, loin de tout idéal de réussite ou d’harmonie. L’interruption du discours heurte sans doute les présupposés humanistes, et la pratique des quarante-cinq minutes est certainement moins inhumaine. Elle enveloppe le sujet de la bienveillance supposée de l’Autre partenaire ; certes, ce n’est pas si fréquent dans la vie pour que l’on fasse la fine bouche. Pourtant, les idéaux de complétude, de communication, de mutualisme, revendiqués par les mêmes auteurs, sacrifient à l’esprit du temps sans pour autant définir ce qu’a de spécifique l’acte analytique. La séance courte, en effet, va à contre-courant de l’idéologie contemporaine de l’écoute (comme si tout discours méritait qu’on l’écoute). Cette frustration portant sur l’objet langage déçoit toute volonté de communication. Elle annule le facteur de satisfaction (de plus-de-jouir) inclus dans la parole.
L’écoute n’est pas d’égal niveau
6Pourtant l’acte analytique n’est pas un agir sans parole, mais lui-même un dire portant sur une énonciation. Si l’acte est un dire, on sort du faux dilemme de la parole conçue comme médiation entre pensée et action, comme le définit encore un auteur de l’IPA. L’acte analytique tient moins de l’agieren freudien que de la dialectique taoïste qui fait règle d’agir le non-agir. Cette référence connue de nos auteurs ne les conduit pas pourtant à réévaluer le rôle de l’interruption du discours.
7Pourtant, c’est bien plutôt la séance interminable qui éteint toutes conséquences tirées d’une énonciation dont l’analyste, maître de la vérité, serait l’agent. Il est vrai que ce syntagme ne passe pas chez les analystes soucieux de liberté d’indifférence, pratiquant l’écoute d’égal niveau comme il est recommandé, mais sans y distinguer ni mot vrai, ni décision à prendre séance tenante, ni insulte, ni demande inconditionnelle. Il n’est de parole qui ne relève de l’interprétation. On n’a jamais un : “c’est dit, rien à ajouter”. Point barre. Il suffit.
8Il est vrai que pour admettre une telle pratique, il faut supposer une thèse sur le langage qui transgresse la neutralité de l’écoute. On lit en effet, dans les commentaires faits sur la séance courte, l’affirmation que “nous ne privilégions aucun contenu manifeste”. Comme au spectacle, “quoi qu’il arrive, la séance continue”. Dans ce cas, la neutralité de l’écoute se conjugue avec une neutralisation de la différence du signifiant et du signifié. On écoute le patient comme la narration d’un rêve. Toute séance est alors la voie royale, ignorant, soi-disant comme l’inconscient freudien, tout indice de réalité. Ce n’est pas anti-lacanien que de souscrire à une telle conception du signifiant et du langage. Le symbolique fait la paix, la séance longue pacifie, l’intersubjectivité civilise. Pourtant, tous les énoncés ne se valent pas du point de vue des conséquences pratiques à en tirer, ni du réel en jeu dans l’énonciation. Sous prétexte de préserver les droits de l’association libre, du flottement de l’écoute, tout effet de vérité qu’un dire peut avoir est neutralisé. La séance longue éteint cette dimension du dire vrai sous prétexte d’un au-delà du vrai et du faux en psychanalyse. La dilatation du temps se révèle complice des manœuvres dilatoires. On tue le temps en affirmations, dénégations, négations de la négation, je ne sais quoi et autres “presque rien”. Serait-on au-delà du vrai ou du faux ? Ou bien c’est la crainte que l’énoncé devienne décidément vrai qui fait différer l’acte analytique. C’est le contre-transfert épistémologique.
9C’est donc à une dévalorisation du dire, à un ravalement de la parole que souscrivent les tenants d’une durée uniforme, garantie ultime contre le passage à l’acte et le contre-transfert de l’analyste. Au contraire, le moment de la coupure, le choix de l’interruption relève d’une éthique qui postule que tout ne peut pas se dire sans conséquences. Souligner un dire, abréger la débilité absolue d’un énoncé, accentuer le registre de la pulsion, ne relèvent ni du caprice, ni de l’arbitraire, ni du contre-transfert. Le vouloir dire ou le vouloir jouir ont un statut privilégié dans l’énonciation depuis la découverte freudienne. On mentionnera ici l’effet Dostoïevski [2]. À quoi donne-t-on la priorité ? Aux curiosités littéraires ou à la crudité du fantasme ? Non, l’écoute n’est pas d’égal niveau.
Trois modalités d’indifférence
10Ainsi, les critiques adressées à la séance courte me paraissent relever de trois modalités d’indifférence. Premièrement, comme on vient de le voir, une indifférence au dire vrai, un oubli de la différence entre le dire et la parole : parler n’est pas toujours dire quelque chose. Deuxièmement, une indifférence à la pulsion : l’oubli que la réalité de l’inconscient est sexuelle et qu’il s’agit, en analyse, de donner au sujet la possibilité d’un choix relativement à la pulsion dont il est serf, ou au fantasme aux ordres duquel est appendue son existence. Enfin, troisièmement, une indifférence au réel conçu comme extérieur au symbolique, et telle que toute l’énonciation est significantisée par la parole. Il en résulte une pratique herméneutique insouciante des catégories pourtant classiques de l’analyse telles que tromperie, mensonge, artifice de séduction, autant de défenses contre le réel du sexe.
11En fait, les auteurs de l’IPA, critiques des séances courtes, ne sont pas sans remarquer, comme on l’a dit, les affinités de la scansion avec la structure de l’inconscient. La pratique de la scansion, dit un auteur, privilégie “le moment fécond, le battement du signifiant, sur le modèle du lapsus, du mot d’esprit, du gag. Sa logique, sa pente, sont le raccourci.”
12Ainsi, le modèle de l’acte analytique serait-il l’acte manqué de l’inconscient ? On interprète alors la scansion agie comme une maîtrise du lapsus, logique “à la gribouille” (on se jette à l’eau par crainte de la pluie), et définie comme “interprétation forcée d’un acte réussi d’avance”. Pourtant, l’interruption n’équivaut pas nécessairement à une ponctuation ni, comme ils disent, à une levée signifiante, à une précipitation du sens : nul sens imposé.
13En réalité, c’est plutôt l’inverse. La coupure n’est pas toujours interprétative ou symbolique. À la rigueur, nos contradicteurs l’admettent comme ponctuation dans les séances à durée variable, mais c’est glisser là sur une mauvaise pente. Ils n’ont pas tort d’apercevoir la relation structurelle entre séance à durée variable et séance courte. Deux remarques en forme de contradiction s’imposent sur ce point.
“Change de disque !”
14Premièrement, la séance courte est destinée plutôt à provoquer une séparation du sujet des effets de l’inconscient, ce qui est la définition de l’acte analytique, en un sens l’envers d’un acte manqué. C’est plutôt : “Change de disque !”
15Sur le plan de la doctrine, il faut rappeler que la séance courte est particulièrement adaptée à une époque de la psychanalyse lacanienne caractérisée par une suspicion à l’endroit de l’inconscient, par un certain désamour de l’inconscient. Il est curieux que les partisans de la liquidation du transfert ne s’aperçoivent pas que c’est précisément l’amour de l’inconscient, comme savoir inconscient, qui en retarde l’échéance. De même que Lacan mettait en évidence les amours de Freud avec la vérité comme facteur problématique dans la théorie de la fin de l’analyse, de même une suspicion à l’égard du savoir inconscient est au cœur d’une théorisation du maniement de la temporalité. On aura compris que la pratique en question ne se prosterne pas devant l’ordre symbolique, considéré comme l’alpha et l’oméga de la tranquillité du sujet. Au contraire, un élément d’intranquillité guette le sujet à chaque séance si l’on veut le confronter au réel qui le divise.
16Bien entendu, ce double raccourci, vu d’ailleurs, interdit toute élaboration du transfert et par conséquent, toute analyse du transfert lui-même considéré, soi-disant, comme objet d’aversion pour Lacan. À cela, j’objecte le fragment clinique suivant. Une patiente, empêtrée dans des rêveries aux allures de contes de mille et une nuits, voit son message interrompu par une scansion au moment où se dessine, pour elle, l’image de l’homme. Jusque-là, la patiente, de confession musulmane, s’interrogeait sur son identité culturelle, questionnant vaguement un amour sans visage : “Je bloque sur l’idée du Prince charmant”. J’interromps. Suit alors un rêve de transfert qui oppose à l’idéal romanesque la bobine sévère de son analyste. On ne voit pas en quoi l’interruption de sa rêverie tournoyante serait attentatoire à la manifestation du transfert, comme à l’analyse de celui-ci.
17C’est donc en fonction d’autres principes et à partir d’autres fondements que l’on fait objection aux séances courtes, à savoir une éthique de convenances extérieure à la psychanalyse, et dont les concessions à l’air du temps sont patentes. La séance courte rend sensible le fait que la pratique analytique, plus que toute autre, dénude, appauvrit le sujet, contrecarre sa demande d’un mieux être immédiat, d’un plus. Art pauvre, cette pratique, qui apparaît comme une hérésie relativement à la standardisation bureaucratique, relève plutôt d’une fidélité à l’éthique du bien dire et d’une suspicion à l’égard de l’éthique contemporaine.
Formation interminable du psychanalyste
18Deuxièmement, en réalité, les auteurs de l’IPA n’ont aucune objection à faire contre une scansion si proche de la structure de l’inconscient. Il faut donc que leurs reproches concernent une autre abréviation, un raccourci bien plus intolérable, qui est soi-disant “l’accélération de la reproduction des analystes dans le mouvement lacanien”. En fait, il est postulé une relation directe entre le raccourci de la séance et le raccourci de la formation du psychanalyste du passage divan-fauteuil. Or c’est le contraire qui s’impose : la formation interminable du psychanalyste.
Un point de vue extérieur à la structure de l’inconscient
19C’est pourquoi les arguments théoriques sur les rapports du temps et de l’inconscient nous apparaissent comme de faux nez. Retenons que ce n’est pas à partir de la structure de l’inconscient seule qu’on peut déduire les principes qui fondent le dispositif ou la technique interprétative. Il faut un point de vue extérieur pour décider de l’ouverture ou de la fermeture de l’inconscient. Un choix politique y préside : quel inconscient voulons-nous produire ? S’agit-il de l’interrompre ou de lui donner consistance ? Ces questions dépendent d’hypothèses et de principes qui ne relèvent pas du seul champ de l’analyse, à savoir une théorie de la langue, une attention au symptôme contemporain. Les psychanalystes ne sont pas seuls à en décider. La pomme de discorde dépasse la psychanalyse. C’est donc une chance pour ses partisans d’en discuter entre eux.
Notes
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[1]
Psychanalyste, membre de l’ECF (AME).
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[2]
Cf. Lacan J., “Fonction et champ de la parole et du langage”, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 315.