L'Autre 2015/1 Volume 16

Couverture de LAUTR_046

Article de revue

Incidences psychiques des rencontres avec l’histoire : résister, exister et transmettre face à l’oppression politique

Pages 80 à 84

Notes

  • [1]
    Citation attribuée au Rabbin Nahman de Bratslav.
« Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît, car tu pourrais ne pas t’égarer. »[1]
figure im1
© Lisa Nessan, Israel, 20 mars 2007.

1 Il y a un chemin déjà parcouru bien avant nous et l’on décide d’y retourner, de faire une recherche. Le chemin que nous avons choisi d’emprunter est celui de l’existence confrontée à l’oppression politique. Nous prenons le triptyque suivant : résister, transmettre et exister face à l’oppression politique. Les mots exister et résister ont la même racine étymologique du latin « sistere » signifiant se placer et rester debout. Ainsi, re-sistere c’est tenir sa position, se relever et ex-sistere, peut s’entendre comme s’extraire de sa position. A l’inverse l’oppression politique a pour objectif de mettre à genoux et de briser les existences de celles et ceux qui malgré tout tenteraient de rester debout. La transmission quant à elle est « trans » ; au-delà, elle vient extraire le sujet de sa condition pour le placer au-delà de l’époque, dans une histoire avec des filiations et un lien entre l’avant, la situation et l’après.

2 L’oppression politique nous la définissons d’après des moments précis de l’Histoire qui donnent au terme de résistance sa consistance dans l’histoire des idées (Horowitz, 2004). L’oppression politique est dans notre recherche caractérisée par le colonialisme et le fascisme qui sont deux versants de la négation de l’autre au service de politiques étatistes. C’est une négation des existences, une néantisation des êtres pour mener vers un homme nouveau, c’est-à-dire un modèle anhistorique, désaffilié et déterritorialisé.

3 Nous avons choisi d’inscrire cette recherche dans une réflexion qui s’origine dans l’après-Shoah, dans les conséquences de la seconde guerre mondiale. Cette rupture historique marque les événements politiques mondiaux et modifie le rapport et le vécu d’oppression à travers le monde. D’ailleurs notre recherche n’est pas neutre mais engagée dans une position et histoire antifasciste.

4 Notre questionnement premier est donc de voir quelles sont les modalités psychiques permettant de rester debout face à l’oppression politique dans le monde de l’après nazisme ?

Hypothèses

5 La première hypothèse qui surplombe les autres est l’hypothèse de l’inconscient et d’une dynamique psychique interne qui influence les rapports politiques entre les individus. Les autres présupposés sont d’envisager la possibilité d’une existence dans un contexte d’oppression politique. Nous avons choisi de prendre en considération la shoah en émettant l’hypothèse, issue de recherches précédentes, que celle-ci avait affecté le visage politique mondial notamment dans les formes identificatoires et d’affiliation à la résistance.

6 De nouvelles hypothèses ont vu le jour d’après les rencontres de terrain, la place de l’histoire et de la narrativité historique pour permettre une existence, l’inscription dans une tradition pour légitimer sa position résistante, le trauma comme pré-existence subjective. D’autres éléments ont émergé et nous ont permis de construire l’hypothèse d’une opposition entre réalité psychique et imposition d’une certaine réalité politique et historique.

La méthodologie

7 En un sens tout est méthode, chaque voie prise dans une recherche fait méthode. Nous avons ici pris l’initiative de ne pas forcément arpenter un chemin précis et avons laissé un peu de place à l’égarement. Il y a une méthode de l’absence (Fédida, 1978), c’est-à-dire, la présence qui émerge du néant. C’est une méthode que l’on doit à la psychanalyse qui donne du sens aux non-dits, aux silences ; aux contenus latents. C’est ainsi que dans nos chemins de traverse, nous avons fait des rencontres non-objectivables, eu des propos inenregistrables et des temps suspendus qui dans notre méthode font sens.

8 Dans un second temps notre construction d’après le terrain nous renvoie à la grounded theory (Birks & Al. 2010) théorie ancrée, qui permet d’après une réflexion autour d’un positionnement théorico-philosophique l’analyse des données du terrain afin de construire ses hypothèses. Nous sommes dans cette mise en acte, nous avons des entretiens pour construire des hypothèses qui ont été synthétisées grâce la multiplicité des rencontres.

9 Nous avons construit notre méthodologie sur les propositions freudiennes, nous entendons la prise en compte de la culture, de la subjectivité et des analyses de lectures littéraires, mythologiques, religieuses et historiques.

10 D’autres éléments sont venus éclairer dans une approche complémentariste notre méthode, comme la prise en compte des généalogies, archéologies historiques, des marges comme l’entend Michel Foucault (Foucault, 2008).

Rencontres

11 Nous avons fait le choix de concentrer nos recherches sur deux populations sans pour autant exclure d’autres sources. Sous l’apparence hasardeuse d’une sélection arbitraire, nos principales populations de recherche s’avèrent partager un destin commun.

12 Notre choix pour nos entretiens est donc d’un côté et premièrement l’Irlande et plus spécifiquement les militants, activistes politiques, du nord de l’Irlande. Nos sujets sont presque exclusivement issus de la lutte armée nord-irlandaise. Leur contexte politique est celui du processus de paix que celui-ci soit refusé ou qu’ils en soient des acteurs.

13 Notre second choix s’est porté vers Israël avec un intérêt pour les individus de culture juive qui sont dans une dynamique militante en Israël et notamment avec un activisme qualifié de pro-palestinien.

14 Nous avons découvert à travers nos rencontres deux populations qui dans un conflit politique ont recours au religieux et aux légendes pour justifier leurs actions. Deux populations qui tentent d’écrire une histoire selon des codes qui ne répondent pas aux standards habituels.

Quelques résultats

15 Nous avons pu confirmer l’influence de l’oppression politique sur les modalités subjectives des différentes personnes que nous avons rencontrées. Les individus nouent leur existence avec un ensemble d’éléments dont certains ont été mis en lumière comme les évènements traumatiques et une réponse politique ou sociale qui vient modifier les affiliations possibles.

16 Nous évoquerons deux exemples afin d’illustrer quelques résultats de notre recherche ;

17 Le premier est une rencontre avec une femme qui pourrait donner l’image d’une gentille retraitée qui s’intéresse à la culture traditionnelle irlandaise. Cette femme est une militante historique de la lutte armée du nord de l’Irlande, à l’instar de ceux qu’elle nomme les « traitres » et dont elle nous confie en catimini ; qu’avant les traitres se prenaient une balle dans la tête. Nostalgique de ce temps, elle est paisible et déterminée.

18 Lors de l’entretien elle nous explique avoir assisté à la trahison du mouvement républicain irlandais, elle a vu les militants d’hier rejoindre le gouvernement des « colons », des britanniques. Elle n’a jamais accepté cette trahison, non pour elle, mais par respect pour les morts.

19

« J’ai pleuré, j’ai énormément pleuré et une nuit alors que j’étais au lit ; j’ai fait cette promesse […] celle que je continuerai jusqu’à ce qu’on le reconstruise à nouveau, je le ferai pour ceux qui ont sacrifié leurs vies, nous reconstruirons le mouvement républicain. […] nous allons continuer le combat, pour accomplir ce pour quoi ils sont morts (Une Irlande libre et unie). J’ai fait cette promesse. »

20 Cette femme nous évoque en image, le pacte d’avec les morts qu’elle a conclu. Un pacte qui marque son existence, elle n’existe plus que pour ça. Sa vie est déterminée par ce contrat, ce mandat qui à l’image du mandat transgénérationnel (Lebovici, 1998) est marqueur de sa vie.

21 Nous avons noté dans d’autres entretiens en Irlande que beaucoup ont rejoint la lutte armée suite à un trauma qu’ils identifient comme lié avec la mort de Bobby Sands (un des plus grands martyrs mort lors des grèves de la faim en Irlande). Dans notre entretien, les morts ont une place importante, ils sont ces êtres formidables presque divinisés. Ils sont sa légende irlandaise. Pour elle, elle représente le mouvement républicain légitime, les autres qui ont conclu le processus de paix n’ont plus de valeur et la lutte armée reste la voie privilégiée vers la libération.

22 Lors de l’entretien nous pouvons noter qu’elle s’extrait par la lutte d’une existence mélancolique marquée par une proximité avec les objets perdus du temps béni de la lutte républicaine, le temps où les irlandais étaient fiers et debout. Elle vit dans l’espoir et la détermination. C’est pour elle, sa seule modalité d’existence.

23 Nous prenons pour second exemple une femme d’une cinquantaine d’année qui est une militante féministe et qui se définit comme pro-palestinienne et antisioniste :

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©William Murphy, Political Graffiti, Dublin, Irlande, 30 mai 2009.

24 Nous retenons dans son propos une problématique autour du regard et du témoignage, elle est témoin et observe. Elle se sent ainsi responsable de l’autre. Elle illustre la définition de la responsabilité face au visage de l’autre comme le décrit Levinas (Levinas, 1982). Par sa position de témoin éthique, elle entre dans une tradition juive où s’inscrit Levinas et d’autres écrits notamment de la kabbale lurianique.

25

« Je me vois comme un témoin, j’essaye de voir de mes propres yeux pour ensuite témoigner […] Cela a changé ma vie (la rencontre avec les palestiniens), je ne peux pas oublier, je ne peux pas ignorer ce que je sais, je ne peux pas oublier ce que je sais. Je crois que je dois faire tout ce que je peux. »

26 Lorsqu’elle évoque la rencontre avec le palestinien, elle ne peut s’extraire de ses références familiales et culturelles, celles de l’holocauste. Elle ne veut pas avoir la position de la population allemande qui a refusé d’être responsable et témoin de ce qu’elle voyait.

27 Nous avons une superposition historique et une réminiscence traumatique et une modalité d’existence pour réparer les injustices des parents qui ont vécu l’exil et les fuites de l’antisémitisme européen.

Conclusion

28 A travers notre recherche et les brefs exemples nous avons pu cheminer vers une connaissance des modalités d’existence face à l’oppression politique. Sur notre route nous avons rencontré des éléments traumatiques qui jonchent les sentiers. Nous avons souhaité privilégier les paroles qui sont à la marge, nous n’avons pas forcément pris en compte les discours officiels. Les traumas sont souvent d’une violence non assimilable et les violences qui en découlent puisent une légitimité au-delà même de la réalité géopolitique. La légitimité est issue de la réalité psychique, de la force de l’idéal. La revendication politique ne se réduit pas aux facteurs sociaux ou politiques, la revendication s’inscrit dans l’espoir d’une illusion, c’est redonner du rêve, du sens. Notre recherche invite à aller au-delà du réductionnisme socio-politique vers une étude de la culture, des légendes, des rêves, de la vie psychique…

Bibliographie

  • Birks M., Mills J. Grounded Theory : A pratical guide. New York : Sage Publications ; 2010.
  • Fédida P. L’absence. Paris : Gallimard ; 1978.
  • Foucault M. L’Archéologie du savoir. Paris : Gallimard ; 2008.
  • Horowitz M. C. New Dictionary of the History of Ideas. New York : Charles Scribner’s Sons ; 2004.
  • Lebovici S. Le mandat transgénérationnel. Psychiatrie Française 1998 ; 29 (3) :7-15.
  • Levinas E. Ethique et infini. Paris : Fayard ; 1982.

Mots-clés éditeurs : Israël, Irlande du Nord, oppression, politique, histoire, psychanalyse, transmission psychique, traumatisme psychique

Date de mise en ligne : 28/07/2015

https://doi.org/10.3917/lautr.046.0080

Notes

  • [1]
    Citation attribuée au Rabbin Nahman de Bratslav.

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