Les centres de rétention : des lieux spécifiques
1Les centres de rétention administrative (CRA) ont pour vocation de maintenir dans des locaux ne relevant pas de l’administration pénitentiaire des étrangers à qui a été notifiée une mesure d’éloignement du territoire français.
Leur création : un contexte politique et législatif
2Les CRA ont été créés en octobre 1981 (loi n˚ 81-973). Jusqu’alors, les lois Bonnet (loi n˚ 80-9) et Peyrefitte (loi n˚ 81-82) avaient officialisé la privation de liberté sur décision administrative avant expulsion. Elles marquaient l’aboutissement d’une période de réflexion, suite à la découverte du hangar d’Arenc à Marseille, « prison illégale » qui enfermait des clandestins sur simple décision de police, alors que l’Ordonnance de 1945, régissant le séjour des étrangers en France, n’autorisait pas cette détention. En 1984, les personnes retenues sont assurées d’une assistance juridique. Les CRA prennent de l’ampleur et sont implantés dans des lieux souvent chargés d’histoire (anciennes prisons, camp d’internement avant la déportation, centres de « tri » lors des rafles d’Algériens en 1961). Sous couvert de l’Ordonnance de 1945 puis du CESEDA (Code de l’Entrée et du Séjour des Étrangers et du Droit d’Asile), des dispositions réglementaires donnent forme à leur fonctionnement (capacité d’accueil, équipements hôteliers, intervenants...). Plusieurs organismes ministériels et associatifs intègrent l’ossature de ces centres, palette efficiente pour assurer la sécurité et le respect des droits des personnes placées en rétention.
3Depuis juin 2011, la durée de rétention est de 45 jours (elle était de 7 jours en 1981, 12 jours en 1998, 32 jours en 2003). Au cours de leur passage en rétention, les retenus pourront soit faire face à un ordre d’expulsion, soit être libérés pour vice de procédure ou encore être déférés s’ils refusent d’embarquer. D’autres, en l’absence de passeport, seront remis en liberté car leur consulat n’aura pas délivré le laissez-passer indispensable à tout embarquement.
Leur architecture : un exemple de structure de type carcéral
4Avant d’aborder le concept du soin en rétention, univers bien spécifique, il semble opportun de brosser un premier tableau architectural d’un CRA, en se basant sur une connaissance, certes personnelle, mais néanmoins illustrative, acquise en son antre.
5De l’extérieur, c’est un lieu anonyme, sans panneau de signalisation le désignant. Situé à l’arrière-cour du commissariat, il est rendu invisible par une haute clôture bétonnée et rehaussée de barbelés. Les riverains n’en connaissent pas nécessairement l’existence. La structure est récente, fermée. Construit sur un étage, le bâtiment en L abrite d’un côté la partie logistique du CRA (cuisines, policiers, gestionnaire) ; de l’autre, derrière les barreaux, les personnes retenues mais aussi le service médical et paramédical, l’OFII (Office Français de l’Immigration et de l’Intégration) et la Cimade (Comité Inter-Mouvement Auprès des Évacués). Les déplacements à l’intérieur se font au gré de portes blindées et verrouillées électroniquement, sous l’œil des caméras de surveillance. Pour seul horizon, les murs de béton et les grillages qui barrent l’accès à la voute céleste depuis les cours, elles aussi bétonnées. Le mobilier dans les chambres doubles, dans les salles de restauration, de télévision et de repos est scellé au sol.
Une interruption du chemin migratoire
6A qui s’adressent toutes ces précautions sécuritaires ?
7Qui est cet étranger sans-papier ?
8Pourquoi migre-t-il ?
9L’événement migratoire est toujours un processus de conquête, non pas territoriale ou colonialiste mais un processus de conquête de vie (Baubet & al. 2009). Concernant les retenus, ces migrants embarqués sur le tandem expulsion-rétention, certaines trames de vie, sans être exhaustives, prédominent clairement. Ainsi, nombre d’entre eux ont-ils été propulsés sur le chemin migratoire par une décision, individuelle ou familiale, liée à un contexte socio-économique ou politique défavorable. Élus volontaires ou sacrifiés, empreints d’un mandat familial, c’est sur eux que reposent la réussite, la survie de toute une famille souvent pluricellulaire (oncle, tante, frère, sœur, grands-parents, cousin, cousine…). D’autres, menacés dans leur intégrité physique, auront été brutalement arrachés à leur quotidien et happés dans la spirale de l’exil, sans espoir véritable de retour sur le sol natal. Certains sont déjà en errance depuis l’enfance, attaqués dans leur identité, leur filiation, du fait de croyances culturelles (enfant sorcier vécu comme une menace par sa communauté), ou d’un rejet inhérent à une marâtre ou à un beau père.
10Migrer clandestinement, c’est s’éloigner des siens, de ses racines, pour entreprendre un périple incertain, seul ou aux mains de passeurs. La destination finale est parfois nébuleuse et se dessine au gré des chemins parcourus, souvent dans des conditions périlleuses (embarcations précaires, surchargées ; containers…) et quelquefois dramatiques (décès de compagnons d’exil). Insécurité et précarité jalonnent ces voyages chaotiques qui peuvent durer quelques jours ou quelques années.
11Cumuler migration et clandestinité confronte inévitablement à une réalité souvent menaçante et inhospitalière, peu propice à une acculturation positive. Échouer en rétention ébranle la fantasmagorie vitale, résolument salvatrice du projet migratoire.
Un contexte particulier pour le soin
12Concernant la santé des retenus, la circulaire (n° 99/677) du 7 décembre 1999 prévoit : « La situation des étrangers placés en rétention est très sensible. La perspective d’une mesure d’éloignement constitue souvent pour eux un stress particulièrement intense qui peut être source de manifestations somatiques et psychiques et de situations conflictuelles. Ainsi, il est recommandé au personnel soignant d’être attentif aux conditions non seulement sanitaires mais aussi psychologiques et ou psychiatriques de la rétention »
13Derrière cet écran de mots se profile un positionnement professionnel très atypique en lien direct avec le site et la complexité des relations, tant avec les autres intervenants internes ou externes du CRA, qu’avec les retenus.
Une éthique professionnelle éprouvée
14Le placement en rétention implique différentes institutions, certaines délocalisées (préfecture, justice, agence régionale de santé), d’autres présentes sur le lieu de rétention (police, Ofii, Cimade, hôpital) en proportion toutefois inégale. Si toutes ces institutions ont en commun une inclination vers une même personne migrante, pour autant, elles ne constituent pas un corpus unique. Leurs déontologies, leurs missions sont différentes, parfois même antagonistes et leurs influences disparates.
15La latitude des soins se trouve ainsi implicitement biaisée par des impondérables intrinsèques au lieu. La rétention soumet soignant et soigné à une temporalité atypique qui peut brider l’efficience du soin. Le temps, parfois distendu par une attente lancinante, peut brusquement exploser et n’être que fulgurance lorsqu’une sortie (expulsion, libération) se fait imminente sans autre préavis, soustrayant alors la personne retenue aux démarches thérapeutiques éventuellement en cours. Les anticipations diverses et projets hypothétiques peuvent amenuiser mais non contrôler les corollaires de ces contingences administratives et le soin, si souvent ignoré par les migrants « sans-papier » à cause de leur indigence ou par crainte de la dénonciation, est certes accessible mais limité. La procédure qui encadre la constitution des dossiers « étrangers malades » illustre également cette situation. Ces documents censés protéger les patients atteints de maladie grave, en leur permettant d’être soignés sur le territoire français, seront soumis in fine au pouvoir décisionnel de l’administration préfectorale.
16Citons l’exemple de ce Palestinien, d’une vingtaine d’années, victime en 2006 d’un bombardement qui simultanément le blessa et tua son père et des amis. Il est en France depuis deux ans et suivi médicalement pour un syndrome post traumatique et des douleurs chroniques invalidantes consécutives aux éclats de roquettes. Il a déjà entrepris de constituer un dossier étranger malade, sans toutefois aller au bout de sa démarche. Le médecin de l’ARS du lieu de rétention sera saisi par le médecin du CRA afin de donner un avis concernant la délivrance d’un titre de séjour pour soins. Néanmoins, la préfecture programmera un vol d’expulsion. Le juge des libertés et de la détention, saisi par la Cimade, ordonnera sa mise en liberté immédiate.
17Durant ce temps, soit environ deux semaines, ce jeune Palestinien combattra à sa manière la menace d’expulsion, par une grève de la faim qui nécessitera une hospitalisation.
18Ainsi notre éthique professionnelle est-elle sans cesse confrontée à la mécanique expulsive pour qui l’intérêt du patient ne prévaut ni naturellement ni obligatoirement.
Une identité soignante à affirmer
19Soigner en rétention signifie prodiguer des soins dans un lieu qui enferme et expulse des êtres « non criminels », comme ils se définissent eux-mêmes. Une telle antinomie est active et porteuse d’ambigüité. L’identité professionnelle du soignant n’y est pas chose acquise et peut être ébranlée à chaque instant, y compris de la part des migrants. La défiance à notre égard est parfois palpable. Elle peut définitivement se cristalliser à l’état brut ou dans un pseudo compromis relationnel de façade, ou encore sous la forme de comportements agressifs. Reste à observer cette défiance sous le prisme d’un transfert possible sur le soignant, transfert chargé d’événements signifiants personnels ou même historiques. Baubet attire notre attention sur l’importance de ce transfert culturel : « Le clinicien doit être bien conscient des biais introduits par sa propre appartenance culturelle en situation d’examen : il n’est pas un être universel mais un homme singulier avec une identité individuelle, sociale, professionnelle et culturelle » (Baubet 2003 : 61).
20Que représente ce professionnel, avant tout français, pour un retenu dont les ancêtres ont payé de leur sang leur investissement auprès de l’Etat français sans aucune reconnaissance a postériori ?
21Que représente cette blouse blanche qui, ailleurs a pu collaborer à des exactions, des tortures ?
22Que représente cette femme qui travaille ?
23L’identité mais aussi l’espace professionnel du soignant sont régulièrement testés en particulier par les policiers. Il faut alors redéfinir les codes, fixer les limites : frapper à la porte de l’infirmerie avant d’entrer, ne pas s’immiscer dans les consultations, respecter le secret médical qui ne peut être enfreint sous aucun prétexte, quitte à essuyer des attitudes hostiles, des plaintes par voie de presse… situations inhabituelles pour notre profession et rendue propice par l’absence d’un espace interinstitutionnel de communication. Selon Bleger (2012 : 52), « nous pouvons nous comporter comme des individus en interaction dans la mesure où nous participons à une convention de règles et de normes qui sont muettes mais qui sont présente ». Le groupe se lie donc sur fond de sociabilité syncrétique. Toutefois, si cette figure de fond, cette « gestalt » n’est pas créée, n’est pas pensée, le groupe et le développement de chacun, de chaque sous-groupe en sont perturbés.
24Car selon les termes de Douglas (2004 : 39), « la personnalité juridique ne suffit pas et ne présume d’aucune affectivité propre aux personnes morales ». En somme, sans élaboration de réflexion commune autour du retenu en tant que personne, chaque groupe d’intervenants est donc entravé dans ses fonctions et fragilisé.
25Les propos de Bleger (2012 : 57) prennent, au final, tout leur sens en rétention : « toute organisation a tendance à maintenir la même structure que le problème qu’elle essaie d’affronter et pour lequel elle a été créée ». Ainsi, le dispositif sanitaire au CRA, et probablement les autres organisations, finissent-ils par avoir les mêmes caractéristiques que les retenus eux-mêmes : isolement, rejet, difficultés de reconnaissance identitaire, précarité -les postes infirmiers ne sont pas pérennes car budgétisés annuellement.
Une relation soignant-soigné atypique
Une interaction transculturelle agissante
26L’espace transculturel de la rencontre soignant-soigné est un kaléidoscope de miroirs aux couleurs de l’altérité. Il appartient au soignant d’en être conscient afin de pouvoir établir une véritable alliance de soin.
27Accepter de rencontrer l’altérité nous incite à traverser et à dépasser ce que Freud a nommé « l’inquiétante étrangeté ». Le sentiment d’inquiétante étrangeté survient lorsque l’une ou l’autre des frontières catégorielles élaborées par le psychisme (conscient-inconscient, passé-présent, imaginaire-réalité, mort-vivant…) vacille. Ainsi selon la psychanalyse, cette atteinte des frontières du psychisme plonge l’être dans un univers quasi inconnu, aux limites différentes. Tout ce qui devait rester enfoui, secret, le refoulé, prend forme, menaçant la part consciente de nous-même, incarnant un double étranger, dangereux, divulguant ainsi notre propre fragilité. L’image de notre propre altérité se révèle par la rencontre avec l’altérité de toute autre personne indigène ou non. Ce reflet peut être générateur d’une très forte anxiété, un sentiment d’inquiétude, terreau fécond pour le rejet, l’agressivité et par-delà même, en situation interculturelle, pour le racisme (Moro 2009).
28Afin d’accéder à la « neutralité bienveillante » nécessaire à toute alliance de soin et à toute relation d’aide, le soignant se doit d’être le plus empathique possible avec sa propre altérité, en étant capable de repérer et de faire évoluer ses propres parts d’ombre.
29Pour reprendre les fondements de l’ethnopsychanalyse de Devereux (1983), le fonctionnement psychique de chaque être humain est analogue. Cette universalité psychique sous-tend une équivalence totale entre toutes productions psychiques, quel qu’en soit le contenu, la structure. Leur dévoilement nécessite d’emprunter une ligne de lecture culturelle : le codage culturel.
30En définissant les bases des connaissances, croyances, coutumes, des manifestations religieuses, artistiques, intellectuelles d’une société, la culture inscrit la personne dans une appartenance perceptive spécifique, une manière d’être au monde et de l’appréhender.
31Toutefois, cette inscription n’est pas immuable et pourra s’imprégner d’autres palettes culturelles, au cours d’un processus acculturatif plus ou moins réussi. Le migrant est un être en voie de « métissage » selon les termes de Moro. « Son voyage l’a conduit dans un autre monde qui aura une action sur lui comme lui d’ailleurs aura une action sur ce monde » (Moro 2009 : 38). Cette réciprocité est essentielle à intégrer dans le soin aux migrants et doit permettre au soignant, en particulier, de s’interroger sur les représentations et les théories étiologiques de la maladie
32Chaque culture définit son désordre ethnique, sa façon d’être « pas normal » et d’être malade. De la sorte, un symptôme peut-il relever du paradigme mal-malheur-malchance (Nathan 1993). Les causes en seront alors la possession par un être du monde invisible, un ancêtre, une attaque par un sorcier cannibale, une transgression de tabous, une perte d’âme. Pour y pallier, des figures emblématiques interviennent tels les marabouts, les sorciers, les guérisseurs, les chamanes, pratiquant des rituels, des actes de voyance, prescrivant des sacrifices, des actes réparateurs, des pratiques magico-religieuses.
33Ainsi, Mohamed, un maghrébin trentenaire, qui après avoir signifié qu’il avait pris froid dans la nuit, s’est comporté d’une manière inhabituelle et « étrange » : isolement dans sa chambre, refus alimentaire, démarche titubante puis immobilité totale sur un banc, enseveli sous un amas de couvertures, mutisme total, allongement sur le sol dans les couloirs… Il acceptera un entretien et choisira d’être accompagné d’un retenu compatriote dont le bilinguisme et la connaissance des croyances culturelles de Mohamed enrichiront les échanges. Mohamed pourra ainsi évoquer sa crainte profonde d’« Aisha Khendisha », être maléfique du monde invisible, vivant près des sources d’eau, apparaissant la nuit et s’introduisant dans les corps pour assouvir ses fantasmes (Crapanzano 200, Chlyeh 1999). Mohamed a déjà été possédé par elle. C’est elle qui est à l’origine de son alcoolisme. Une lecture soutenue du Coran par un marabout l’en avait guéri. À la suite de l’entretien, le comportement de Mohamed se « normalisera ».
34Il est évident que face à un « désordre étranger », il est important que le soignant puisse apporter un regard distancié sur la situation. Cela implique un décentrage (Moro 2009), une capacité à lâcher prise, à accepter l’incompréhension, à accueillir des logiques différentes, sans jugement, sans échelle de valeur et permet ainsi de conscientiser et d’analyser le contre-transfert, qui concerne toute approche clinique et que Devereux (2012 :75) définissait ainsi : « Le contre-transfert est la somme totale des déformations qui affectent la perception et les réactions de l’analyste envers son patient ».
35Pour autant la frontière entre altérité culturelle et bizarrerie psychiatrique n’est pas nécessairement manifeste et le risque de les confondre reste réel.
Une confrontation au traumatisme
36Nombre de personnes retenues ont été soumises au préalable à des événements générateurs de traumatisme : viols, tortures physiques ou psychologiques (simulacres d’exécutions, témoins oculaires ou auditifs de viols, de meurtres…). Ces événements foudroyants et inattendus confrontent directement l’individu à la mort ou à la destruction psychique et ne lui laissent aucun accès à un mode de défense. La personne est sidérée, plongée dans l’effroi : un instant de vide, sans affect ni pensée qui concorde avec une effraction traumatique du psychisme.
37Certains n’en garderont pas de séquelles. D’autres développeront un magma de troubles constituant la “névrose traumatique”. Ces troubles peuvent apparaitre rapidement ou après une période de gestation plus ou moins longue. Parmi eux, des symptômes de reviviscences sensorielles et perceptives se manifestent : la personne revit littéralement à l’identique un élément de la scène traumatique. Elle est sujette à des souvenirs intrusifs, des cauchemars traumatiques. Une attitude d’évitement phobique peut également se développer, afin d’exclure tout ce qui pourrait réactiver l’émergence de l’événement. Certains manifesteront une hyper vigilance, en guise de rempart protecteur, entrainant méfiance, troubles du sommeil. D’autres éléments cliniques peuvent encore apparaitre : changement de personnalité, problèmes psychosomatiques (eczéma…), auto-dévalorisation accentuée, tristesse, fatigue, agressivité incontrôlée, conduites addictives. S’y ajoutent parfois des sentiments marqués de honte, de culpabilité, sentiments enracinés dans la dimension transgressive que représente le fait de “voir” la mort.
38Les personnes traumatisées rencontrées en rétention ont souvent été confrontées à la monstruosité humaine et peuvent être en difficulté pour retrouver un sentiment de sécurité, une confiance dans l’autre (Lachal 2006). Leur vulnérabilité est encore renforcée par des bribes ordinaires de la vie en rétention (menottage, présences d’uniformes, enfermement, soupçon identitaire, menaces de rupture liées à la réalité de l’expulsion). Le contexte de la rétention peut réactiver des blessures, impulser des reviviscences, faire émerger des réalités douloureuses jusque-là enfouies.
39Cela aboutit parfois à des mises en mots de vécus traumatiques qui requièrent un cadre thérapeutique solide, sans ambiguïté.
40Le cadre contient, sécurise le patient a fortiori lorsque son désordre intérieur est vivace. L’attitude du clinicien s’inscrit comme un élément de ce cadre. Selon Bleger (2001 : 261), “Le cadre est un méta comportement, et les phénomènes que nous allons distinguer en tant que comportement en dépendent. Il est l’implicite dont dépend l’explicite.” Or, le récit traumatique confronte le soignant à l’horreur humaine et engendre des réactions émotionnelles pouvant aller du sentiment d’impuissance au dégout ou à l’hostilité vis-à-vis du patient (Lachal 2006). Certains douteront même de l’authenticité des dires de la personne et la soupçonneront de chercher à se soustraire au placement en rétention. Certes, les récits traumatiques sont souvent décousus, anachroniques. Ils manquent parfois de cohérence. Pour autant, cela ne présage pas d’un mensonge mais bien de l’état de dissociation, état de conscience hors du temps, hors du réel, qui accompagne le vécu traumatique. Comme l’écrit Lachal, « du fait de la « nature » du traumatisme, il y a toujours un ombilic, un trou dans le registre symbolique et donc dans les processus narratifs : aucun mot, aucune représentation ne peut traduire ou représenter le vécu d’anéantissement. » (Lachal 2012 : 242). Douter du récit traumatique dans l’espace de crise que constitue la rétention, rompt toute alliance de soin et crée l’ouverture d’une brèche propice à des passages à l’acte irrépressibles et graves. Accueillir ce même récit, c’est permettre à la personne de briser le mur du silence, de l’isolement, d’envisager une ébauche de reconstruction qui cependant reste tributaire de décisions administratives.
41Dans ce contexte d’expulsion imminente, le récit traumatique, tout juste éclos, s’expose brutalement, impérieusement dans des sphères publiques, juridiques et administratives, qui demandent à être convaincues. Une non-reconnaissance de la personne traumatisée, en tant qu’étranger malade ou demandeur d’asile, peut retentir comme une re-traumatisation, une nouvelle injonction à disparaître et ce, d’autant plus violemment que la personne se sent encore menacée en cas de retour au pays.
Conclusion
42La logique politique d’expulsion scande l’absence d’identité de l’« étranger sans-papier ». Le soin repose sur la connaissance et le respect des besoins d’autrui. En ce sens, il rend légitime tout ce qui constitue la personne et dont découle son identité. Au-delà de tout paradoxe, il engage dans une valorisation humaine et ce, avec d’autant plus de force qu’il s’exerce dans un milieu hostile. En rétention, le soin est un entrelacs de complexité humaine et sociétale qui nécessite la création d’un véritable espace transculturel entre soignant et soigné mais aussi d’espaces intermédiaires interprofessionnels, lieux de médiation, d’échanges, propices à la réduction des effets négatifs du contre-transfert, et donc bénéfiques à la sécurité et à la reconnaissance de la personne retenue.
43En matière de santé publique, y compris en centre de rétention, l’intérêt de l’être humain doit rester une priorité.
Bibliographie
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- Bleger J. Psychanalyse du cadre psychanalytique. In : Kaës R. Crise, rupture et dépassement. 3eme édition Paris : Dunod ; 2001. p. 257-276.
- Bleger J. Le groupe comme institution et le groupe dans les institutions. In : Kaës R. L’institution et les institutions. Études psychanalytiques. Paris : Dunod ; 2012. p. 47-61.
- Chlyeh A. Les Gnaoua du Maroc – Itinéraires initiatiques, transe et possession. Grenoble : La Pensée sauvage ; 1999.
- Crapanzano V. Les Hamadcha. Une étude d’ethnopsychiatrie marocaine. Paris : Institut d’Édition Sanofi-Synthélabo ; 2000.
- Devereux G. Essais d’ethnopsychiatrie générale. Paris : Gallimard ; 1983.
- Devereux G. De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement. 4eme édition. Paris : Flammarion ; 2012.
- Douglas M. Comment pensent les institutions. 4eme édition. Paris : La Découverte ; 2004.
- Lachal C. Le partage du traumatisme. Contre-transferts avec les patients traumatisés. Grenoble : La Pensée sauvage ; 2006.
- Lachal C. Contre-transferts et traumatismes. In : Mouchenik Y, Baubet T, Moro MR, Éds. Manuel des psychotraumatismes. Grenoble : La Pensée Sauvage ; 2012. p. 229-249.
- Nathan T. La folie des autres. Traité d’ethnopsychiatrie clinique. Paris : Bordas ; 1986.
- Nathan T. Le sperme du diable. Paris : Presses Universitaires de France ; 1993.
Sources électroniques
- République Française. Loi « Bonnet » n°80-9 du 10 janvier 1980 relative à la prévention de l’immigration clandestine. www.legifrance.gouv.fr.
- République Française. Loi « Peyrefitte » n°81-82 du 2 février 1981 renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes. www.legifrance.gouv.fr.
- République Française. Loi n°81-973 du 29 octobre 1981 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France. www.legifrance.gouv.fr.
- République Française. Ministère de l’emploi et de la solidarité, Secrétariat d’état à la santé et à l’action sociale, Ministère de l’intérieur, Ministères de la défense.
- Circulaire n°99/677DPM/CT/DH/DLPAJ/DEF/GEND du 7 décembre 1999 relative au dispositif sanitaire mis en place dans les centres de rétention administrative. www.sante.gouv.fr.