Du goût de l’autre Fragments d’un discours cannibale, Mondher Kilani, Paris : Seuil ; 2018
1La conquête du nouveau monde au XVIe siècle et la première mondialisation ont amené au premier plan la question du cannibalisme, comme dans le fameux chapitre des Essais de Montaigne qui inaugure d’une certaine façon la réflexion relativiste. Symbole de l’altérité radicale et de la pire sauvagerie, manger son semblable, faire de l’autre humain sa nourriture hante les contes pour enfants où sévissent les ogres et peuple les cauchemars.
2Dans le présent ouvrage, Mondher Kilani fait de ce thème le lieu d’une exploration anthropologique très large à travers de multiples thèmes et de multiples lieux. Partant du postulat que le cannibalisme en sa forme originelle est un geste de réciprocité, d’équivalence et finalement d’égalité, il confronte le discours cannibale à de nombreuses formes de relation à l’autre, parcourant largement tous les « lieux » où le cannibalisme peut servir de révélateur. A travers la production théologique mais tout autant la littérature, les grands faits historiques (la colonisation, l’esclavage, les zoos humains), les faits-divers (le japonais cannibale, les naufragés des Andes), etc., le cannibalisme devient alors à travers siècles et espaces un fait social total, ou un véritable test projectif permettant une évaluation de caractère complémentariste de ce qu’être humain veut dire. Cette multitude de regards, ce « panoptisme » réflexif est stimulant mais aussi, à la fin, peut laisser un peu sceptique et interrogatif. Car en se déplaçant l’auteur parait toujours disposer de la même lunette à tout faire. Son regard a quelque chose d’obsessionnel, partant d’un même point de départ, lançant toujours ses tentacules dans le même sens. Parti du regard épouvanté de l’Occident sur une pratique sauvage qu’il nous invite à envisager de manière décentrée et bienveillante, tout est alors mesuré à l’aune de ce point de vue. En cela il renoue incontestablement avec le regard de Montaigne, mais n’apporte pas de réponse au fond à la question du relativisme. Pour autant, c’est un livre passionnant, riche d’une information foisonnante, un outil précieux pour l’élaboration d’un regard transculturel.
3François Giraud
En prison, paroles de djihadistes, Guillaume Monod, Paris : Seuil ; 2018
4Les ouvrages sur la radicalisation islamiste paraissent de manière régulière alors même que les projets de « déradicalisation » ont montré leur limite et paraissent dans l’impasse. Chacun veut se saisir sans doute du marché prometteur de l’inquiétude contemporaine légitime après les attentats. Souvent plus révélateurs des rivalités de pouvoir, d’influence universitaire (cf. le match Gilles Kepel/Olivier Roy), de potentialités éditoriales, beaucoup de ces publications laissent sur sa faim. Il faudra un jour en faire la métaanalyse. Pour le moment, on assiste plutôt à une plus grande perplexité, face à un phénomène complexe, sauf à prendre le chemin du comparatisme et de l’anthropologie.
5A bien des égards, l’ouvrage de Guillaume Monod tranche dans cette littérature, et répond à cette préoccupation, à la fois par sa modestie et son ambition. Fondé sur une pratique de psychiatre en milieu pénitentiaire qui l’a amené, sans qu’il l’ait recherché, à rencontrer quelques islamistes radicaux, il propose un ouvrage qui se caractérise moins par l’importance de l’échantillon que par l’ampleur de la réflexion. L’auteur n’a pas à cœur de démontrer une thèse, comme c’est souvent le cas. Il ne s’agit pas de proposer une explication a priori (sociologique, psychologique ou historiciste) du phénomène que d’en élaborer la compréhension. Il écarte d’emblée dans sa démarche toute explication psychopathologique dans l’engagement djihadiste, de même qu’il n’est pas là pour des motifs d’expertise ou de déradicalisation, piège dans lequel les psys sont en risque de tomber, par souci d’avantage symbolique, renouant ainsi à un rôle de police de la pensée et de gardien de l’ordre social. Monod se présente ainsi d’abord comme un médecin et établit avec ses interlocuteurs une relation simple. Surtout il construit, à partir des entretiens cliniques qu’il a menés, un réflexion approfondie qui s’appuie sur une profonde culture philosophique, historique et religieuse, parfois absente dans la formation d’aujourd’hui. L’important est qu’il prend au sérieux ses patients, sans se refuser à leur faire part de son propre arrière-plan culturel, philosophique et religieux. D’où sans doute la « confiance » qu’ils lui font. Surtout, comme un bon clinicien, à la manière de Freud, il s’appuie très largement sur l’anthropologie religieuse et surtout la mythologie. Au lieu de s’enfermer dans des considérations culturalistes, il élargît le spectre de ses références. Plotin, Spinoza, Mary Douglas, Sophocle ou Shakespeare à côté d’une bonne connaissance de l’islam et de ses débats sont les matériaux de son élucidation de l’engagement djihadiste, en en dégageant les enjeux humains et psychiques universels. Ainsi l’histoire d’Antigone lui parait-elle particulièrement éclairante. De même n’hésite-t-il pas – ce qui portera à controverse sans doute - à faire des rapprochements entre le projet djihadiste et celui de révolutionnaires comme Saint-Just et Robespierre, promoteurs d’une révolution de la vertu, qui les rapproche de la recherche de la purification et du rachat chez les djihadistes. Ce qui explique sans doute leur proximité avec certains mouvements d’extrême gauche. Il s’interroge aussi sur ce que signifie la fascination de la mort dont il montre qu’elle est en fait une disposition universelle à la jouissance, à côté de l’aspiration à l’héroïsme. Ces différents points de vue dessinent les voies d’une sortie du djihadisme qui ne serait pas une déradicalisation mais un désengagement et une réaffiliation. Permettre à ces hommes et à ces femmes de retrouver une place dans la société en respectant la loi sans avoir à l’aimer, en redonnant aux fantasmes et finalement aux utopies une place qui ne soit pas mortifère. Voilà donc un livre relativement bref (200 pages) à la fois instructif et riche de pensées, donc d’appaisement, sans doute un des plus utiles sur ce sujet.
6François Giraud
La France des Belhoumi : Portraits de famille (1977-2017), Stéphane Beaud, Paris : La Découverte ; 2018
7Parfois coincée entre des accusations contradictoires, celle d’être complice des pouvoirs ou au contraire d’être pourvoyeuse d’excuses vis-à-vis de comportements inacceptables, parfois réduite à quelques « bourdieuseries » sommaires, discréditée aussi dans certains cas pour un manque de scientificité qu’elle revendique aussi, la sociologie souffre surtout d’obliger la société (nous-mêmes) à se regarder. Comme la psychanalyse, elle a un pouvoir désillusionnant qui amène à prendre en compte des pesanteurs et des mécanismes difficiles à surmonter. Les grandes monographies, à côté des grandes synthèses, sont les plus utiles. La présente enquête, due à un chercheur bien connu pour ses précédents ouvrages sur le monde du travail et la jeunesse, porte en tout cas un regard particulièrement suggestif sur une famille d’origine migrante dans la période récente. Des parents arrivés au lendemain de la guerre d’Algérie aux huit enfants c’est toute une évolution qui peut être examinée, en révélant les attentes de chacun, les positionnements des uns et des autres dans la société française. Construit sur la base d’un contrat ayant suivi une rencontre lors d’une conférence de l’auteur, fondé sur des rencontres et des échanges de lettres le livre raconte une histoire dans laquelle beaucoup sans doute se reconnaitront ou reconnaitront des figures de leur entourage. On suit le parcours de chacun des membres de la famille, leurs choix, leurs changements, leurs espoirs et leurs désillusions. On voit la place parfois problématique mais somme toute réussie qui est la leur dans leur environnement social. Ce qui est sûr, c’est que Stéphane Beaud, à travers cette enquête n’alimentera nullement les craintes que certains s’emploient à développer quant à une immigration algérienne et à sa descendance. Elle n’apportera non plus aucun argument à ceux qui, symétriquement, veulent ne voir dans la situation de ces familles migrantes qu’un destin marqué par l’exclusion, le racisme ou un éternel statut d’« indigènes » de la République produit du colonialisme. Stéphane Beaud montre plutôt comment l’identité et l’existence de ces sujets ont construit leur vie. Confrontant son enquête qualitative à bien d’autres travaux, il met en évidence quelques traits saillants comme la fragilité des garçons et l’énergie des filles, ainsi que le rôle essentiel de la socialisation scolaire. Il délaisse aussi les explications culturalistes dont il atteste l’inutilité au regard des causalités sociales ou historiques. Ce travail est conduit avec sympathie de part et d’autre et avec honnêteté. Et cela même quand le sociologue ne dissimule pas ses opinions (est-il vraiment impossible d’adhérer à un parti de droite pour des raisons rationnelles ?). Bien sûr une telle monographie est difficilement généralisable, comme tous les travaux de terrain ethnographiques, ce qu’elle est. Mais en lisant l’histoire de cette famille, nul doute que beaucoup pourront réfléchir sur leur propre vie ou celle de leur patients, les parcours communs et les différences significatives. Même sans le talent littéraire, mais avec la rigueur du scientifique, ne pourrait-elle pas être le « cheval d’Orgueil » de l’émigration algérienne ?
8François Giraud