Notes
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[1]
Psychanalyste, membre de l’ELP (AME).
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[2]
Cf. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, “Les us du laps” (1999-2000), inédit. Enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de Paris VIII, leçons des 26 janvier et 02 février 2000.
-
[3]
Lacan J., “L’agressivité en psychanalyse”, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 106.
-
[4]
Lacan J., “La troisième”, Lettres de l’EFP, 1975, n°16, p. 182.
-
[5]
Miller J.-A., “La nouvelle alliance conceptuelle de l’inconscient et du temps chez Lacan”, La Cause freudienne n°45, avril 2000.
1Cette femme encore jeune s’assied une fois de plus en face de son analyste. Après le silence qui commence chacune de ses séances, elle dit : “je ne veux plus vivre dans cette ordure”. Voilà toute la séance, puisque l’analyste la lève là. Est-il possible de soutenir que cette phrase, cette petite unité sémantique, est une séance de psychanalyse ? Le moins qu’on puisse en dire, c’est que ce serait surprenant. Je vais présenter deux autres vignettes cliniques, prises aussi au ras de l’expérience, pour en rendre compte.
2Nous sommes empêchés par ce qui ne relève pas de l’acte analytique.
3Il s’agit d’un analysant qui, après deux tranches d’analyse faites avec des analystes pratiquant des séances de cinquante minutes, reprend son analyse avec une analyste lacanienne, ses études théoriques lui en ayant ouvert la voie. Mais, curieusement, cette analyste pratique aussi les séances de cinquante minutes. La progression de l’analysant dans la théorie lacanienne et ses contacts avec d’autres qui s’y formaient également, lui font signaler innocemment à son analyste la contradiction de se dire lacanien tout en utilisant un style de séance standard. La réponse fut réellement surprenante. L’analyste n’utilisait pas cette technique avec son analysant, parce que si elle l’utilisait, celui-ci se cabrerait.
4Cette vignette clinique n’est aucunement banale, puisqu’elle met en évidence, par le signifiant “cabrer” (cabrear) que ce qui est en jeu, c’est la dimension essentielle du caprice (capricho). Au fond, le caprice, comme l’indique J.-A. Miller, n’est rien d’autre qu’une “volonté sans loi” [2].
5Si nous pratiquons des séances à durée fixe, nous n’aurons aucun problème à ce sujet, puisque l’analyste comme l’analysant sont soumis à un pacte dont le garant est l’Autre qui scande l’heure. Pas de place là pour le caprice.
6Mais si la durée de la séance “reste à la discrétion de l’analyste” [3], comment savoir si la coupure de la séance n’est pas un pur caprice de l’analyste ? Ce n’est possible que si l’analyste comme l’analysant ont la croyance que la coupure de la séance obéit à une logique dont le temps lui-même fait partie, c’est-à-dire si l’acte analytique dans sa version de coupure de la séance obéit à une logique qui détermine le temps.
7Regardons la coupure de la séance sous un autre angle. Je l’illustrerai avec une autre anecdote, émanant aussi de mon expérience clinique. C’était le début de ma pratique de séances, non plus à durée fixe mais plus courtes, dont la coupure devait mettre en évidence une intervention de l’analyste.
8J’eus l’occasion d’aller en contrôle chez quelqu’un de très expérimenté et qui pratiquait la séance courte. J’y parlai d’une patiente spécialement difficile, présentant un symptôme que je n’arrivais pas à repérer : elle manquait régulièrement ses séances. Elle venait à une séance et manquait la suivante. Elle commençait toujours par le même refrain : “Pardonnez-moi, je n’ai pas pu venir à ma dernière séance. Bon, en fait, je suis venue jusqu’ici, j’ai attendu mon heure, mais je n’ai pas pu entrer.” L’analyste avec lequel je travaillais en contrôle me proposa de faire l’intervention suivante. Après son refrain, lui dire : “Je vous attendais ici. Qu’est-ce que vous, vous attendiez ?” Ne pas écouter trop d’explications et couper la séance.
9Cela me paraissait une indication impeccable. “Je vous attendais ici, qu’est-ce que vous, vous attendiez ?” En réalité, elle me paraissait parfaite. Arrive l’heure où ma patiente devait venir après avoir manqué la séance précédente. J’avais préparé mon intervention. À ma surprise, elle ne vient pas. Mais le pire, c’est que l’analysant suivant arrive avec une demi-heure de retard en me disant : “Pardonnez-moi, cela fait une demi-heure que j’attends pour entrer et je viens de me rendre compte que je me suis trompé d’heure”. Je n’ai pas pu me contenir et lui ai lâché : “je vous attendais ici. Qu’est-ce que vous, vous attendiez ?” Je ne raconterai pas la suite. Mais bien sûr, il n’est pas revenu. Et avec toute les bonnes raisons.
10Ce n’était pas une coupure par caprice. Mais il n’est pas possible non plus de pratiquer la coupure d’une séance en se basant sur l’imitation — parce que c’est de cela et de rien d’autre qu’il s’agissait dans cette intervention malheureuse. Imiter, ce n’est pas sans l’intention de s’approprier le style de l’autre, ce qui, dans de tels cas, n’aboutit qu’à la caricature et au ridicule. Lacan l’a très bien dit : “ne m’imitez pas !” [4] Et il l’a dit à propos de la pratique analytique : “soyez plus détendus, plus naturels quand vous recevez quelqu’un qui vient vous demander une analyse […] ne m’imitez pas.”
11Ce qui se dénude là, c’est une action dont la logique est l’imitation, qui est au fond une tentative d’éluder l’horreur de l’acte, parce que l’intervention était basée sur la répétition inconsciente, et ce qui est apparu, c’était l’imprévu, l’inconscient comme imprévu, balayant tout ce que j’avais soigneusement préparé. Si nous pouvons concevoir qu’un analysant prépare sa séance — certains disent “je n’ai rien préparé aujourd’hui”, ou “il me vient autre chose, différent de ce que j’avais préparé”, etc. —, l’analyste par contre, l’analyste lacanien à tout le moins, ne peut conduire les séances en les ayant préparées, parce que l’axe de son action est orienté par le réel, et celui-ci est imprévisible.
12Nous pouvons déduire de ces deux séquences cliniques que la coupure de la séance ne peut en tout cas pas se faire sur la base du caprice ou de l’imitation.
13Je reviens à la séance dont la durée se réduit à cette phrase : “je ne veux plus vivre dans cette ordure”. Il s’agit d’une patiente ayant un long parcours en analyse et qui, malgré son travail antérieur avec des séances de cinquante minutes ou une heure, n’a pas eu beaucoup de difficultés à s’adapter aux séances courtes. Elle voulait poursuivre son analyse parce que, une fois de plus, son couple avait échoué et elle se sentait responsable de cet échec.
14Elle déplia son histoire durant des mois. Elle se sent mal depuis l’âge de douze ou treize ans, quand elle s’est vue déplacée, sans envie de suivre des études officielles — la voie de la marginalité s’est alors imposée. Elle vit toujours avec le minimum et si la chance lui sourit, vient le revers qui la laisse à nouveau sans rien. Ses relations de couple ont pour destin assuré qu’elle perd tout ce qu’elle avait investi, y compris matériellement, pour construire un foyer.
15Elle égrènera toute une série de signifiants pour rendre compte de ce sentiment de peu de valeur qui l’accompagne depuis l’enfance, depuis que sa mère lui a fait perdre des heures de classe pour s’occuper de son petit frère, malgré son grand frère qui, lui, voulait se décharger de cette tâche. À douze ou treize ans, ce sentiment de peu de valeur est devenu une seconde peau pour elle.
16Le sentiment de peu de valeur qu’elle a aux yeux de ses parents, comparée à la valeur de ses deux frères, surtout l’aîné, marque sa vie de façon indélébile. En réalité, nous pouvons même apercevoir que tous ces signifiants, qui non seulement la définissent, mais sous lesquels elle vit le plus quotidien de sa vie, sont une tentative de donner un sens à ce fait, à cet événement hors sens qu’est d’être homme ou femme. Dans ce cas, être une femme paraît réellement être le trauma, et la dévalorisation correspond à l’interprétation de ce réel par l’inconscient.
17Ainsi, “je ne veux plus vivre dans cette ordure” est la conclusion de toute une étape du travail analytique, qui indique une désidentification. C’est pour cela qu’il y a lieu d’utiliser l’acte analytique dans sa version de séance courte. Il est clair qu’il n’y a pas lieu ici d’alimenter encore un sens dont le symptôme se nourrit à foison, mais précisément de séparer le sens de ce qui, pour être réel, n’a précisément aucun sens.
18Mais dans cette coupure même de la séance, nous devons considérer deux moments. D’abord, la conclusion de l’analysante, ensuite, la coupure de la part de l’analyste. Entre l’une et l’autre, ce qu’il y a, c’est un vide. L’abîme insondable que Lacan a écrit par le mathème de S(Ⱥ).
19C’est donc la décision de l’analyste qui en fait une conclusion et non, par exemple, le début d’une séance. C’est toute sa responsabilité et par conséquent, il devra assumer toutes les conséquences de ce qu’il a fait.
20On comprend que c’est la hâte qui occupe ce lieu vide entre la conclusion et l’acte, parce que s’il n’y avait pas eu de hâte, l’analysante en serait encore à parler d’autre chose, et une telle séance ne serait pas possible. Parce qu’en effet, il s’agit d’une séance inventée par l’analyste. Inventée par l’analyste, mais avec les bribes de ce qu’il a entendu de son analysante, c’est-à-dire, de sa demande. Dans cette perspective, le standard n’est pas possible. Une séance est inventée, voire risquée, si l’on veut, mais n’est pas capricieuse, parce que même si la décision a franchi un non-savoir, une absence de signifiant, c’est dans les chaînes signifiantes dépliées par l’analysante qu’elle trouve sa raison d’être. Le risque n’est pas le caprice.
21Que le temps fasse partie de la logique d’une séance ou d’une analyse entière, cela trouve son fondement dans l’orientation lacanienne qui, comme le dit Miller, “est le résultat d’un désir lacanien dans la psychanalyse. Et le désir lacanien, c’est que l’expérience analytique soit conclusive, démonstrative, qu’elle démontre un réel.” [5]
22Démontrer un réel. Voilà toute la question. Le problème, c’est que le réel dont il s’agit pour Lacan est un réel hors sens. La voie d’une analyse amène alors à réduire le sens du symptôme jusqu’au réel qui en est l’os. Il s’ensuit que l’acte analytique procède à la manière de l’acte chirurgical, avec une nette coupure. Et la coupure de chaque séance ressemble à cet acte chirurgical, qui sépare le sens pour permettre que le réel non seulement se montre, mais se démontre.
Notes
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[1]
Psychanalyste, membre de l’ELP (AME).
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[2]
Cf. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, “Les us du laps” (1999-2000), inédit. Enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de Paris VIII, leçons des 26 janvier et 02 février 2000.
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[3]
Lacan J., “L’agressivité en psychanalyse”, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 106.
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[4]
Lacan J., “La troisième”, Lettres de l’EFP, 1975, n°16, p. 182.
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[5]
Miller J.-A., “La nouvelle alliance conceptuelle de l’inconscient et du temps chez Lacan”, La Cause freudienne n°45, avril 2000.