Notes
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[1]
Médecins du monde est une ONG médicale fondée en 1980, qui intervient en France et à l’international, auprès des populations les plus vulnérables.
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[2]
Pour lutter contre la baisse de la natalité en Roumanie, le régime communiste de Nicolae Ceaucescu promulgue un décret le 1er Octobre 1966 interdisant tout avortement, puis rend le divorce de parents d’enfants de moins de 16 ans impossible et établit un impôt pour toute femme de plus de 26 ans sans enfant. Le taux de fécondité passe de 1,9 en 1967-68 à 3,6 enfants par femme en 1989. En conséquence, de 1968 à 1989, 10 000 roumaines meurent par avortement et 150 000 enfants sont abandonnés dans des orphelinats au moment de la chute du régime.
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[3]
Suite à la révolution roumaine et l’arrestation du dictateur communiste Nicolae Ceaucescu en décembre 1989.
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[4]
Ville de Transylvanie au Nord-Ouest de la Roumanie, située près des frontières ukrainiennes et hongroises.
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[5]
En 2018, plus de 54 000 enfants étaient toujours sous la protection de l’Etat selon les chiffres de l’association Care France.
1Ce travail rappelle des événements qui s’inscrivent dans la mémoire vive de la plupart d’entre nous : la découverte des horreurs révélées par la révolution roumaine de 1989. Je suis partie avec Médecins du Monde [1] (MDM) en 1993 dans une pouponnière, alors que j’étais au tout début de mes études de médecine. Je partage ici un mélange de souvenirs et d’observations traversés par mon inexpérience de l’époque, qui laissait la place ouverte à des expériences effractantes, voire traumatiques, et une reprise élaborative dans l’après-coup, nécessairement profondément remaniée, par mon parcours ultérieur en pédopsychiatrie et comme analyste.
La fin d’un régime totalitaire
2En décembre 1989, l’une des plus effroyables et dernière dictature communiste totalitaire à l’Est de l’Europe s’écroule en direct devant les caméras occidentales.
3A l’Ouest, l’opinion, des associations humanitaires se mobilisent, opèrent à tour de bras les blessés arrivés en masse. Les organisations non gouvernementales (ONG) découvrent des équipes médicales compétentes mais cruellement démunies et, derrière l’euphorie de la libération, un peuple épuisé, un pays désolé. Dans un formidable élan de solidarité, des associations se créent spontanément, au point que l’on commence à parler « d’embouteillages humanitaires ».
4Eclate alors le scandale : la découverte des orphelinats roumains. Les témoignages, à la limite du supportable, rapporte l’horreur : un régime carcéral réservé à des enfants au crâne rasé comme des bagnards, parqués comme du bétail humain dans des établissements aux sanitaires inutilisables, dormant souvent à trois ou quatre dans le même lit, baignant dans leurs excréments, soumis à des cris et des violences, livrés à eux-mêmes, isolés, hébétés, se balançant d’avant en arrière. Des enfants squelettiques, parfois difformes, membres atrophiés, crâne aplati, d’avoir grandi sans jamais sortir de leur lit, débiles ou fous de n’avoir jamais été investis. Des enfants qui n’ont rien à eux, gardés au bâton par des paysans qui ne connaissent pas même leur prénom, ignorent combien d’enfants sont sous leur responsabilité, en perdent sans s’en rendre compte, se contentent de les nourrir de pain trempé dans de l’eau grasse, de les rassembler pour la nuit dans des dortoirs sans chauffage à l’odeur pestilentielle, des haillons entassés dans un coin, de les asperger d’eau froide à tour de rôle dans un désordre indescriptible. Des enfants qui meurent, anonymes, comme meurent des bêtes, dans l’indifférence générale.
5Tel est le sinistre bilan de la politique nataliste de Ceaucescu [2], obsédé par cet objectif, indéfiniment rabâché dans ses discours : « 20000000 de Roumains en l’an 2000 ! » et qui pour l’atteindre, avait interdit l’avortement et la contraception, et institué une taxe supplémentaire à toute famille de moins de cinq enfants.
6Aucune statistique officielle n’est disponible, 120000 enfants peut-être : l’existence de certains de ces établissements étant purement et simplement niée par le régime, perdus au fin fond des campagnes pour plus de discrétion. Quant à ceux dont l’existence est légale, ils dépendent de différents ministères, peu empressés de livrer à la face du monde cette comptabilité honteuse. La Roumanie est un pays malade dont l’enfance est atteinte, humiliée de se voir exhibée sur la scène internationale, choquée par la violence des images qu’elle découvre. Les ONG arrivent en masse soulevées par un même élan d’indignation.
7On croit avoir atteint le fond de l’horreur, mais le pire reste encore à découvrir : les orphelinats psychiatriques où sont envoyés les enfants dits « irrécupérables ». En effet, les enfants abandonnés sont, jusqu’à leur trois ans, pris en charge par la pouponnière départementale. Puis, à l’issue d’un examen sommaire, une commission médico-administrative décide de leur sort : les enfants dits « récupérables » sont dirigés vers des orphelinats pour scolaires. Pour les autres, décrétés oligophrènes ou « irrécupérables », le jugement est sans appel. Enfermés dans des dortoirs sans chauffage ni électricité, les enfants, à plusieurs dans le même lit, attendent la mort, mangent dans les poubelles et avalent leurs excréments. L’« imbécilité », par laquelle sont qualifiés ces enfants, a réponse à tout et autorise à s’abstenir de prodiguer le moindre soin. La plupart souffrent d’hospitalisme, se balancent violemment sans discontinuer, terrifiés par le moindre contact corporel, tous accusent un retard de croissance considérable, corps désarticulés et visages de vieillards. Cris de bêtes, rires fous, disent seuls l’indicible.
Les difficultés du travail en mission humanitaire
8En 1990, la Communauté Economique Européenne (CEE) soutenue par le gouvernement roumain, finance un projet pilote de MDM pour trois ans qui s’attaque au problème à l’échelle départementale, en lien avec la Croix Rouge allemande et 80 ONG sur place.
9Habituellement, une ONG intervient dans des situations de crise pour se substituer à un état absent ou désorganisé, essentiellement dans le domaine médical. En Roumanie, c’est tout le contraire : l’état hypertrophié oblige les missions à négocier sans cesse auprès des institutions, dont l’intérêt immédiat se trouve souvent contrarié. Elles sont aussi celles qui questionnent de l’extérieur les points aveugles qu’elles ne veulent pas voir, tels les centres de tri où sont enfermés dans l’obscurité des enfants de huit à seize ans, en fugue, vagabonds ou auteurs de délits mineurs dans l’attente d’un jugement administratif expéditif.
10La première urgence est matérielle. Tout en entamant les soins aux enfants, il faut leur donner des conditions de vie décentes. Le chantier est de taille et dépasse largement la mission médicale. De toute l’Europe de l’Ouest, d’Amérique du Nord, les dons affluent, les travaux sont confiés à des entreprises roumaines, et, comme souvent dans l’urgence, il y a des bévues, un manque de concertation.
11Chacun prend dès lors conscience d’avoir négligé un facteur psychologique important : si terrible que soit le dénuement des orphelinats roumains, il est le reflet de la misère qui règne dans tout le pays et, particulièrement, dans les campagnes où ceux-ci sont souvent implantés. Ces appareils électroménagers rutilants, ces piles de vêtements neufs, éveillent naturellement la convoitise du personnel et il faut se résoudre à tout fermer à clés pour éviter les ventes au marché noir.
12Enfin, même si cela est difficile à admettre, il m’a semblé que le personnel de ces orphelinats ne semblait pas percevoir la détresse des enfants. Passé le premier élan d’enthousiasme à l’égard de l’ami étranger venu tendre une main secourable, les roumains comprennent mal cet acharnement et voient d’un mauvais œil, que ces enfants à l’existence improbable et précaire, profitent de ce qui leur manque. Le personnel se montre rapidement hostile aux médecins, psychologues, infirmiers et éducateurs que les ONG ont dépêchés sur le terrain. Citoyens d’un pays brisé aux institutions en ruines, eux-mêmes en état de privation, la Roumanie est un camp retranché du monde.
13Les efforts des équipes des ONG sont récompensés quand certains enfants s’éveillent, véritables miraculés. Mais cela semble trop peu pour convaincre un personnel en sousnombre, mal payé, dont le travail si longtemps dévalorisé porte toujours le poids du système qui l’a engendré. Les éducateurs, quand ils existent, n’ont aucune formation aux premiers développements de l’enfant, dévalués et ignorés par le régime totalitaire. Dans le domaine éducatif et scolaire, une norme rigide est appliquée, selon des programmes et des méthodes préétablies, sans aucune considération pour la personnalité de l’enfant, ni même pour les aléas les plus ordinaires des parcours d’apprentissage. Même dans les établissements modèles où tout rutile, personne ne joue avec les enfants, ne leur parle, ne connait leur prénom.
14Pour les ONG, la tâche est double, changer le regard sur les enfants est assurément le plus difficile : s’il faut sans attendre rappeler à la vie ces enfants qui sont en train de mourir d’indifférence, par une présence quotidienne à leurs côtés, il faut aussi gagner la confiance du personnel, afin de s’assurer de leur coopération si l’on ne veut pas voir s’effondrer tous les efforts entrepris. Tous ces bouleversements bousculent les habitudes du personnel que j’observe renâcler et se cabrer, la réussite tient à un fil ténu. Les retours en arrière sont fréquents entre deux missions : alors que des liens commencent à se nouer, le personnel est entièrement renouvelé, de nouvelles serrures empêchent les accès, les enfants sont à nouveau livrés à leur sort. Progressivement pourtant, l’amélioration des conditions de vie des enfants est considérable, mais il s’agit désormais d’envisager des solutions à long terme. L’objectif n’est pas de transformer ces établissements en orphelinats pilotes, mais de développer d’autres solutions.
15Or, vider les orphelinats, met en péril le personnel. Les nouvelles dispositions sur l’avortement et les adoptions qui diminuent le nombre des orphelins d’un tiers, conduisent à des licenciements. Les ONG, qui insistent sur la nécessité de développer de plus petites structures, installées en ville, dotées d’éducateurs formés, de créer des structures ambulatoires, afin de conserver les relations familiales et de favoriser l’intégration dans le tissu social, se voient opposer les quotas de l’administration.
Quel avenir pour les enfants des pouponnières ?
16Bien que 97 % des enfants aient une famille, il semble utopique de penser qu’ils puissent y retourner, surtout pour ceux qui ont été abandonnés à la naissance. Nombreux ont été délaissés plus tardivement, à l’occasion d’un drame : le décès d’un parent, l’éclatement du couple, un problème quelconque lié à l’enfant, une misère trop grande, la lassitude ne permettant plus de faire face à la moindre difficulté dans une société si collectivisée qu’elle n’engendre plus que des individualismes forcenés. Certains enfants ont gardé des contacts épisodiques avec leur famille, mais le seuil fatidique de deux ans de séparation est celui au-delà duquel se consomme généralement la rupture. A partir des maigres renseignements contenus dans les dossiers, les ONG partent à la recherche des familles, tentent de renouer les liens perdus. Il n’y a personne en Roumanie pour faire ce travail. Les difficultés sont multiples et décourageantes : les démarches aboutissent dans un nombre très limité de cas à un retour véritable en famille, mais permettent parfois de rétablir un contact et de renouer les fils progressivement. La plupart du temps, les familles ont fait le deuil de leurs enfants. Sans angoisse apparente, les parents expliquent les raisons qui les ont conduits au placement en institution et les empêchent de les reprendre. La majorité des enfants abandonnés viennent de milieux urbains. La « normalisation » de l’habitat voulue par le régime totalitaire a désorganisé le tissu social, émietté les familles et finalement créé une société sans solidarité, où les groupes sociaux les plus fragiles ont du mal à faire face à la moindre difficulté. Il ne s’agissait souvent pas d’un placement définitif initialement, mais l’éloignement des orphelinats a achevé de dénouer les quelques liens et aboutit à un abandon de fait. Les équipes des ONG tentent également des placements en familles d’accueil pour le week-end et les vacances. Encore faut-il imaginer qu’une société si prompte à abandonner ses propres enfants, soit prête à accueillir dans de bonnes conditions ceux des autres, et quels autres : la plupart appartient à la minorité haïe, les tsiganes.
17Beaucoup d’enfants sont adoptés dans les mois qui suivent le renversement du régime. Puis les demandes s’accroissent, jusqu’à constituer le tiers des adoptions mondiales, mais on se met à parler d’offre, de marché, les prix montent. Entre temps, se sont glissés dans le circuit des intermédiaires avides, avocats véreux, directeurs d’orphelinat corrompus. Des mères viennent reprendre leurs enfants pour les vendre, dit-on. A l’approche du scandale, le gouvernement roumain met un terme à ces agissements, gèle les dossiers d’adoption en cours, fait voter une loi, non sans mal, punissant d’une peine de prison quiconque touche ou donne de l’argent pour adopter un enfant, seules sont autorisées à servir d’intermédiaires les associations agréées par les deux pays concernés.
18Néanmoins, trois ans après la chute du régime [3], l’élan postrévolutionnaire des premières années semble en panne : la population est submergée par de graves problèmes économiques qu’elle tente de résoudre au jour le jour, sans pouvoir bâtir de projets à long terme. Les enfants nés dans le chaos subissent le désordre que le peuple roumain a bien du mal à combattre : ils sont toujours, voire plus qu’auparavant, abandonnés dans les orphelinats. Pour la plupart des familles roumaines, le « dépôt » de leur enfant le plus jeune auprès des systèmes de l’Etat reste le moyen le plus sûr de le voir survivre, en dépit des conditions psychoaffectives précaires offertes par ces établissements. La plupart restent sans projet d’adoption, les lois alourdissent la procédure, les certificats administratifs notifiant l’abandon ne sont pas signés par les parents, parfois motivés par l’allocation qu’ils perçoivent de ce fait. La condamnation par l’épreuve du tri à l’âge de trois ans demeure, même si l’on ose moins prononcer le mot d’irrécupérable. Les critères de cet examen restent dérisoires : un développement s’écartant légèrement de la norme établie conduit à un diagnostic de retard staturo-pondéral, une simple énurésie suffit à qualifier des troubles du comportement qui les envoient à l’hôpital psychiatrique où des enfants abandonnés pour des raisons sociales, cohabitent avec d’autres lourdement handicapés ou psychotiques. Là encore, il s’agit pour les ONG de collaborer sans se suppléer avec les responsables des départements de la santé, de l’éducation et de la justice, les pédiatres et les directeurs d’établissements spécialisés.
Les effets du trauma sur une population
19La situation évoque bien sûr la clinique du trauma, où les logiques de survie s’opposent et s’intriquent au courant libidinal. Les processus psychiques mis en œuvre face au risque traumatique, tout à la fois effracteurs et protecteurs, contiennent et portent en eux-mêmes leur propre contradiction selon Claude Le Guen (1996). Claude Janin (1996) souligne que si une répression en urgence des affects, des clivages fonctionnels (Bayle, 1998) sont transitoirement nécessaires, ils pourront par leur massivité ou leur durée, faire courir le risque de clivages structurels désorganisateurs, le sujet étant comme absent à lui-même. L’infantile, les imagos, jouent un rôle essentiel dans le devenir de ces aménagements défensifs. Rejoignant l’idée de trace amnésique de Claude Janin (1996), de perte de la trace de la perte d’André Green (1983), on peut parler de véritable faille dans les investissements narcissiques infantiles, d’évènement à jamais perdu. Conceptualisations utiles pour comprendre ces sujets massivement fragilisés pendant des décennies sur le plan individuel comme groupal, témoignant du manque de continuité d’investissement narcissique dont ils ont eux-mêmes été l’objet.
20Le risque des effets traumatogènes et leurs nombreux effets d’après-coup renvoie à ce recours principal à la répression, témoignant d’un défaut d’investissement de l’espace - au sein duquel les éprouvés peuvent se lier aux représentations - à une paralysie des capacités associatives, au court-circuit des jeux de la pensée, de l’imagination, du langage. Sur le plan économique, ces situations traumatiques font entrave au jeu de l’anti-narcissisme décrit par Francis Pasche (1965). Les travaux des psychosomaticiens sur la répression montrent les risques d’organisation en faux self et de fuite dans la santé selon l’expression de Winnicott (1954). L’hypermaturité du moi se déploie de façon privilégiée dans le domaine cognitif, laissant de côté des affects émoussés et des angoisses corporelles qui laissent des traces durables dans la construction psychique. Les sujets soumis à une telle économie psychosomatique pourraient n’avoir que peu accès à leurs manifestations affectives (Anzieu-Premmereur, 2001), leur mère, leurs parents, mais ici le groupe social tout entier étant peu à même de fournir un miroir des émotions ressenties et un soutien à leurs expériences narcissiques ou objectales. Faute d’être tenu, de nourrir les auto-érotismes et d’ouvrir à l’espace transitionnel, le sujet a recours à des agrippements dénués d’appropriation subjective.
21Suivant les travaux de Bion (1959), nous y voyons l’illustration d’une certaine destructivité, spécifiquement dirigée contre la capacité d’entrer en relation avec l’objet, réactivant des angoisses d’agonie primitive contre lesquelles tentent de lutter des mécanismes de projection et de clivage. La massivité des projections tendent à faire vivre autrui comme un objet de persécution, au détriment de la qualité libidinale du lien, entravant les sources de la capacité de penser, le pouvoir de symbolisation.
Une mission originale de Médecins du Monde à Satu Mare
22Les budgets européens arrivent à leur échéance, la plupart des ONG quittent le pays. La pénurie d’informations scientifiques et de moyens de subsistance ont isolé la Roumanie du reste du monde, de tous les échanges et réflexions touchant au développement des enfants.
23Néanmoins, convaincue que l’avenir d’un pays passe par l’intérêt porté à son enfance, Médecins du Monde met en œuvre une mission originale à Satu Mare [4], en 1993. L’idée essentielle de cette mission consiste à favoriser la formation du personnel roumain aux besoins premiers des enfants dans les pouponnières et à l’hôpital pédiatrique, grâce à la présence continue sur le terrain de pédiatres et de psychologues encadrant de jeunes étudiants en médecine, dont je faisais partie. Le principe de la mission est de tabler sur la contagiosité du plaisir partagé avec des enfants profondément délaissés ; les étudiants s’engagent aux côtés des professionnels roumains et des enfants, partagent les temps de soins, les repas, des moments de jeux, des activités, des sorties, cherchent à soutenir et susciter leur questionnement sur leur fonctionnement, réfléchissent avec eux à leur travail.
24En parallèle, le personnel roumain est accueilli dans des lieux spécialisés, en France et à la pouponnière de Lóczy à Budapest. Pour cette équipe pionnière, l’activité libre et spontanée du bébé fait partie intégrante de sa construction psychique, tant que la qualité des soins corporels, le handling, est assuré (Appell et al., 2008).
25Bien que la situation matérielle se soit améliorée, les conditions d’existence des enfants restent fort problématiques à Satu Mare en 1993. Une logique de rendement et l’absence de plaisir dénaturent les rapports à l’enfant. Les soins corporels sont déshumanisés, réduits à des tâches répétitives, exécutées à la chaîne : l’enfant passif, porté comme une « valise », ne fait l’objet d’aucune sollicitation verbale, de peu de contacts corporels, d’aucun regard. L’hygiène minimale n’est pas respectée, les enfants sont changés sans être lavés, les bains sont rares, l’emmaillotage et les couches entravent leurs mouvements.
26Gavés passivement par un personnel indifférent et pressé, les enfants sont maintenus longtemps au biberon, les trous des tétines exagérément agrandis, la nourriture peu appropriée. Ils attendent longtemps la distribution du repas dans une excitation difficile à contenir. Nombreux sont les enfants souffrant d’anorexie sévère et présentant des retards trophiques. Habitués au gavage, excités par l’attente et la faim, ils profitent peu des repas.
27Les enfants bougent peu, n’occupent pas l’espace, ne savent pas courir, sauter, grimper ; la station assise est favorisée par le personnel, même à l’extérieur, la notion de danger préside à un interdit quasi systématique de mouvement spontané, entraînant d’importants retards psychomoteurs et tonico-posturaux. Une grande partie du matériel éducatif ne sert qu’à décorer les murs, les espaces sont aménagés de façon contraignante et inadaptée, impropre à toute stimulation.
28L’enfant n’est respecté ni dans ses besoins, ni dans ses rythmes, ses activités, ses jeux ; ses pleurs deviennent inutiles car n’obtiennent aucune réponse. Sans possibilité d’anticipation, plongés dans une situation chaotique, les bébés sont réveillés pour être changés ou nourris dans un cadre immuable, puis reposés dans leur lit sans avoir reçus une parole, avec froideur et brutalité, restant prisonniers de leur berceau, de leur naissance à l’âge de deux voire trois ans, sans aucune sollicitation sensorielle ou motrice.
29Il n’est donné aucune possibilité aux enfants d’une construction correcte d’une image de soi et d’une identification sexuée : on leur attribue des prénoms fantaisistes, ils n’ont pas d’histoire, pas même un dossier, pas de possibilité de se structurer dans le temps. Les parents qui abandonnent leurs enfants gardent une image très négative en Roumanie, alors que rien n’est proposé pour soutenir un travail à domicile pour maintenir l’enfant dans sa famille ou penser l’intérêt éventuel d’un placement. Aucun travail n’est fait auprès des rares parents qui viennent rendre visite à leurs enfants à la pouponnière ; ils ne peuvent dépasser le hall au prétexte du respect d’une hygiène scrupuleuse, ne peuvent pénétrer plus avant dans la vie de leur enfant, ne restent que quelques minutes et n’ont aucun contact avec le personnel.
Des tableaux psychopathologiques de carence affective majeure
30Les rares enfants qui parlent ne sont pas écoutés. Entre eux, les enfants communiquent peu sauf à travers des conduites agressives. Nombreux se replient dans leurs balancements, tous présentent un important retard de développement, une intrication de troubles neurologiques, sensoriels et psychologiques.
31Certains bébés ont développé une hypervigilance, une raideur avec des agrippements, au détriment de leurs auto-érotismes. Les plus grands tentent désespérément de maîtriser leur environnement. D’autres semblent plongés dans le sommeil pour se soustraire au vide qui les entoure ou à trop d’excitations, en retrait, apathiques, indifférents (Bowlby, 1969 et 1980). On est frappé par leur pauvreté interactive, leur regard fixe et profond, qui contraste avec une mimique pauvre et une gestuelle lente. Ils présentent peu d’initiatives, répondent peu aux sollicitations, utilisant l’autre sans pour autant le reconnaître comme tel, dans une discordance ou un gel des affects sans manifestations claires des signaux de détresse.
32On assiste à une altération de leur appétit pour la vie et souvent déjà à de graves répercussions sur leur développement global.
33Outre la dépression anaclitique (Spitz, 1946) et l’hospitalisme (Spitz, 1945), on pense au concept d’« enfant vide » de Léon Kreisler (1987), aux pathologies sévères du jeune bébé, liées à une carence affective majeure des premiers temps, conduisant à une pauvreté et à une inorganisation du fonctionnement psychique, à des troubles psychosomatiques, dépressifs, de l’attention, à des décharges comportementales, entravant tout processus d’autonomisation.
Comment travailler ensemble auprès des enfants ?
34Le travail en commun va consister à organiser et penser ensemble l’environnement des enfants, permettre une stabilité des intervenants là où leur manque une relation durable avec l’adulte, favoriser la mise en place de repères où il s’agit moins de stimuler les enfants que de leur prêter une attention soutenante. Les moments privilégiés entre adultes et enfants sont encouragés, sollicitant la parole, des portages et des ajustements toniques, leur participation tonico-motrice à chaque instant de leur vie quotidienne. Des miroirs sont installés, les repas sont repensés, favorisant les manipulations d’aliments solides. Des jeux et des activités éducatives simples et adaptés à chaque âge sont proposés à l’intérieur et à l’extérieur. Progressivement, on observe une certaine amélioration des comportements et des performances motrices, cognitives et relationnelles. La plupart des enfants se montrent curieux de notre présence et parfois d’une grande avidité affective, mais ils sont souvent incapables de contacts prolongés, montrent un intérêt limité pour les objets, vivement angoissés à chaque changement d’activité ou de lieu.
35Des réunions sont organisées, bien que les professionnels travaillant à la pouponnière soient peu habitués à s’exprimer en groupe et à construire des projets communs. Dans l’après-coup, bien des années plus tard, les travaux de Myriam David (1989) m’ont aidé à comprendre la situation des soignants. Les réactions de désintérêt, de rejet, voire de maltraitance, à l’égard des enfants peuvent être comprise comme un mouvement défensif vis-à-vis de la souffrance de l’enfant. Les éducatrices de la pouponnière, confrontées à des enfants en mauvais état, ont, de plus, souvent des enfants en difficulté ou placés dans leur entourage immédiat. Certains enfants n’ont pas encore pu commencer à construire un objet interne, qui permettrait de qualifier leurs relations à autrui de relation symbiotique, ils sont plutôt dans une forme d’errance interne et relationnelle. Quand elle s’est constituée, l’enfant déplace sa relation d’objet pathologique première, organisée avec son parent ou son substitut, sur le personnel de la pouponnière. Une forme d’« intolérance mutuelle » tend à se répéter, et dans tous les cas, une violence qui peut être ressentie par les soignants lorsque l’enfant entre en contact sur un mode envahissant ou au contraire, par son retrait, semble indifférent au monde qui l’entoure. Cette désorganisation relationnelle engendre des mouvements paradoxaux de collage et de lâchage, des attitudes intriquées, à la fois fusionnelles et d’abandon, qui signent une discontinuité du lien, avec leurs risques d’actings, de passages à l’acte violents. Je me souviens avec vivacité de mon retour le soir de l’orphelinat, dévorant un pain entier, comme pour combler le vide auquel j’avais été confrontée, tenter de colmater l’angoisse éprouvée, vécus contre-transférentiels douloureux, avides, empreints d’agrippement, les difficultés ressenties et les conflits traversant également notre groupe de jeunes étudiants.
36Ces troubles de la relation primaire où l’attachement est aussi grand que le rejet peuvent engendrer de violents conflits entre les soignants qui font face à des clivages, à divers mouvements paradoxaux projetés sur l’enfant, et ses parents ; des rivalités et des tensions parfois difficilement dépassables s’expriment. Les enfants peuvent être pris dans des sentiments contradictoires et douloureux, tous ces mouvements auraient nécessité un accompagnement thérapeutique auprès des professionnels, une écoute, une élaboration, afin de les dégager le plus possible des projections, des clivages et des contre-attitudes des différents protagonistes.
37En 1996, lors du 50e anniversaire de l’Institut Pikler, Myriam David dit : « la mère soigne son bébé parce qu’elle l’aime ; la nurse aime les bébés parce qu’elle les soigne » (citée par Vincze, 2002) et écrit : « la relation de la nurse à l’enfant est créée par l’enfant en réponse à l’intérêt que la nurse lui porte » (David, 2014, p. 33). Le ressenti de ceux qui sont proches du bébé est un outil sémiologique, car la violence des émotions peut conduire au déni des signes de souffrance, souffrance intolérable à penser. La confusion des rôles, l’ennui et le sentiment d’incompétence sont au-devant de la scène. L’observation attentive aux troubles de l’enfant, qui passe souvent inaperçus, et aux mouvements qu’ils engagent dans la relation permet de se recentrer sur l’enfant, de le faire exister, qu’il ne soit jamais oublié.
38Dans ces situations de grande carence, les soins doivent se dérouler au travers des activités du quotidien avec l’enfant, dans un « être avec », révélant de nouveaux aspects de sa personnalité ou de ses compétences, laissant des traces d’expérience relationnelles. Une nouvelle histoire se construit, des liens se tissent. L’élaboration secondaire de ces moments favorise l’intrication entre l’interaction comportementale et psychique et leur donne tout leur sens. On pense aux actions parlantes de Paul-Claude Racamier (1993) qui relient le psychique et le pragmatique dans une double qualification qui donne chair à la psyché et sens au vécu corporel et à l’action. Je n’ai probablement participé qu’à une ébauche de ce travail et ne peut qu’espérer qu’il a pu s’inscrire dans la durée. Quelles traces de notre passage se sont inscrites pour ces enfants et ceux qui les accompagnaient ? Avons-nous eu les moyens de leur permettre une réelle appropriation ? Questions restées sans réponse.
En guise de post-scriptum
39Vingt après la chute du régime de Ceaucescu, l’empreinte laissée par sa politique pro-nataliste reste forte. 54000 enfants sont toujours sous la tutelle du système de protection de l’enfance [5]. Bien que la plupart soient désormais accueillis en famille, un grand nombre d’entre eux vit encore dans des institutions. Dans les centres de placement pour enfants, les conditions de vie se sont améliorées. Néanmoins, la situation reste difficile pour les enfants handicapés, tant sur le plan matériel que sur le plan des soins. On rapporte toujours un abus de méthodes de contrainte et d’isolement de la part de personnels inexpérimentés et peu motivés.
40Les abandons d’enfants persistent comme en 1989, du fait de la pauvreté du pays, du peu d’aides sociales, du manque de promotion du planning familial, et de l’absence de politique nationale de sensibilisation pour modifier la perception des besoins fondamentaux de l’enfance. En 2009, l’adoption internationale était toujours interdite, limitant les perspectives d’avenir pour de nombreux enfants.
Bibliographie
Bibliographie
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- Bayle G. Epître aux insensés. Paris : Presses Universitaires de France ; 1998.
- Bion W. Attaques contre les liens. Nouvelle Revue de Psychanalyse. 1982 ;25 :285-98.
- Bowlby J. Attachement et perte, vol. I, II et III. 5ème éd. Paris : P.U.F. ; 1998-2002.
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- David M., Cadart ML. Prendre soin de l’enfance. Ramonville Saint-Agne : Erès ; 2014, p. 33. (Coll. La vie de l’enfant).
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- Spitz RA. Hospitalism : An Inquiry into the Genesis of Psychiatric Conditions in Early Childhood, I. The Psycho-analytic Study of the Child. 1945 ; 1(1) : 53-74.
- Spitz RA. Anaclitic depression : An Inquiry into the Genesis of Psychiatric Conditions in Early Childhood, II. The Psycho-analytic Study of the Child. 1946 ;2(1) :313-42.
- Vincze M. Relation maternelle. Relation professionnelle. In : Szanto-Feder A, editor. Loczy : un nouveau paradigme ? Paris : P.U.F. ; 2002, p. 183-200. (Coll. Le Fil rouge).
- Winnicott DW. Les aspects métapsychologiques et cliniques de la régression au sein de la situation analytique (1954). In : De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot ; 1971.
Notes
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[1]
Médecins du monde est une ONG médicale fondée en 1980, qui intervient en France et à l’international, auprès des populations les plus vulnérables.
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[2]
Pour lutter contre la baisse de la natalité en Roumanie, le régime communiste de Nicolae Ceaucescu promulgue un décret le 1er Octobre 1966 interdisant tout avortement, puis rend le divorce de parents d’enfants de moins de 16 ans impossible et établit un impôt pour toute femme de plus de 26 ans sans enfant. Le taux de fécondité passe de 1,9 en 1967-68 à 3,6 enfants par femme en 1989. En conséquence, de 1968 à 1989, 10 000 roumaines meurent par avortement et 150 000 enfants sont abandonnés dans des orphelinats au moment de la chute du régime.
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[3]
Suite à la révolution roumaine et l’arrestation du dictateur communiste Nicolae Ceaucescu en décembre 1989.
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[4]
Ville de Transylvanie au Nord-Ouest de la Roumanie, située près des frontières ukrainiennes et hongroises.
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[5]
En 2018, plus de 54 000 enfants étaient toujours sous la protection de l’Etat selon les chiffres de l’association Care France.