L'Autre 2014/3 Volume 15

Couverture de LAUTR_045

Article de revue

Matrice des usages et interprétations du rêve au Maghreb

Pages 283 à 291

Notes

  • [1]
    Sourate 4 du Coran.
  • [2]
    La Kahina, reine et chef de guerre de la deuxième moitié du VIIe siècle, appartenant à la tribu berbère judaïsée des Djerawa, dans les Aurès, est une devineresse dont la réputation a traversé le temps. Son épopée nous est racontée en 1396 par Ibn Khaldoun dans l’Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale (1852, traduction). Après lui, un autre historien et géographe arabe, Léon l’Africain (1956) dit Hassan el Wazzan décrit en 1526 des pratiques de divination dans le prolongement de la tradition préislamique, forcément berbère.
  • [3]
    Ibn Qayyem Al Jawziyah (691-751) avait écrit les règles concernant le nouveau-né (2003). Après une lecture critique des traductions d’Aristote, Averroès (1126-1198) en fait un commentaire magistral.
  • [4]
    Hadith : littéralement « tradition narrative » qui complète ou clarifie les normes coraniques et dont chaque séquence est dûment authentifiée et répertoriée.
  • [5]
    Médecin arabe (830-911) de confession chrétienne et traducteur prolifique en trois langues (arabe, grec et syriaque). Il a entre autres traduit Gallien (L’anatomie), Hippocrate (Les Aphorismes) et Platon (La République).
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1Le rêve est un récit qui demande à être interprété pour accéder à une signification dissimulée, mise en œuvre grâce à des processus substitutifs qui puisent dans le symbolisme de la culture. Les éléments dont se souvient le rêveur ne constituent qu’un contenu manifeste tandis que le travail d’interprétation consiste à aller au-delà de ce qui a été travesti, déformé, condensé, déplacé par l’activité psychique du rêveur. Cette interdépendance entre les processus substitutifs à l’œuvre dans l’activité onirique, le symbolisme et la culture, fait du rêve « le lieu privilégié de ce qui se noue entre l’individu et son univers culturel » (Pierre 2012 : 35). Cela suffit pour qu’il soit institué en outil de choix dans la clinique transculturelle car son récit, comme son interprétation, connectent le sujet avec sa culture et ouvrent la voie à une élaboration sur soi. Cette double fonction pose deux nécessités : prendre en considérations les usages et la fonction du rêve dans le contexte auquel appartient le rêveur, se fonder sur les éléments culturels qui le structurent pour en faire des leviers thérapeutiques, conformément à ce qui est préconisé par l’ethnopsychiatrie qui permet que le thérapeute et son patient ne partagent pas la même culture. Pour que le thérapeute comprenne les productions culturelles d’un patient d’une culture différente de la sienne, un savoir anthropologique lui est alors nécessaire. De manière conventionnelle, dans la conduite d’une thérapie, il lui faut se soumettre à une règle classique et n’interpréter que ce qui affleure à la conscience. Il faut néanmoins envisager que, dans toutes cultures, certaines « choses » font l’objet d’un refoulement superficiel. Dans ce cas, dès lors qu’il s’agit du rêve, il peut être dérogé à cette règle en interprétant plus hâtivement les éléments oniriques évoqués. Devereux (1973 : 353) soutient en effet qu’on peut, au début d’un processus analytique, interpréter les récits oniriques d’un patient issus d’une culture qui accorde une place privilégiée à la vie onirique et suscite « des rêves déjà stylisés, dont le contenu manifeste aura été plus ou moins consciemment corrigé et élaboré au préalable » de manière à les mettre en conformité avec le modèle « exemplaire ».

2Nos rencontres cliniques avec des patients originaires du Maghreb, en l’occurrence des femmes, nous amènent à interroger le modèle qui oriente l’activité onirique et l’onirocritique. Que dit-on des rêves au Maghreb ? Leurs usages sont-ils en tous points compatibles avec ceux en vigueur dans la clinique complémentariste, ou bien faut-il prendre en compte des éléments de spécificité et s’y adosser pour plus d’efficacité clinique ?

Méthodologie

3C’est pour répondre à ces questions que nous avons pris le parti d’utiliser une méthodologie qui croise enquête de terrain, analyse de sources historiques et lectures sur les usages du rêve dans la tradition musulmane.

4L’enquête est réalisée auprès des femmes, dans deux régions du Maghreb qui ont pour point commun une appartenance à un même sous-groupe berbère (zénètes) : le Touat-Gourara, dans le Sahara algérien, et la région d’Angad, au nord-est du Maroc. Des femmes d’un milieu rural ont été interrogées sur les pratiques de protection des mères et des bébés et sur l’éventualité d’une utilisation spécifique des rêves pendant la grossesse et le post-partum. Notre intérêt pour cette phase de la vie s’explique par le fait qu’elle soit accompagnée par des phénomènes psychiques spécifiques : un équilibre et un état relationnel modifiés accompagnés d’une transparence psychique résultant d’un abaissement du refoulement qui produit un afflux de réminiscences anciennes, ce qui suscite une plus grande activité onirique (Bydlowski 2000). Si le rêve emprunte ses significations à la culture, s’il se nourrit des expériences précoces qui structurent la psyché, il peut alors être utilisé dans une visée préventive ou thérapeutique précisément dans les phases qui nécessitent une protection de la vie.

5Les femmes interrogées (7 pour Angad, 15 pour le Touat-Gourara) disposent d’une connaissance approximative des éléments de l’ordre d’une trame symbolique pour interpréter les rêves et y accordent une valeur prémonitoire. Ce que nous avons pu observer dans ces deux localités est plus complexe qu’il n’y paraît car, indéniablement, des orthodoxies religieuses nouvelles, au nom de la rationalité et du principe selon lequel le divin ne saurait s’accommoder d’un partage des pouvoirs, ont initié un processus paradoxal qui tend à discréditer l’onirocritique et les pratiques prophétiques alors même qu’elles sont séculaires et qu’elles font partie du fond anthropologique. Paradoxalement, sur d’autres aspects, une forme de dogmatisme et de purisme incite à un retour aux sources du religieux et aux pratiques originelles, notamment en réactualisant une thérapeutique par invocations divines qui s’apparente à l’exorcisme (roquia) et en remettant au goût du jour des publications de la période du plein essor de la civilisation musulmane, dont Le livre des songes d’Ibn Sirin. Il n’en demeure pas moins que ces pratiques ne sont réactualisées que sous une forme « ré-inventée » correspondant à du néo-religieux.

Des rêves au féminin

6Au Maghreb, les discours profanes et religieux ne font pas de différence entre le masculin et le féminin pour ce qui est des rêves, de leur valeur et des procédés de leur interprétation. Les femmes sont cependant plus attentives à une activité onirique qu’elles mettent aisément en récit. Cet investissement est lié à un facteur de compulsion féminine (Virolle-Souibes 1995) qui consiste à rechercher le fèl de façon individuelle ou collective. Dans la notion de fèl, il faut entendre tout indice (paroles, bruits, personnes croisées, association d’objets, présence de traces…) annonciateur d’un bon événement. Cette orientation émotionnelle découle d’une vulnérabilité sociale ou « condition en butte à l’angoisse permanente d’un destin néfaste qu’il faut conjurer dans la tension implacable du subir et du faire » (Virolle-Souibes 1995 : 2354). Un jeu féminin, encore pratiqué à Alger, est un exemple de cette quête du fèl.

Le jeu de la boqala

7Dans sa forme originale, le jeu de la boqala rassemble des femmes, des jeunes filles autour d’une cruche (boqala) d’eau et d’un rituel défini, en une nuit de pleine lune. L’une d’entre elles fait un nœud à un foulard en destinant secrètement le poème déclamé à une autre. Ce poème, annonciateur de rencontre amoureuse, d’amour, de mariage ou de séparation, est puisé dans un corpus spécifique (M’hamsadji 1989). Les poèmes, par leur rythme en rimes et leur contenu métaphorique, imagé, allusif, espiègle et romancé, visent l’induction d’un rêve et l’orientation de son contenu. C’est à cette condition, dit-on, que la divination d’une rencontre pourra se réaliser. La croyance est qu’une continuité entre un poème et le rêve qu’il a induit signe la réalisation de la prophétie. Ceci nous rapproche de la technique du rêve induit qui est connue depuis l’antiquité et dont les mécanismes psychophysiologiques ont été décrits par LaBerge (1997).

Les rêves induits au Maghreb

8Pour obtenir un rêve annonciateur d’exaucement on peut aller jusqu’à dormir dans un lieu sanctuarisé par un marabout et spécialisé dans l’exaucement onirique. Le protocole inducteur de rêves (incubation) préconise une position couchée sur le côté droit, après l’exécution d’ablutions et la récitation de versets du Coran. Ces rêves, considérés comme provenant de Dieu (bushra min Allah) sont des rêves messagers (ru’yat). Il s’agit d’un hulm (arabe littéral) ou d’un mnèm (arabe dialectal) s’il est trivial, mauvais ou confus, par conséquent inspiré par le démon.

9En réalité, ce procédé d’incubation est une synthèse entre la forme antique grecque décrite par Kilborne (1978) qui se déroulait dans les grottes, et l’istikhâra des musulmans consistant à dire une prière lorsqu’on se trouve dans l’indécision, que l’on doit faire un choix et qu’on escompte un signe en rêve. Au Maroc, l’istikhâra est pratiquée dans les grottes de Lalla Taqandout et de Sidi Chemharouch, dans le Haut Atlas (Basset 1999). Actuellement, ces sanctuaires sont discrédités car considérés comme des lieux de pratiques illicites aux yeux d’un Islam qui se veut puriste.

Rêve et divination au Maghreb

10L’idée que le rêve remplit une fonction prémonitoire est encore prédominante dans la vie des femmes au Maghreb. En les racontant, elles expriment une espérance, se libèrent de leurs inquiétudes, recherchent le moyen de déjouer la prémonition. La relation à cet aspect divinatoire est problématique dans son rapport à la religion car la divination est considérée comme une hérésie et un glissement vers l’idolâtrie par une orthodoxie montante. Même lorsque les sciences divinatoires ont été à leur apogée, l’Islam n’a jamais été homogène et se distribuait entre, d’une part une orthodoxie soucieuse de soumission à des règles issues de la tradition prophétique, et d’autre part un courant mystique. Quand l’orthodoxie combat le prestige des devins à qui il est reproché de porter ombrage au pouvoir politique, la mystique soufie quant à elle considère que le songe est un événement initiatique, la source d’une révélation permanente, un instant d’éveil au divin (Lory 2003).

11Dans le corpus attaché à l’Islam [1], les devins sont assimilés à des usurpateurs et leur rétribution est fermement condamnée. La divination s’est revendiquée comme étant d’essence religieuse et s’est efforcée de gagner une légitimité en utilisant les ritualités mises en œuvre en Islam, pour que ses protagonistes ne s’exposent pas à l’anathème (Virolle-Souibes 1995). En réalité, lorsque l’Islam a été introduit au Maghreb, il portait en lui tous les ingrédients d’une recomposition culturelle qui ne pouvait que produire des prophètes locaux sous la forme de marabouts, ce qui finalement a contribué « à l’acclimatation, puis à l’implantation durable de la religion musulmane et de son modèle prophétique » (Virolle-Souibes op. cit. : 2354). L’Islam avait en effet déjà emprunté des éléments à d’autres traditions culturelles depuis l’antiquité et portait en lui de quoi permettre des réappropriations et réinterprétations, un syncrétisme dans la sphère magico-religieuse, jusqu’à ce que l’on ne puisse plus distinguer ce qui est proprement berbère de ce qui est exogène. Les sources historiques confirment que les contextes idéologiques et religieux influencent les pratiques de divination et déterminent le statut des praticiens. Leur réprobation, pour non orthodoxie religieuse, avait entraîné leur féminisation [2] (Virolle-Souibes et Titouh-Yacine 1983).

12La période qui s’étend du VIIe au XVe siècle n’est pas entièrement dominée par les pratiques mystiques ou irrationnelles. En même temps que la médecine [3] est traduite du grec, l’Islam est introduit en Espagne par des conquérants arabes familiers des sciences occultes et des pratiques divinatoires. Des devins venant de contrées arabes ou persanes se sont alors ajoutés aux devineresses locales.

13En réalité, cette période a déjà été initiée à la pensée philosophique grecque. On peut situer le début de cette initiation au premier siècle, grâce aux chrétiens d’Orient qui ont joué un rôle important dans une transmission qui s’est étendue jusqu’en Perse par le biais d’un mouvement de traduction en arabe, via le syriaque, le pehlevi, et dans une moindre mesure le latin et le sanskrit. Ce mouvement s’est ensuite intensifié entre le VIe et le VIIIe siècle en médecine, astronomie, mathématiques et bien évidemment, en sciences occultes (Vernet 1985).

Conceptions du rêve en Islam

14La mention du rêve divinatoire apparaît dans les hadiths[4], avec une conception qui n’est pas fondamentalement différente de ce qui prévaut dans les autres monothéismes.

15Dans ce domaine, Ibn Sirin apparaît comme la principale référence (né en Irak, à Basra et a vécu entre le VIIe et le VIIIe siècle). Le livre des songes (Kitâb al-ru’ya) est, semble-t-il, une œuvre apocryphe dont la plus ancienne version arabe connue est datée du XVe siècle. Il y a cependant une certitude sur l’existence de versions antérieures car elles ont été mentionnées dans une traduction en grec, puis en latin depuis la version grecque autour de l’An Mil (Vernet op. cit.).

16En raison de similitudes significatives, aux niveaux symbolique et mythique, entre l’onirocritique d’Ibn Sirin et l’Onirocritica d’Artémidore d’Ephèse (IIe siècle), il y a une certitude sur le fait que l’onirologie arabe ait été influencée par la tradition antique grecque. Cette influence s’est exercée par le biais de traductions, dont l’une est formellement attribuée à Hunayn Ibn Ishâq [5].

17Ibn Sirin utilise le terme de rou’ya (vision) pour désigner le rêve, ce qui l’inscrit d’emblée dans le domaine métaphysique et lui confère une valeur prophétique. Le rêve n’est considéré comme vrai et prophétique que s’il émane du divin. Ses indications ont alors une valeur d’avertissement, d’alerte, d’ordre ou d’interdiction. Il peut aussi exprimer un désir, indiquer un souci, une peur, de la tristesse. Il est satanique, incitatif au mal, détestable ou mauvais présage s’il s’agit d’une fausse vision. Il est alors conseillé de ne pas en faire le récit et de se prémunir du risque de sa réalisation par une récitation religieuse indiquée (ayat l’kursi).

Valeur des rêves

18Des sources disponibles depuis l’antiquité ont suggéré à Ibn Sirin une intuition selon laquelle le rêve est lié à la temporalité du sommeil. Plus récemment, grâce à la neurobiologie et à l’exploration du sommeil, on sait que le rêve s’organise en cycles ou stades qui se succèdent et varient en fonction de l’activité cérébrale et de son rythme. Le rêve survient à ce stade du sommeil le plus profond qui est marqué par une activité cérébrale intense, proche d’un état de veille et corrélée à des mouvements oculaires rapides (sommeil paradoxal). Il aurait pour objectif la re-programmation neurologique itérative pour préserver chez l’individu l’hérédité psychologique qui est à la base de sa personnalité (Jouvet 1992). En d’autres termes, les productions oniriques servent à reconstituer la totalité de notre équilibre psychique.

19Ibn Sirin a eu une intuition selon laquelle l’activité onirique est modulée par des indicateurs temporels car il a distingué les rêves diurnes des nocturnes qui sont les plus forts, ceux de l’aube quant à eux plus vrais.

20Selon lui, le récit d’un rêve doit être adressé à un interpréteur qualifié, capable de fonder sa technique sur une bonne maîtrise de la culture littéraire et de la poésie, lesquelles fournissent les thèmes et les symboles nécessaires au décryptage. Ces préalables signent la reconnaissance d’une expertise spécifique à l’interprétation qui, selon lui, doit également s’appuyer sur une culture religieuse et sur une connaissance du Coran pour y puiser les supports d’analogie indispensables. L’exemple qu’il donne constitue une figure métaphorique et fait référence à Abraham qui, pour suggérer à son fils de répudier sa femme, lui dit « change le pas de la porte » (Ibn Srin op. cit. : 23). Le mythe d’Abraham en lui-même fait référence au rêve à travers « une vision » qui délivre d’une injonction divine, celle du sacrifice d’Ismaël.

21Ibn Sirin mentionne par ailleurs l’importance du registre émotionnel qui doit être mobilisé dans la procédure d’interprétation des rêves. Un personnage important lui relate le rêve suivant : « j’ai vu en rêve que toutes mes dents sont tombées ». Avant toute interprétation, il lui demande si ce rêve ne l’a pas ennuyé pour ne lui donner finalement qu’une interprétation de surface « en se bornant à l’apparence des termes », en se gardant de lui livrer que, conformément à une « indication de fond », les dents représentent les proches sur une lignée. Une autre situation l’amène à attribuer aux dents une valeur symbolique différente en considérant que leur perte prédit une rupture de filiation dès lors qu’on « prend en compte le fond de l’indication et non l’apparence du terme dent » (Ibn Sirin ibid. : 10). Ces considérations évoquent une technique d’associations libres dont le but est de faire surgir à la surface le contenu inconscient du rêve. Ibn Sirin serait alors un précurseur de la conception psychanalytique du rêve.

Processus d’interprétation ou onirocritique

22Ibn Sirin avait très clairement décrit les mécanismes à mettre en œuvre dans l’interprétation pour se rapprocher de l’essence du rêve qui « englobe tout à la fois un syllogisme, une imagination, une comparaison et une supposition ». L’interprétation doit, selon lui, se baser sur la signification des mots, sur leur dérivation sémantique depuis une signification initiale, sur la « prononciation des mots », en l’occurrence leur forme phonologique. Il donne l’exemple du coing qui, en arabe, se dit seferdjel. Sa vision en rêve peut signifier un voyage à cause du fait que cette dernière notion s’exprime par sefer. Les visions du rêve sont susceptibles d’être traduites dans la réalité par elles-mêmes ou par leur contraire. Ainsi, les pleurs désignent une délivrance, le rire un chagrin. Ibn Sirin avait ajouté qu’il était nécessaire de « consacrer une bonne partie de la journée à interroger le rêveur sur sa condition, sa personnalité, son métier, sa famille, son mode de vie, sur ce qu’il savait des questions qu’on lui faisait et sur ce qu’il ne savait pas » (Fahd 1966 : 323). Cette conception se rapproche de l’idée freudienne selon laquelle les éléments du rêve sont « sous la dépendance de certains intérêts et idées passionnels » et qu’ils sont déterminés par « l’arrière-plan psychique ». D’autant que ce sont « les idées et souvenirs du sujet analysé » qui « fournissent la connaissance de ce qu’on appelle la situation psychique » (Freud 1922 : 136).

23Dans l’idée d’Ibn Sirin selon laquelle la cohésion du rêve n’est pas une condition nécessaire pour une interprétation qui ne peut être univoque, il faut entendre une notion de polysémie des éléments du rêve, de sorte que, pour lui, les visions contradictoires nécessitent le croisement d’indications supplémentaires apportées par le rêveur lui-même. Ibn Sirin se fonde sur deux occurrences pour dire que tout symbole « ne se déliera qu’en fonction des interprétations des jugements, des proverbes et des destins » (2008 : 7). La première occurrence est celle d’un souverain qui voit en rêve une grenade, ce qui signifie pour lui un lieu, une propriété qu’il possédera. La deuxième occurrence est celle d’une femme enceinte pour qui la grenade en rêve signifie qu’elle porte une fille. Ibn Srin traite cette polysémie par une activité interprétative associative.

Qualités de l’interpréteur

24Ibn Sirin avait écrit que le rêve ne concerne pas uniquement celui qui a rêvé, mais également un proche ou un semblable. Il accorde ainsi à l’activité onirique une dimension relationnelle. Selon ses termes, l’expertise de l’interpréteur doit être doublée d’intelligence. Il doit avoir un esprit alerte, être éclairé par une connaissance de la condition des personnes, être capable de prendre en considération les « us et coutumes en vigueur » dans les sociétés pour être « à même de juger ce qui est adéquat à un pays donné et ce qui en est originaire » (Ibn Sirin ibid. : 8). Il doit s’interdire de « dévier l’interprétation de sa signification ou en exagérer le sens par désir ou par peur » comme il doit « garder le silence » si le rêve est « détestable » (Ibn Sirin ibid. : 17). Tout élément ayant valeur de symbole ne peut être interprété indépendamment de l’esprit du rêveur. Cela revient par conséquent à affirmer que l’usage systématique d’un système symbolique prédéfini n’a pas de valeur en soi.

Convergence des conceptions du rêve en Islam et dans la psychanalyse

25Comment réinterpréter ces données anthropologiques en les articulant avec la théorie psychanalytique, jusqu’à pouvoir les utiliser cliniquement dans une perspective ethnopsychanalytique ?

26L’enquête réalisée dans le Touat-Gourara nous a révélé que des éléments de l’ordre d’une trame symbolique pour interpréter les rêves étaient encore vivaces et que la conception du rêve passe par le prisme du religieux. Les femmes interrogées dans deux focus-groupes s’étaient montrées dubitatives, surprises par mes questions qui leur semblaient procéder d’une méconnaissance totale de l’Islam. Interrogées sur les conceptions et l’utilisation des rêves en rapport avec la grossesse et le post-partum, elles me répondaient qu’il n’y avait aucune spécificité supplémentaire dans les conceptions ou l’utilisation des rêves et qu’ils n’étaient pas plus abondants au cours de cette période de la vie. Un enfant en bas âge se rapproche alors d’une femme qui me le présente comme étant son fils. Elle m’apprend que, petit, il pleurait beaucoup et avait mis du temps avant d’accéder au langage. Sans faire le lien entre ces éléments du développement de son enfant et un événement de sa propre vie, elle m’apprend que sa belle-mère s’était substituée à elle parce qu’elle avait été longtemps, « saisie » (en dépression) sans pouvoir établir une relation avec son enfant. Ceci peut être interprété comme un trouble des interactions précoce consécutif à un traumatisme et un deuil non résolus, car elle avait en effet perdu une fille en bas âge pendant qu’elle se trouvait à la maternité pour accoucher de ce garçon. Elle évoque ensuite ce rêve fait pendant son séjour à la maternité et qui lui avait fait pressentir qu’un drame était en train de se jouer malgré de gros efforts déployés par sa famille pour la protéger. Dans ce rêve, dit-elle, elle était enceinte et son père s’était présenté à elle pour lui offrir une chaîne en or. Elle dit avoir été surprise par le fait d’avoir réalisé instantanément que cette chaîne n’était en définitive qu’un bracelet, ce qui lui a alors procuré une émotion chargée d’inquiétude. Comment relier ce rêve au système d’interprétation d’Ibn Sirin ? Le bracelet comme la chaînette ne sont pas que des bons signes. Un bracelet en or, s’il est porté au poignet, indique un héritage dont on sera finalement dépossédé. Des bijoux féminins indiquent l’enfantement (fille ou garçon selon le genre nominal de l’objet en question) et évoquent probablement une notion œdipienne car ils sont l’essentiel de la dot qu’un père offre à sa fille au moment de son mariage. Notre hypothèse est que le rêve de cette femme résulte, à un niveau psychique, d’une convergence entre des éléments de nature œdipienne réactivés au moment d’enfanter, une inquiétude générée par les conduites surprotectrices familiales à la survenue de la mort de la fille, et le trauma généré par cet événement. Il reste qu’il réfère à un modèle culturel et à un système symbolique déterminé.

27Dans la mesure où, par essence, le rêve se prête à des interprétations multiples, la tradition onirique du Maghreb peut être conciliée, en pratique et en clinique, avec des conceptions plus occidentales. Aucune production onirique ne peut être univoque, tandis que la recherche de sens est un activateur de pensée. Il n’en demeure pas moins que c’est en allant au plus près de la tradition des sujets qu’on peut faire de l’activité onirique « un puissant facteur de transformation, un réorganisateur de l’espace psychique (Mestre 2001 : 132). Le rêve donne suffisamment de latitude à l’ethnopsychanalyste pour glisser d’un modèle anthropologique, d’une tradition onirique vers une technique plus conforme à la conception ienne.

Freud

28C’est en 1899 que Freud a théorisé ce que l’Antiquité savait déjà : l’activité onirique se nourrit du symbolisme de la culture. Chaque élément du rêve sert de substitut à quelque chose que le rêveur ignore et que l’analyse peut révéler (1900).

29Dans l’activité onirique, les pensées préconscientes, au service d’un désir, sont condensées, déplacées, réduites en matière brute faite d’images d’objets et d’activités. Un travail spécifique d’élaboration va transformer ces substrats (rêve latent) en rêve manifeste. Sous l’effet des contraintes psychiques de la censure et dans une phase d’élaboration secondaire, un processus symbolique intervient pour opérer une transcription dont le but est de rendre ces substrats incompréhensibles autrement que par l’analyse du rêve.

30Le récit du rêve, quant à lui, ne convoque que quelques traces mnésiques. Ce qui est relaté n’est qu’une substitution déformée qui doit nous permettre de nous rapprocher de l’essence même du rêve, à l’aide d’autres formations substitutives que nous faisons surgir par la méthode des associations.

31Pour Freud, les rapports constants existants entre les éléments du rêve et ses substrats sont de nature symbolique (Freud 1915). Le principe de cette constance, connu depuis l’antiquité, est à la base des trames d’interprétation provenant de traditions culturelles et religieuses diverses.

32Dans un ensemble culturel donné, les symboles nourrissent les rêves à bon escient et les constituent structurellement. Ils font sens en exprimant dans le rêve ce qu’ils valent dans la culture. Le rêve ne peut faire sens que parce qu’il « s’organise selon les structures de sa culture » et « emprunte des significations et des cohérences dont se souvient notre fonction cérébrale » (Nathan 2013 : 76).

Conclusion : le rêve comme processus

33Ibn Sirin et Freud préconisent une méthode d’interprétation qui prend en compte tant l’intrigue du rêve que ses éléments partiels. Une différence doit néanmoins être soulignée : l’utilisation du rêve en tant que base inductrice d’associations verbales est moins marquée dans la tradition d’Ibn Sirin. Cette différence s’explique certainement par la croyance en une nature mystique attribuée au rêve. La théorie culturelle qui se rapporte au rêve oriente le contre-transfert entre rêveur et interprétant, conditionne le travail d’interprétation en accentuant ou restreignant l’auto-observation. L’utilisation des données offertes par les trames culturelles d’interprétation des rêves ne remplace pas la technique des associations libres, la seule à même de faire surgir chez le rêveur des souvenirs dont les symboles peuvent être reliés aux substrats même du rêve.

34Toutes ces considérations nous incitent à nous rendre à une suggestion de Nathan pour qui « nous devrions considérer les théories culturelles du rêve telles qu’elles se développent et sont mises en pratique dans les sociétés éloignées dans l’espace et/ou dans le temps, comme déclinant l’ensemble des possibles du rêve » car « une même question admet plusieurs réponses » (op. cit. : 74).

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Mots-clés éditeurs : Maghreb, rêve, Islam, interprétation des rêves, divination, société traditionnelle, symbolisme, femme

Date de mise en ligne : 22/04/2015

https://doi.org/10.3917/lautr.045.0283

Notes

  • [1]
    Sourate 4 du Coran.
  • [2]
    La Kahina, reine et chef de guerre de la deuxième moitié du VIIe siècle, appartenant à la tribu berbère judaïsée des Djerawa, dans les Aurès, est une devineresse dont la réputation a traversé le temps. Son épopée nous est racontée en 1396 par Ibn Khaldoun dans l’Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale (1852, traduction). Après lui, un autre historien et géographe arabe, Léon l’Africain (1956) dit Hassan el Wazzan décrit en 1526 des pratiques de divination dans le prolongement de la tradition préislamique, forcément berbère.
  • [3]
    Ibn Qayyem Al Jawziyah (691-751) avait écrit les règles concernant le nouveau-né (2003). Après une lecture critique des traductions d’Aristote, Averroès (1126-1198) en fait un commentaire magistral.
  • [4]
    Hadith : littéralement « tradition narrative » qui complète ou clarifie les normes coraniques et dont chaque séquence est dûment authentifiée et répertoriée.
  • [5]
    Médecin arabe (830-911) de confession chrétienne et traducteur prolifique en trois langues (arabe, grec et syriaque). Il a entre autres traduit Gallien (L’anatomie), Hippocrate (Les Aphorismes) et Platon (La République).

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