Notes
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[1]
Do Lam C.L. : Contes du Vietnam, 2007 : 212-219
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[2]
Freud S. (1919) Das Unheimliche, trad. fra, 1985
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[3]
Freud S. (1927) Le Fétichisme. In : La vie sexuelle p. 138
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[4]
Le Huu Khoa 2009
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[5]
Grenier, L’esprit du Tao, p. 67
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[6]
Ibid
-
[7]
Freud S. (1925) In La vie sexuelle. p. 126
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[8]
Ibid.
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[9]
Freud S. (1931) In La Vie Sexuelle p. 140
1Il existe un conte populaire que toutes les petites filles vietnamiennes connaissent : l’histoire de Tam et Cam [1], racontée de mère (ou de grand-mère) en fille, tellement connue de toutes les filles que les vers chantés qui scandent la narration du conte servent à SE RECONNAITRE entre femmes vietnamiennes, quelque soit le lieu, quelque soit l’âge.
2Suivant l’enseignement de G. Devereux (1977), je vous propose ici une double lecture historico-culturelle puis psychanalytique du conte de Tam et Cam.
Structure du conte avec un fil rouge : la femme au Vietnam
3Pour les occidentaux, l’histoire de Cendrillon se reconnaît sans peine dans ce conte… avec deux différences majeures :
4Tam (brisure de riz), l’héroïne, n’a qu’une seule demi-sœur Cam (écorce de riz)
5L’histoire ne finit pas au mariage de l’héroïne.
Première partie : de la naissance au mariage
6Le conte part donc d’un état initial de manque, d’insatisfaction pour cette enfant qui a perdu sa (bonne) mère, maltraitée par sa marâtre (la mauvaise mère), trahie par sa (demi-) sœur, fille préférée de la mère.
7Donc une trame classique, pour la première partie de l’histoire :
8Un(e) enfant maltraité(e) par le sort
9l’aide du Bouddha (l’équivalent des fées en Occident)
10la préférence d’une personne convoitée par tous (en Asie le Roi, en Occident le Prince) pour cet (te) enfant délaissé(e)
11le Roi finit par la retrouver après une épreuve d’identification (le petit pied et la pantoufle)
12le triomphe de la Vertu et de l’enfant sur les méchants qui l’ont méprisé(e).
13Cette première partie du conte vietnamien est tout à fait comparable à l’histoire de la Cendrillon occidentale.
Deuxième partie : les épreuves subies après le mariage
14Mais l’histoire de Tam et Cam continue après la reconnaissance de Tam par le roi et le mariage.
15Dans la deuxième partie, aussi longue que la première, nous assistons d’abord à la mort de l’héroïne ! Tam tombe dans le piège de sa belle-mère… du fait de sa piété filiale et sa fidélité envers l’âme de son père décédé.
16Après des réincarnation successives de Tam en un joli loriot, puis un pêcher au frais ombrage, puis un métier à tisser, puis en fruit parfumé de plaquemine, toutes évoquant les qualités de la « Femme » au Vietnam comme : chanter, fournir de l’ombre pour le repos (protéger du soleil, de la chaleur), tisser (habiller), nourrir (cuisiner et tenir une maison), Tam trouve enfin le vrai bonheur en ayant soin de régler ses comptes avec ses persécuteurs (belle-mère et belle-sœur) avec une cruauté à la hauteur de ce qu’elle avait subi.
17Cette deuxième partie du conte de Tam et Cam, placée sous le signe du féminin « exotique », semble déborder la problématique centrale communément admise depuis Bettelheim de rivalité fraternelle et introduit une sensation « d’une inquiétante étrangeté » [2], au sens freudien du terme.
Le petit pied de l’héroïne… et la mystérieuse pantoufle
18En Chine, il existait, il n’y a pas si longtemps, une coutume qui obligeait les femmes à bander leurs pieds et les empêcher de grandir. Les plus petits pieds étaient proclamés « les pieds d’or » ; ils représentaient la beauté ». Ces mini-pieds ne mesuraient pas plus de dix centimètres. Ils étaient assez pointus, les cou-de-pied étaient courbés comme des bossus. Les femmes changeaient tous les jours de chaussures : des chaussures de soie, aux couleurs variées brodées de fleurs surtout.
19Ces petits pieds étaient non seulement le symbole de la Beauté mais aussi de la Féminité et avaient une haute valeur érotique.
20À ce sujet, Freud avait écrit en 1927 : « On pourrait voir une autre variante du fétichisme, mais ce serait, cette fois aussi, un parallèle tiré de la psychologie comparée, dans cet usage chinois de commencer à mutiler le pied de la femme puis de vénérer comme un fétiche ce pied mutilé. On pourrait penser que le Chinois veut remercier la femme de s’être soumise à la castration » [3]. Mais n’allons pas trop vite.
21Au Vietnam, la coutume de bander les pieds des petites-filles n’existe pas mais le caractère esthétique et érotique du petit pied féminin y est plus que reconnu, du fait de l’influence culturelle chinoise notamment à la Cour Impériale.
22Il n’y a donc pas de doute, on parle bien de la femme dans ce conte.
23Comme un fil rouge toujours présent du début jusqu’à la fin du conte, le destin de la femme (vietnamienne) se déroule du nourrisson à l’âge adulte.
24Nous étudierons toutes les étapes de la vie d’une femme avec :
25d’une part la dimension sociale et culturelle avec les rites de passage, les modèles identificatoires, les ordres et désordres ainsi que les interdits
26d’autre part la réalité psychique (telle que m’a apprise la psychanalyse) avec la représentation des mécanismes de défense et des conflits liés à l’avènement de la différence des sexes et de la puberté, ainsi qu’une approche de la sexualité féminine dans toute sa complexité.
L’héritage culturel et social
L’histoire
27De multiples facteurs historiques et géopolitiques entrent en jeu pour expliquer l’influence importante de la Chine, ce puissant voisin (et souvent ennemi) dans la culture vietnamienne.
28En effet de 111 A.C. à 939 P.C., le pays Viêt fit partie de l’empire chinois et fut progressivement sinisé.
29Deux grands courants de la pensée chinoise furent diffusés au pays Viêt :
30le confucianisme (philosophie civique et morale, doctrine de gouvernement qui prône le respect des rites, des traditions, de la hiérarchie et de la famille)
31et le taoïsme (doctrine mystique dont l’essence cosmique prône, à l’inverse, la non-intervention de l’homme).
32Puis à partir du IIe siècle, l’influence indienne, venant du Sud se traduit par l’extension et la diffusion immense de la religion bouddhique qui grâce à son climat de tendresse et à la consolation de sa morale connût un vif succès auprès de la population vietnamienne.
33Nous retrouvons dans le conte le syncrétisme religieux toujours d’actualité au Vietnam.
34Mais ici c’est la mise en tension entre confucianisme et taoïsme dans le rôle et la place accordée aux femmes qui retient mon attention.
35En effet, morale rationaliste à forte autorité paternelle, le confucianisme prône les respects des aînés et la piété filiale.
36Il impose aux femmes vietnamiennes le respect des trois servitudes « tam tong » (au père, au mari, puis au fils aîné) et des quatre vertus (« công » le savoir-faire domestique, « dung » la juste beauté, « ngôn » le savoir parler, « hanh » le savoir se conduire). [4]
37Il ne s’agit pas ici de parler du confucianisme, tâche que je laisserai volontiers aux sinologues et anthropologues spécialisés, mais de décrire la place (ou l’absence de place) de la femme dans ce système de codes moraux et sociaux.
38Dans la société confucéenne traditionnelle, les femmes étaient de plus confinées dans les maisons, destinées aux travaux de la maison et de la procréation ; elles souffraient de surcroît des rivalités internes à la partie féminine de la famille : épouses et concubines, belle-mère et belle-fille.
39Cette accumulation de pulsions réprimées était donc susceptible de se métamorphoser en agressivité impitoyable.
40Le conte était là, pour parler, partager, se soulager et prévenir les plus jeunes de la misère imposée aux femmes, dans une société traditionnelle où la soumission et la bienséance sont les maîtres mots.
41L’héroïne doit passer alors par des souffrances multiples avant d’accéder au bonheur. Heureusement que dans l’esprit du Tao la vie et la mort ne sont pas très différentes : « la distinction entre vie et mort n’est pas réelle mais modale uniquement ». [5]
42Tam, en se mariant quitte la maison de ses parents et son identité de jeune fille.
43Elle se transforme en un loriot chantant pour la plaisir de son mari, ou en pêcher fournissant de l’ombre nécessaire au repos de son mari.
44Le métier à tisser évoque le « grand métier à tisser cosmique » où tous les êtres entrent et sortent à leur heure sous des formes différentes, dans le cycle de la révélation universelle incessante, selon la doctrine taoïste : la roue tourne et les transformations se succèdent sans cesse. [6]
45Les métamorphoses de Tam cachent son identité (nature) indestructible féminine comme le montre sa dernière réincarnation en plaquemine.
46La plaquemine qui est un fruit rare sucré, doux et parfumé (comme la femme), se dit « Thi » en vietnamien, « thi », mot courant, utilisé comme terme intermédiaire dans la plupart de prénoms féminins, ou « thi » voulant dire « la (femme) nommée… ».
47De même que dans la première partie du conte, Bouddha console la petite-fille de toutes les souffrances subies, le taoïsme permet ici d’évoquer avec une certaine poésie la dureté de la condition de la femme vietnamienne et des obligations féminines traditionnelles.
La géographie
48Le peuple vietnamien est un peuple agraire chez qui l’élément aquatique est ultra présente : les rizières gorgées d’eau, les multiples cours d’eau, la Mer de Chine, et le delta du Mékong.
49De la naissance à l’âge adulte, tout le destin de la femme est dit dans ce conte, avec des éléments symboliques nourris par la nature ambiante.
50De la petite crevette (évoquant le nouveau-né de sexe féminin) de la première épreuve où la tête de Tam émergea de l’eau comme métaphore de la naissance, nous arrivons au goujon, symbole bien connu au Vietnam pour désigner la petite-fille (dépendante de la mère).
51La naissance d’une petite-fille se fait toujours dans l’espoir d’une féminité accomplie (symbolisée par le couvre-sein rouge promis par la belle-mère).
52Le risque est donc celui d’une promesse non tenue comme dans le conte où le couvre-sein est volé par la demi-sœur.
53Nourrir et élever son enfant sont des tâches difficiles, de longue haleine évolues à la mère, tâches qui demandent une patience infinie et des sacrifices : comme Tam qui nourrit son goujon avec sa ration propre de riz.
54Puis ce goujon que Tam nourrit tous les jours, symbole de l’enfance insouciante, est tué par la marâtre laissant une goutte de sang caillé à la surface de l’eau.
Puberté et latence sociale
55Le sang caillé évoque bien sûr les premières règles qui surprennent Tam à la fin de son enfance et le geste de la marâtre dans le conte exprime sûrement le traumatisme que peut ressentir une petite-fille (non préparée par sa mère) de l’apparition de ce premier écoulement de sang, qui signe la mort « sociale » de la petite-fille. Sa relation avec sa mère en qualité d’enfant est brisée brusquement : elle doit abandonner tous les jeux et les habitudes de son enfance.
56Pour survivre à ce deuil important, Tam a besoin d’une intervention religieuse : l’apparition du Bouddha qui la console.
57Tam enterre les restes de son enfance sous les quatre pieds de son lit, en silence, en cachette presque.
58La séparation du monde asexué n’est pas suivie de suite par les rites d’agrégation au monde sexuel, loin de là.
59Il existe donc une période de « latence sociale » de trois longues années, où la jeune fille pubère physiquement, est recluse à la maison afin de parfaire son éducation (sexuée) féminine.
60Trois ans passèrent : trois ans qui représentent cette période difficile, où la jeune fille pubère perd sa liberté de petite-fille (libre de jouer, d’aller et sortir où elle voulait).
61Suivant l’enseignement de Confucius qui exige la virginité de la fille au mariage, elle est « enterrée » à la maison, pour faire l’apprentissage des tâches domestiques. En attendant… Le Roi (équivalent du Prince Charmant bien connu en Europe).
La fête du village : rituel d’agrégation au monde sexué
62Arrive enfin la Fête (rituelle, dans les villages), qui autorise les jeunes filles à sortir de chez elles, d’aller à la rencontre d’un futur mari : c’est la résurrection « sociale ». Tam peut enfin déterrer tout ce qu’elle avait dû cacher sous son lit pour se préparer à sortir.
63Mais auparavant, il lui reste une dernière épreuve à passer : « séparer le mauvais grain (le paddy) du bon (le riz) » : étape éminemment initiatique où la jeune fille prouve qu’elle est capable de distinguer un élément de valeur (le riz) de son apparence (l’écorce).
64Après avoir réussi toutes les épreuves, Tam a le droit d’aller à la fête.
65Elle déploie alors tous ses atouts cachés (sous son lit) depuis trois longues années : elle arrive enfin à sortir, impatiente, joyeuse, parée de ses plus beaux atours, avec ses deux pantoufles brodées aux pieds signant son désir de séduire et symbolisant la promesse de mariage (car formant une « paire »), sur un beau cheval « qui l’emporte à la vitesse du vent ».
66Qui peut résister à une telle apparition phallique ?
67Même la belle-mère et la méchante sœur sont troublées.
Tam et Cam au risque de la psychanalyse
68Ce conte me permet de poser des questions importantes comme la valeur universelle ou non des conceptions majeures de Freud en ce qui concerne la structure et la dynamique de la personnalité humaine malgré la diversité de la culture.
69Les travaux de G. Devereux, anthropologue et psychanalyste, père de l’ethnopsychanalyse semblent démontrer l’universalité psychique mais aussi l’importance des expressions culturelles.
70Dans la suite des travaux de Devereux, De Plaen et Moro (Œdipe polyglotte, 1999) en partant d’analyses anthropologiques du matériel œdipien dans des productions culturelles appartenant à des aires géographiques différentes ont montré que l’énoncé du complexe d’Œdipe doit être restitué dans son contexte historique et culturel.
71Comme nous l’avons vu précédemment, la société vietnamienne à prédominance confucéenne est basée sur la religion des ancêtres. L’image du père tend à se confondre avec l’image de l’autorité collective ou de l’ancêtre, comme en Afrique Noire.
72Le père mort accède directement au rang d’ancêtre fondateur et son effigie trône sur l’autel (des ancêtres). Ancêtre, il est garant de la cohésion et de la fécondité du groupe (la famille) d’où l’importance extrême de la célébration de l’anniversaire de la mort du père, fête qui doit réunir toute la descendance du mort. C’est d’ailleurs à l’occasion de l’anniversaire de la mort du père que Tam, déjà mariée au roi, revient dans sa famille, tombe dans le piège et meurt tuée par sa belle-mère.
73En tant que psychanalyste de langue maternelle vietnamienne, je me pose alors les questions suivantes :
74Quel est le contenu latent de ce conte ?
75Qu’en est-il du développement psychosexuel de la femme vietnamienne ?
76Quelles sont les formations inconscientes qui soutiennent l’intérêt qu’il a d’être raconté… de mère en fille depuis des générations ?
La relation d’objet primaire
77Le conte de Tam et Cam nous parle de la relation mère-fille bien-sûr, à partir de la naissance jusqu’à l’âge adulte.
78C’est une relation intense et passionnée, où l’ambivalence pulsionnelle originelle s’exprime directement dans une bipartition de l’objet en « bon » et « mauvais ».
79L’objet est ici clivé en une « mauvaise mère » : la marâtre méchante et cruelle qui tue et mange sa fille, et une « bonne mère », représentée par la veille dame qui recueille la plaquemine (dernière métamorphose de l’héroïne) dans la deuxième partie du conte.
80Le plaisir oral, sublimé ou non, est présent partout dans ce conte :
81Plaisir de l’adulte (presque toujours une femme) qui le raconte et le plaisir de l’enfant (très souvent une petite-fille) qui l’écoute ;
82dans le nom de l’héroïne Tam qui signifie « brisure de riz », bonne nourriture à la différence de Cam « écorce de riz » qui n’est pas comestible ;
83dans le goujon que Tam nourrit avec une partie de sa propre nourriture ;
84dans les transformations successives de l’héroïne : en loriot (la femme qui chante pour son mari), ou en plaquemine (fruit parfumé tentant une vieille dame) ;
85dans le plaisir qu’a eu la (méchante) marâtre à manger sa propre fille (sans le savoir). Les pulsions anales ont, au contraire, une place minime, se réduisant aux haillons de Tam, à la différence des contes de Grimm ou de Perrault,
86Mais l’analyse de ce conte vietnamien m’a surtout permis de re-découvrir l’extraordinaire modernité des écrits de Freud sur la sexualité féminine dans les dernières années de sa vie.
87En 1925, Freud en notant les conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes écrivit : « Le complexe d’Œdipe de la petite-fille recèle un problème de plus que celui du garçon. Au début la mère était, pour l’un comme pour l’autre, le premier objet et nous n’avons pas à nous étonner du fait que le garçon la conserve pour son complexe d’Œdipe. Mais qu’est-ce qui amène la petite-fille à y renoncer et à prendre pour cela le père comme objet ? » [7].
88Un peu plus loin, il ajoute : « Une analyse minutieuse […] montre que le complexe d’Œdipe a ici une longue préhistoire et est une formation en quelque sorte secondaire » [8].
89Puis en 1931, dans son article « Sur la sexualité féminine », Freud reprend et développe ces constatations cliniques.
90Il démontre que la bissexualité est bien plus accentuée chez la femme que chez l’homme.
91Pour Freud, un homme n’a en somme qu’une seule zone génitale prédominante, un organe sexuel, tandis que la femme en possède deux : le vagin qui est proprement féminin et le clitoris analogue au membre viril.
92La vie sexuelle de la femme se divise en deux phases dont la première a un caractère masculin (phallique) ; seule la seconde a un caractère spécifiquement féminin.
93Le complexe d’Œdipe est ainsi chez la femme le résultat final d’un plus long développement ; il n’est pas détruit mais au contraire créé sous l’influence de la castration.
94La phase de lien exclusif à la mère, qui peut être nommée « préœdipienne », revendique ainsi chez la femme une importance bien plus grande que celle qui lui revient chez l’homme.
95Il compare alors cette période préœdipienne de la petite-fille à la découverte de la civilisation minoé-mycénienne derrière celle des Grecs et écrivit cette très belle phrase :
« Tout ce qui touche au domaine de ce premier lien à la mère m’a paru difficile à saisir analytiquement, blanchi par les ans, semblable à une ombre à peine capable de revivre comme s’il avait été soumis à un refoulement particulièrement inexorable ». [9]
97Pour des raisons liées au contexte socio-culturel, le conte de Tam et Cam donne une place prépondérante à cette phase de lien exclusif, homosexuel, mère-fille, précédant et servant de lit à l’amour hétérosexuel père-fille l’Œdipe positif, d’après Freud.
98Dans ce conte de Tam et Cam est évoquée toute la phase préœdipienne où l’objet maternel est intensément et exclusivement aimé comme le montre la rivalité de Tam avec sa demi-sœur.
99L’amour de la petite-fille pour sa mère est un amour infantile, amour sans but, condamné à se terminer par une déception et faire place à une attitude hostile, pouvant aller jusqu’au désir de mort.
100L’hostilité de la petite-fille est ainsi projetée sur la « mauvaise » mère, celle qui est injuste et cruelle, celle qui préfère la sœur, celle qui tue… mais aussi celle qu’elle va tuer en lui faisant manger sa fille.
101Dans cette première phase d’Oedipe négatif, le père n’est pas grand-chose pour la petite-fille tout au plus un rival gênant que l’on fait mourir assez vite au début du conte.
102Cette première phase du complexe d’Œdipe est phallique : comme cette image de Tam qui sort de sa maison, parée de tous ses atouts, chevauchant un cheval à la vitesse du vent.
103En route, Tam perd une pantoufle, et découvre la castration (le petit pied bandé signant son sexe féminin).
104Pour Freud, à partir de la découverte de la castration, la femme a trois directions possibles :
105La cessation de toute vie sexuelle
106L’insistance insolente sur sa masculinité
107Ou le début de la féminité qui sera définitive.
108Manifestement Tam notre héroïne choisit de vivre sa féminité et de subir toutes les épreuves que la culture vietnamienne demande aux femmes, dans la deuxième partie du conte, jusqu’au bonheur final acquis après un matricide… de la mauvaise mère !
109La mère suffisamment bonne est donc une vieille dame (celle qui a accepté sa propre castration) qui dit au fruit plaquemine ou « Thi » :
« Plaquemine, oh plaquemine, tombe dans mon panier
Plaquemine parfumée, je te hume, point ne te mangerai »
111Dans le premier vers, on retrouve le fantasme de séduction.
112Et le deuxième énonce de suite l’interdit de l’inceste mère-fille.
113Il s’agit donc ici de l’interdit de l’inceste maternel, instance tiers symbolique, séparant mère-fille, préexistant à l’Œdipe classique père-fille.
114Cet énoncé de l’interdit rassure l’héroïne qui, sous forme de fruit, tombe dans le panier de la vielle dame.
115La bonne mère, qui s’interdit de manger sa fille, va lui laisser le temps de grandir sereinement. C’est une mère nourricière qui ramène des friandises, des douceurs à sa fille.
« Plaquemine, oh plaquemine, garde bien la maison,
Je m’en vais au marché te ramener des friandises pour que tu manges »
117L’amour de cette mère qui respecte l’interdit de l’inceste mère-fille, va permettre à la femme en devenir de s’identifier positivement et d’assumer pleinement sa féminité.
118Tam peut enfin s’épanouir en tant que femme, accomplissant avec amour et art tout ce qu’une femme vietnamienne doit savoir faire, avant de quitter la mère et partir avec son mari vers le bonheur conjugal.
119Quoi qu’il en soit, dans ce conte, il s’agit moins de l’Œdipe père-fille que du dévoilement de la relation préœdipienne, du lien exclusif à la mère et de l’interdit de l’inceste mère-fille.
120Par le détour de la culture confucéenne, (où les soins maternels sont exclusivement dévolus à la mère) tout ce qui n’était qu’une ombre, soumis à un refoulement inexorable, difficile à saisir analytiquement, la préhistoire de l’Oedipe de la petite-fille se dévoile.
Conclusion
121Conte merveilleux, « Tam et Cam » retrace l’itinéraire de la femme vietnamienne de la naissance à l’âge adulte, dans une quête initiatique permanente.
122Le contexte de l’énonciation, ici la littérature orale souligne l’interaction sociale forte entre le contenu du conte, le conteur et son public.
123Du fait de sa fonction intersubjective, il permet une transmission intergénérationnelle des rites de passage et notamment une élaboration psychique des moments critiques comme la naissance, le passage de l’enfance à l’âge adulte, la relation entre le désir et son accomplissement et les questions sur l’origine de la sexualité.
124Conte initiatique, il permet de transmettre l’interdit de l’inceste mère-fille, mais aussi le sur-moi culturel et favoriser les identifications post-œdipiennes ainsi que l’organisation génitale adulte.
125Le conte Tam et Cam nous introduit par ailleurs dans la réalité psychique (rêve, sexualité) de la femme vietnamienne traditionnelle, domaine tabou par excellence dans une culture où la réserve et le silence sont considérées des qualités primordiales.
126Nous découvrons alors l’importance extrême de la relation « préœdipienne » Mère-Fille qui se dévoile dans la culture vietnamienne, du fait de l’exclusivité du rôle maternel dans les soins donnés aux enfants.
127Dans cette relation primaire tout est déjà là : passion dévorante, jalousie, rivalité, hostilité et désir de mort jusqu’au matricide.
128Le destin de la sexualité de la femme sous les auspices du meurtre, de la dévoration, et du cannibalisme semble confirmer la force et l’importance du refoulement de cette relation primaire, déjà énoncées par Freud en 1931.
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Mots-clés éditeurs : conte, culture, interprétation psychanalytique, sexualité féminine, Vietnam, complexe d'œdipe, femme
Date de mise en ligne : 14/03/2014
https://doi.org/10.3917/lautr.041.0188Notes
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[1]
Do Lam C.L. : Contes du Vietnam, 2007 : 212-219
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[2]
Freud S. (1919) Das Unheimliche, trad. fra, 1985
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[3]
Freud S. (1927) Le Fétichisme. In : La vie sexuelle p. 138
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[4]
Le Huu Khoa 2009
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[5]
Grenier, L’esprit du Tao, p. 67
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[6]
Ibid
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[7]
Freud S. (1925) In La vie sexuelle. p. 126
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[8]
Ibid.
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[9]
Freud S. (1931) In La Vie Sexuelle p. 140