Notes
-
[1]
Lire à ce sujet Paula Schwartz, « Women’s Studies, Gender Studies. Le contexte américain », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, Presses de Sciences Po, 2002/3, N° 75, pp. 15-20.
-
[2]
Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, Collection « Tel », Paris, 1969, p. 50.
-
[3]
Michel Foucault, op. cit., p. 50.
-
[4]
Eric Fassin, « Genre et sexualité. Politique de la critique historique », in Penser avec Michel Foucault (Sous la direction de Marie-Christine Granjon), Karthala, Collection « CERI », 2005, p. 246.
-
[5]
Lire notamment les différents actes de colloque annuel que le Codesria organise sur la thématique du genre (www.codesria.org).
-
[6]
Catherine Coquery-Vidrovitch, Les Africaines. Histoire des femmes de l’Afrique noire du xixe au xxe siècle, Paris, Desjonquères, 1994, 291 p.
-
[7]
Esi Sutherland-Ady et Aminata Diaw (dir), Des femmes écrivent l’Afrique. L’Afrique de l’Ouest et le Sahel, Karthala, Collection « Lettres du Sud », Paris, 2007, 610 p. - Dorothy Driver, M. J. Daymond, Sheila Meintjes et Leloba Molema (dir.), Des femmes écrivent l’Afrique. L’Afrique australe, Karthala, Collection « Lettres du Sud », Paris, 2009, 778 p. - Lihamba Amandina, Moyo Fulata L., Mulokozi M.M., Shitemi Naomi L. et Yahya-Othman Saïda (dir.), Des femmes écrivent l’Afrique. L’Afrique de l’Est, Karthala, Collection « Lettres du Sud », Paris, 2010, 660 p.
-
[8]
Les données utilisées dans cette esquisse sont tirées des sites Internet http://camer.be, http://cameroun-online.com, http://cm.telediaspora.net, http://www.kwalai.com, http://www.cameroon-info.net et de http://www.lecamerounaisinfo.com.
-
[9]
Séverin Cécile Abega, Les violences sexuelles et l’Etat au Cameroun, « Les terrains du siècle », Karthala, Paris, 2007, pp. 171-172.
-
[10]
Séverin Cécile Abega, op. cit., p. 165.
-
[11]
Séverin Cécile Abega, op. cit., p. 150.
-
[12]
Yolande Tankeu, « Cameroun, déviances : marcher nu dans nos grandes cités », http://www.camer.be/index1.php?art=12235&rub=11:1.
-
[13]
Michel de Certeau, Luce Giard, Pierre Mayol, L’invention du quotidien, 2. Habiter, cuisiner, Gallimard, collection « Folio Essais », Paris, 1994, pp. 28-29.
-
[14]
Alfred S., « Douala : elle marche nue », http://www.lecamerounaisinfo.com/Douala-Elle-marche-nue.
1Il semble bien qu’une étude du « genre », peu importe le point de vue à partir duquel on parle, peu importe la perspective, ne peut faire l’économie, au moins d’une connaissance épistémologique, de ce que le concept implique. Ainsi, l’énonciation du genre se fait sur fond d’un ensemble de discours et de pratiques qui le constituent, qui en font l’histoire, et qui sont une ressource sans cesse mobilisée et actualisée en fonction des objectifs poursuivis... Il s’opère aussi ici, de façon constante, comme une discussion et une négociation sur la validité de ce qui constitue le genre, de ce à quoi il faut recourir, stratégiquement... De ce point de vue, on peut dire que le genre est un concept opératoire, c’est-à-dire qu’il vise des actions, des transformations dans le monde social. Il vit du projet fondamental qui le constitue à savoir : œuvrer en vue d’une déconstruction et d’un dévoilement des différents mécanismes de domination qui affectent les femmes dans les divers secteurs de la vie sociale, politique, économique, etc. Par ailleurs, il est important de relever que la controverse, surtout nord-américaine, sur la définition de « genre », sur ses contenus, etc., a beaucoup œuvré en faveur d’une réflexivité des outils, des procédures et des objectifs de ce nouveau champ d’études qui s’est constamment remis en question, engageant par là-même sa propre auto-analyse [1]. De ce qui précède, on peut aussi tirer la conclusion selon laquelle, le concept de genre, pour reprendre une analyse que Michel Foucault effectue au sujet de la médecine dans L’archéologie du savoir, s’organise comme « une série d’énoncés descriptifs » [2]. Toutefois, il faut considérer ici que l’énonciation descriptive n’est qu’une des formulations présentes dans le discours du genre comme champ, et qu’il y a un travail de la description qui se déplace et connaît les aventures que les objets, les situations, etc., lui assignent. Il y a une recodification permanente de ce qu’il faut entendre par genre. En d’autres termes, le « système de transcription de ce qu’on perçoit dans ce qu’on dit (même vocabulaire, même jeu de métaphores) » [3], fluctue et appelle constamment de nouvelles explicitations parce que la « nature » de ce qui est ainsi objet d’observations est elle-même d’une grande labilité. Dans un travail qu’il consacre à la discussion et aux différents usages du genre et de la sexualité aux Etats-Unis, l’américaniste Eric Fassin, à partir d’une relecture de Michel Foucault, nous donne un exemple pertinent de cette tension au cœur de l’énoncé et qui symbolise, d’une certaine manière, les aventures de la notion de genre :
« La définition du genre ne suppose pas qu’on en réduise l’enjeu. Tout au contraire, il faut placer celui-ci au cœur de l’analyse. Si donc, loin de prétendre trancher théoriquement un débat qui est d’évidence tout autant politique qu’intellectuel, on le prend pour objet, la question de la définition se trouve par là même posée en termes purement historiques. Les malentendus transatlantiques entre les féminismes français et américain s’éclairent alors du même coup : les langages diffèrent avec ces enjeux […]. » [4]
3L’expérience africaine en la matière oscille parfois entre un ajustement des agendas locaux à celui de l’offre et de la demande de l’activisme humanitaire et international et un effort de dégagement d’un véritable espace critique de réflexion et de problématisation de la question du genre en Afrique en faisant fond sur les différentes questions qu’elle fait émerger. Celles-ci montrent bien que le travail qui est à l’œuvre est un travail de redéfinition de ce que devrait être la justice sociale dans un continent aux prises avec des difficultés multiformes et qui ne peut faire l’économie de ses différentes ressources humaines. Aussi, elles ont, pour certaines d’entre elles, grandement contribué à déconstruire un ensemble de lieux communs sur l’image de la femme africaine comme un être essentiellement asservi et vivant depuis la nuit des temps sous l’emprise de la domination masculine. De ce point de vue, elles ont apporté un véritable changement d’échelle dans l’historiographie des femmes d’Afrique. On peut, à ce titre, consulter l’ensemble des travaux réalisés cette dernière décennie par le Codesria [5], ceux de Catherine Coquery-Vidrovitch [6], plus récemment, le collectif dirigé par Odile Georg, et surtout, les trois volumes de Les femmes écrivent l’Afrique. [7]
4Nous comptons, à la suite justement de ces différentes études, analyser le statut de l’image des femmes dans les médias en Afrique, et plus précisément au Cameroun. La présente note essayera de montrer quelques-uns des ressorts de l’exposition des femmes dans l’espace public urbain et de la manière dont les médias se saisissent de la question. Notre attention se portera sur ce qu’on peut désigner ici comme la dénudation publique du corps féminin, phénomène observé depuis près d’une décennie dans quelques villes camerounaises, notamment Douala et Yaoundé.
5Dans les articles de presse que nous avons dépouillés, le récit médiatique s’ouvre souvent par une question qui cherche à expliquer le pourquoi de ce phénomène. « Pourquoi certaines Camerounaises marchent-elles nues dans nos cités ? », s’interroge par exemple un journaliste. Nous examinons plutôt ici comment ils répondent à cette question et les arguments qu’ils convoquent à cet effet [8].
6Nous nous proposons, en premier lieu, de rendre compte de ce qu’on peut appeler un ordinaire de la violence envers les femmes dans la société. Il constitue un élément structurel important permettant de camper la matérialité des discours et des représentations qui circulent dans la société au sujet des femmes. Ce qui précède nous conduira à rattacher le phénomène de la dénudation publique du corps à ce que Marcel Hénaff nomme l’« imposture sur le temps » et qui représente la principale accusation (explication) de ce que les journalistes qualifient eux-mêmes de « dérive sectaire ». En second lieu, nous essayerons de montrer comment le traitement médiatique de la dénudation publique du corps féminin participe d’un voyeurisme et d’un arbitraire du regard.
La violence de l’argent, les ressources du corps féminin et l’« imposture sur le temps »
7Une abondante littérature anthropologique et sociologique fait état des différentes manières dont la culture et la société disposent matériellement et symboliquement du corps de la femme. Certaines études insistent sur le don comme le lieu de la manifestation d’une violence privative de l’argent. La femme ou plus exactement le corps de la femme, est l’enjeu d’une possession qui confère à son acquéreur un droit de jouissance ou d’usage parfois proportionnel à sa mise… Les logiques de dons opèrent d’une manière qui entame le droit des femmes à l’auto-disposition de leur corps en raison du caractère, allégué supérieur, de l’offre de départ. Au Cameroun par exemple, Sévérin Cécile Abega a finement analysé ce régime de violence multiforme sous lequel vivent des femmes… Sa force réside particulièrement dans la prise en compte, étayée par d’abondants exemples ethnographiques à travers le Cameroun, de l’intériorisation par les femmes elles-mêmes des mécanismes et des discours de domination en vigueur dans la société. Il constate que : « Le fait que les filles adoptent la même grille d’interprétation phallocratique montre que le phénomène, de social, est devenu psychologique. Désobéir au modèle culturel les met dans une position inconfortable, et cette force de coercition les contraint à se placer d’emblée en position d’infériorité. » [9] Cette violence a produit une raison féminine qui tient non seulement le corps de la femme, mais aussi le sujet féminin (n’est-ce pas du reste la même chose… ?) comme une sorte de propriété ayant une valeur marchande dans l’économie des plaisirs et de la violence. N’entend-on pas souvent des femmes dire localement au sujet de leurs conjoints : « Il m’a doté donc il peut me battre » ? Les rapports de soumission permettent de penser les violences sexuelles, en d’autres termes les violences sur le corps, comme le corrélat du pouvoir de l’argent qui ouvre un espace de contraintes et de redevabilités. Il en résulte que :
« Ceux qui en ont les moyens dictent leur volonté à ceux qui n’en ont pas. Les plus nantis peuvent présenter plus d’attrait, et avoir des conquêtes plus faciles. Les hommes les moins nantis, sans être confrontés à un étiage drastique, doivent limiter le nombre de leurs partenaires. Le phénomène est tout à fait inverse chez les femmes. Les plus aisées peuvent mieux se défendre et sont moins fragiles. Les pauvres sont acculées à des choix douloureux, et doivent souvent multiplier leurs partenaires pour répondre à leurs besoins et à ceux de leurs familles. On aboutit là, constate Séverin Cécile Abega, à des mécanismes abusifs » [10].
9Aussi, dans certains cas, ce pouvoir de l’argent rend compte de quelques-unes des ressources du corps féminin dans l’accroissement du capital économique des partenaires masculins. Ainsi, observe Séverin Cécile Abega, certains individus sont persuadés que de commercer sexuellement avec certaines femmes augmentent leurs chances de réussite et de prospérité… Et de fait,
« Certaines femmes sont en effet perçues comme pouvant transmettre, à travers le contact sexuel, la chance. Elles sont activement courtisées pour cette raison. Un homme d’affaires qui a ainsi identifié une partenaire recherchera son intimité avant d’entamer une transaction importante. Il paiera même des sommes substantielles pour bénéficier des faveurs d’une femme qui jouit d’une telle aura. » [11]
11Une telle conception, s’il en était encore besoin, confirme l’idée selon laquelle il faut envisager le corps, sans distinction de genre, comme un « charnier de signes » qui opèrent, en raison d’un lieu, des fonctions nécessaires à la constitution d’une grammaire des distinctions entre les individus dans le monde social… L’argent et le corps apparaissent ici comme des opérateurs symboliques et matériels qui déclinent leurs propres médiations dans le circuit de leurs usages. Un examen attentif des discours sur le corps de la femme nous apprend que ses usages les plus prégnants dessinent une dialectique du profane et du sacré que l’on peut également figurer par les maîtres mots de la fermeture et de l’ouverture. La fermeture évoque l’interdit et le sacré qui contient le corps dans une expression en conformité avec la règle. L’ouverture fait référence à la transgression de la règle qui fait basculer le corps, par une expression dissidente, sous le mode de la profanation. Elle est ce qui prouve, aux yeux des membres de la société, une relation d’appartenance transgressive. Un journaliste du site camer.be écrit :
« Pourquoi certaines Camerounaises marchent-elles nues dans nos cités ? Cette interrogation est celle que se posent plusieurs contemporains qui n’arrivent toujours pas à comprendre ce qui motive ces dernières années de nombreuses camerounaises qui décident de se déshabiller et de marcher nue sur plusieurs mètres dans les rues de nos grandes cités. Pour les témoins sans emploi, c’est une occasion de se “rincer les yeux”. Secte pour les uns, folie pour les autres, à chacun son commentaire. Les pratiques sont toujours les mêmes nous confient un conducteur de moto taxi à Douala. Selon ce dernier, ces femmes qui marchent nues ont toujours “l’habitude de descendre d’un véhicule. Elles n’hésitent pas à jeter des coups d’œil à gauche et à droite ; puis, subitement, elle se met à poil. Sous le regard des passants et autres usagers de la route”. » [12]
13Le discours médiatique confirme, en le reprenant à son compte, les interprétations populaires sur la dénudation publique du corps. Le fil rouge de ces interprétations est une sorte de pulsion obsessionnelle d’argent inscrite, dans l’imaginaire local, dans la logique des économies occultes. Cette reprise fait fond sur une compréhension topique de l’argent comme élément moteur de la transgression. Il serait donc intéressant de faire le lien entre les analyses anthropologiques de la sorcellerie et de l’enrichissement avec ce qu’on peut appeler la raison sectaire pour signifier le dispositif d’intelligibilité et de justification sociologique des pratiques de dénudation.
14On y voit à l’œuvre, les mêmes mécanismes de signification auxquels font référence les anthropologues qui étudient le phénomène de la sorcellerie (Peter Geschiere, Joseph Tonda, etc.). Ils nous apprennent que la richesse a quelque chose de suspect, qu’elle est souvent liée à une transgression inaugurale qui procurerait certes les résultats escomptés par l’agent de la transgression (richesse, prestige, confort social, réussite politique, etc.) mais, exigerait également des sacrifices. Dans la raison sectaire, l’imaginaire collectif révèle aussi une théorie sociale qui s’articule autour d’une dialectique de la transgression et de la réussite (voir encadré 1).
Encadré 1. Mademoiselle X, jeune femme, la vingtaine, installée à l’arrière de sa Mercedes 600, commande à son chauffeur de la conduire en face de la boulangerie Acropole
Elle grimpe la petite colline conduisant au site et là, abracadabra ! Comme par magie, elle se déshabille. Il ne lui reste pour vêtement qu’un slip bleu.
Elle s’agite, marche dans tous les sens et finalement s’assoit à même le sol. La foule commence à affluer, on lui propose un pagne pour cacher sa nudité mais elle le déchire sauvagement en deux.
On peut entendre certaines personnes s’exclamer : « c’est encore une de ces jeunes filles qui appartient à une secte » ; « je la connais bien ce n’est pas la première fois qu’elle le fait, elle n’est pas folle, c’est une pratiquante » ; mais encore « les gens sont prêts a faire n’importe quoi pour de l’argent facile, ils refusent de souffrir comme nous autres ».
Le fait marquant est que le phénomène est récurent ces dernières semaines dans la ville. Madame Y a garé sa Mercedes au boulevard du 20 mai près du supermarché Score, elle s’est déshabillée, s’est mise à chanter toute nue puis est repartie ; Madame Z en plein marché « Mokolo » a effectué le même rituel.
Ce qu’on remarque ce n’est pas que toutes ces femmes possèdent des Mercedes mais le fait que tout ceci arrive dans des lieux publics. Ces jeunes femmes appartiennent-t-elles réellement à des cercles ésotériques ? Si oui, le prix à payer est-il de s’humilier et s’exhiber de la sorte en public ?
« Que sert-il à l’homme de gagner le monde s’il venait à perdre sa vie ? » A perdre sa dignité, pour des prunes, ou pour du fric.
15Les traitements médiatiques de ce phénomène font état de manifestations sectaires consécutives à un enrichissement transgressif. Ils considèrent ces femmes soit comme des victimes de ce mouvement, soit comme des coupables, et donc des victimes consentantes, au sens où leurs actes participent d’une démarche volontaire de transaction occulte… Les médias ne désignent pas seulement le phénomène de la dénudation publique du corps comme le signe visible, l’indice d’une transaction occulte qui révèle, dans la grammaire des représentations collectives, les usages et les possibilités du corps féminin : le corps nu d’une femme dans la rue est le médiateur entre le monde de l’argent et la contrainte transgressive… Les médias pointent aussi du doigt, avec les habitants qu’ils interrogent et les internautes qui réagissent à la publication de leurs articles, ce qu’on peut considérer avec Marcel Hénaff, comme une « imposture sur le temps » parce que les agents de la transgression, notamment ces jeunes femmes, vont acquérir assez rapidement ce qui exige en principe des efforts et une durée considérables.
16Dans cette perspective, la réprobation de la transgression provient de la dissemblance qu’elle institue, des techniques d’acquisition et de possession de l’argent et des biens matériels. Le temps du travail productif, des contraintes que ce dernier entraîne est réduit à une portion congrue puisqu’il est possible d’accéder rapidement aux privilèges d’une vie de travail. On voit que la transgression a un caractère thaumaturgique qui fait désordre parce qu’il humilie les procédures normatives de l’accumulation. La transgression réalise le miracle de l’enrichissement, elle est dénégation du travail productif. C’est pourquoi, on peut lire dans l’encadré ci-dessus : « « c’est encore une de ces jeunes filles qui appartient à une secte » ; […] ; « les gens sont prêts à faire n’importe quoi pour de l’argent facile, ils refusent de souffrir comme nous autres ». »
Du voyeurisme médiatique à l’arbitraire du regard
17L’ouverture du corps dans l’espace public, sa mise à nu, son dévoilement spectaculaire dans une scénographie qui étale le déploiement des gestes qu’aucune expérience ne permet de recouper comme constitutive des pratiques de la convenance, crée un évènement qui va alimenter les interprétations trouvant leur ancrage dans les registres de l’extraordinaire. Pourquoi ? Parce que le propre de la convenance, c’est la prévisibilité se traduisant par l’accomplissement des opérations positives et attendues dans le monde social. Ces opérations appartiennent à l’ensemble des règles constituantes d’une grammaire de l’agir… Pierre Mayol peut ainsi dire :
« La convenance s’impose d’abord à l’analyse par son rôle négatif : elle se trouve sur le lieu de la loi, celle qui rend hétérogène le champ social en interdisant d’y distribuer dans n’importe quel ordre et à n’importe quel moment n’importe quel comportement. Elle réprime ce qui « ne convient pas », « ce qui ne se fait pas » ; […] elle se charge d’édicter les « règles » de l’usage social, en tant que le social est l’espace de l’autre, et le médium de la position de soi en tant qu’être public. La convenance est la gestion symbolique de la face publique de chacun de nous dès que nous sommes dans la rue. La convenance est simultanément le mode sous lequel on est perçu et le moyen contraignant d’y rester soumis ; en son fond, elle exige que toute dissonance soit évitée dans le jeu des comportements, et toute rupture qualitative dans la perception de l’environnement social. » [13]
Encadré 2
La police interpellée et qui est descendue sur les lieux croyant arrêter une foule de manifestants, s’est trouvé embarrassé et confuse ; sur le coup a décidé de ramener avec eux la jeune femme qui déclarait « avoir eu soif et chaud en même temps ». Conduite au commissariat du 9e arrondissement où le commissaire lui aurait proposé des vêtements et une escorte jusqu’à son véhicule chose que la jeune femme aurait à son tour refusé, sous prétexte qu’elle y arriverait seule.
Cette jeune femme appartient-t-elle réellement à un cercle ésotérique, comme le criait la foule ? Le prix à payer est-il de s’humilier et s’exhiber de la sorte en public ? »
19C’est la raison pour laquelle, la dénudation publique du corps cristallisera autant l’attention des médias que des individus, le même déferlement de commentaires… L’inconvenance crée la polémique. L’ensemble donne lieu à un voyeurisme médiatique qui, sans égard pour le respect du droit à l’image des femmes photographiées, diffuse les nus de ces dernières à la télévision et sur les sites d’informations (Voir photos 1 à 5).
20On s’attendrait à ce que, au nom d’un principe déontologique, et bien au-delà d’une certaine décence, sans verser dans un puritanisme de propagande, que les médias floutent au moins le visage et les parties intimes des femmes ainsi photographiées… Mais non. La monstration complète du corps est une preuve forte que la chose a bel et bien eu lieu, qu’il existe dans la cité des femmes prêtes à toutes les transgressions, prêtes à bafouer les règles de la convenance pour arriver à leurs fins. Elle vise à justifier et asseoir l’argument de la cupidité sans limites des femmes, la preuve d’un intérêt viscéral pour l’argent.
21En effet, dans la thèse, répandue chez les journalistes auteurs d’articles sur le phénomène, la dénudation publique du corps représente, dans l’économie de la transgression, le moment du contre-don où le sujet paie, par une subversion des règles de la convenance, le prix de son accession à une position sociale plus aisée. Par exemple, un journaliste du portail Cameroun-online.com titrera : « Douala : une jeune femme, la vingtaine fière allure boit de l’eau stagnante sur la chaussée. Dépressive ou folle ? Les revoilà au grand jour ces jeunes femmes qui aiment la vie facile. » L’intitulé tranche nettement sur les raisons qui poussent ces femmes à marcher nues dans la rue : elles « aiment la vie facile ». Leur état, qu’elles soient folles ou dépressives, reste anecdotique. A la lecture de l’article (encadré 2) où, après avoir rapporté sur une note faussement dubitative l’idée selon laquelle ce serait leur appartenance à des cercles ésotériques qui les font se dénuder ainsi, le journaliste conclut : « Le prix à payer est-il de s’humilier et s’exhiber de la sorte en public ? » Il y a très peu de place ici pour le doute.
22De telles considérations sont-elles innocentes ? Qu’est-ce qui justifie cet arbitraire du regard médiatique qui se cristallise sur les déviances des sujets féminins dans l’espace public pour les montrer, les livrer à l’opinion comme des emblèmes de l’inconvenance ?
23L’observation empirique nous apprend assez vite que si des exemples de déviances masculines ne manquent pas dans la société, il ne leur est pas réservé le même traitement médiatique. Cela tient à une conception anthropologique qui n’autorise l’apparition du corps féminin dans l’espace public que sous le mode de son voilement. C’est le même mécanisme qui construit les représentations et une idéologie de la pudeur du corps féminin dans la société, qui le « diffuse » dans une sorte de voyeurisme médiatique.
24Il ne faut donc pas s’étonner du caractère spectaculaire des scènes ainsi photographiées, des adolescents (photo 4) qui regardent en riant, des jeunes qui filment avec leurs téléphones portables pour immortaliser ce moment de folie et de joie obscène, du cercle formé autour de la jeune femme sur ces images, comme un public se délectant d’une représentation… Par-delà les déclarations scandalisées et tapageusement vertueuses de certains journalistes, il faut tenir pragmatiquement, contre un moralisme d’opérette, que la production et la diffusion de ces images est équivalente au regard des protagonistes de la scène, quasiment tous masculins, qui rient et filment, etc. L’arbitraire du regard médiatique est en résonance avec celui de ces derniers pour qui une femme nue dans la rue est d’abord un corps ; on se délecte de sa vue et de ses postures. La femme, comme personne, n’existe pas par-delà son corps. La diffraction du regard privilégie le surgissement, dans la perception, d’un objet de plaisir, en lieu et place d’une empathie pour un sujet dépouillé de signes intégrateurs qui justifient la coappartenance à une socialité commune. En témoigne, ce texte éloquent qui accompagne les photos ci-dessus :
« Secte ou folie : elle a eu le toupet de se déshabiller en pleine vile samedi dernier. “Qu’est ce qui arrive finalement aux camerounaises ?”. Cette interrogation est celle d’un jeune conducteur de moto-taxi qui n’arrive toujours pas à comprendre ce qui a pu motiver cette jeune camerounaise d’environ trente ans qui a décidé de se déshabiller et de marcher nue sur plusieurs mètres samedi dernier au environ de 9 heures non loin de la vallée Bessengue ici même à Douala. Un acte qui a comme vous pouvez l’imaginer barré la circulation sur cet endroit pendant près d’une heure. Hier les camerounais ont pu se rincer les yeux. Regardez ces images et vivez la scène comme si vous y étiez. Secte ou folie : A chacun son commentaire. » [14]
Conclusion
26L’étude des représentations médiatiques du corps féminin, précisément dans le phénomène dont nous avons essayé de rendre rapidement compte nécessite une enquête et une description plus détaillée qui prendrait par exemple en compte les procédés linguistiques de codification et de recodification alternative des différents messages dans les transactions énonciatives. Toutefois, même si les commentaires des journalistes, comme ceux des internautes accréditent, pour une bonne part, l’idée de l’appartenance à un cercle ésotérique dont en exécutant les recommandations, notamment marcher nu, le sujet obtiendrait les conditions d’une vie meilleure, riche en l’occurrence, nombreux sont ceux qui mettent en réseau ce type de comportements avec le délitement de la morale publique et de la prévarication d’un Etat rentier… « C’est la faute de Popoule Biya bi Mvondo. Toutes ces dégradations de mœurs. L’exemple vient d’en haut. », affirme par exemple un internaute. Le discours ici est en effet polémique et révèle les lignes de fracture non seulement dans le traitement médiatique de ce phénomène, mais aussi dans les réactions des internautes et dans l’attitude des individus qui participent aux scènes de dénudation. Enfin, l’étude pourrait également procéder, de manière plus fructueuse, à une sociologie pragmatique du corps féminin comme lieu discursif et révélateur, de façon métonymique, du principe hiérarchique et général des rapports de genre dans la société se traduisant notamment par des capacités régressives des sujets féminins par rapport aux sujets masculins. Cette note, à travers le phénomène de la dénudation publique du corps, peut être la porte d’entrée d’un tel projet…
Notes
-
[1]
Lire à ce sujet Paula Schwartz, « Women’s Studies, Gender Studies. Le contexte américain », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, Presses de Sciences Po, 2002/3, N° 75, pp. 15-20.
-
[2]
Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, Collection « Tel », Paris, 1969, p. 50.
-
[3]
Michel Foucault, op. cit., p. 50.
-
[4]
Eric Fassin, « Genre et sexualité. Politique de la critique historique », in Penser avec Michel Foucault (Sous la direction de Marie-Christine Granjon), Karthala, Collection « CERI », 2005, p. 246.
-
[5]
Lire notamment les différents actes de colloque annuel que le Codesria organise sur la thématique du genre (www.codesria.org).
-
[6]
Catherine Coquery-Vidrovitch, Les Africaines. Histoire des femmes de l’Afrique noire du xixe au xxe siècle, Paris, Desjonquères, 1994, 291 p.
-
[7]
Esi Sutherland-Ady et Aminata Diaw (dir), Des femmes écrivent l’Afrique. L’Afrique de l’Ouest et le Sahel, Karthala, Collection « Lettres du Sud », Paris, 2007, 610 p. - Dorothy Driver, M. J. Daymond, Sheila Meintjes et Leloba Molema (dir.), Des femmes écrivent l’Afrique. L’Afrique australe, Karthala, Collection « Lettres du Sud », Paris, 2009, 778 p. - Lihamba Amandina, Moyo Fulata L., Mulokozi M.M., Shitemi Naomi L. et Yahya-Othman Saïda (dir.), Des femmes écrivent l’Afrique. L’Afrique de l’Est, Karthala, Collection « Lettres du Sud », Paris, 2010, 660 p.
-
[8]
Les données utilisées dans cette esquisse sont tirées des sites Internet http://camer.be, http://cameroun-online.com, http://cm.telediaspora.net, http://www.kwalai.com, http://www.cameroon-info.net et de http://www.lecamerounaisinfo.com.
-
[9]
Séverin Cécile Abega, Les violences sexuelles et l’Etat au Cameroun, « Les terrains du siècle », Karthala, Paris, 2007, pp. 171-172.
-
[10]
Séverin Cécile Abega, op. cit., p. 165.
-
[11]
Séverin Cécile Abega, op. cit., p. 150.
-
[12]
Yolande Tankeu, « Cameroun, déviances : marcher nu dans nos grandes cités », http://www.camer.be/index1.php?art=12235&rub=11:1.
-
[13]
Michel de Certeau, Luce Giard, Pierre Mayol, L’invention du quotidien, 2. Habiter, cuisiner, Gallimard, collection « Folio Essais », Paris, 1994, pp. 28-29.
-
[14]
Alfred S., « Douala : elle marche nue », http://www.lecamerounaisinfo.com/Douala-Elle-marche-nue.