Notes
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[1]
Comme l’auteur a pu le vérifier, le « mariage arabe »repose sur ce que qu’il a appelé un « principe de parenté utérin ». (p. 744).
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[2]
Nomenclature de la parenté, terminologie de la parenté, systèmes classificatoires.
- [3]
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[4]
Cf. The Guantánamo Testimonials Project, http://humanrights.ucdavis.edu/projects/the-guantanamo-testimonials-project
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[5]
Guerres justes et injustes Paris : Belin ; 1999.
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[6]
L’Armourier n’a ici rien à voir avec Cupidon. Ce terme occitan désigne les mûriers, ces arbres dont les feuilles étaient utilisées pour l’élevage des vers à soie. Les éditions l’Armourier se donnent pour objet d’éditer des écritures originales, poèmes et textes en relation avec les arts plastiques.
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[7]
Michel Onfray La théorie du Voyage, Poétique de la Géographie inédits, collection Livre de Poche, novembre 2007.
La parenté, Laurent Barry, Paris : Gallimard, collection, « Folio Essais » ; 2008
1Longtemps tenues pour le « noyau dur » de l’anthropologie sociale, les études sur la parenté connurent au cours des décennies 70-90 une durable éclipse, victimes comme bien d’autres de la déferlante néorelativiste qui submergea l’anthropologie sociale. Cependant, le reflux s’amorça, et l’on peut constater que ces dernières années furent, au contraire, marquées par un vif regain d’intérêt pour cette thématique, laquelle s’était entretemps étoffée de plusieurs questionnements nouveaux. Laurent Barry, anthropologue à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), s’est intéressé à cette question dans son ouvrage intitulé La parenté.
2À travers cet ouvrage, l’auteur propose une théorie des groupes de parentés et d’alliance. Comment définit-il cette théorie ? Comment la développe-t-il comparativement aux théories précédentes?
3Le travail de Laurent Barry ne s’attache pas à retracer l’évolution historique de l’étude de la parenté, mais bien plutôt à essayer de rendre compte d’une grande diversité formelle, géographique et historique tels que les systèmes « complexes », « élémentaires », « endogames », etc. à partir d’un même modèle explicatif de systèmes matrimoniaux.
4Selon l’auteur, la théorie des groupes de parenté se fonde sur deux postulats principaux. Premièrement l’idée que « les unions dépendent non d’un principe « positif » d’échange entre groupes discrets, mais d’une perspective négative (p. 246) interdisant l’union au sein du « groupe de parenté ». En second lieu, l’idée selon laquelle l’inclusion d’un individu dans ce groupe de parenté dépend de principes (souvent exprimés sous la métaphore corporelle, mais parfois liés à la transmission de la langue, à la commensalité, aux obligations de deuil, etc.) dont les vecteurs sont les éléments du couple dont il est issu.
5Ainsi, l’auteur propose une théorie des groupes de parenté et d’alliance à partir d’un état des lieux de notions et de systèmes de parenté. Il analyse les «notions» de filiation, d’alliance, de nomenclature et les « systèmes » « élémentaires », « endogames », « complexes », etc.
6Ces notions et ces systèmes ne sont pas de simples procédés visant à remplir des «fonctions » utiles aux agents (l’établissement de réseaux d’échange, via la circulation des femmes, selon Lévi-Strauss, ou selon les intérêts politiques et économiques d’après les analystes des systèmes « endogames » ou « complexes »), mais l’aboutissement d’un processus classificatoire permettant à l’homme de procéder à la nécessaire démarcation entre son identité et celle des autres.
7Pour développer sa thèse, Laurent Barry commence par prendre ses distances avec la thèse de la prohibition de l’inceste et l’obligation de l’échange, formulée, il y a soixante ans par Lévi-Strauss, et propose une théorie générale qui articule parenté et filiation. Dans le présent essai, il donne à l’approche de la parenté une dimension synthétique et historique afin d’en proposer une théorie globale. L’ouvrage peut permettre de répondre à ces deux principales questions :
- Comment penser la parenté en termes de relations ?
- Qu’est-ce qui distingue «le mariage arabe» du système d’alliance à la chinoise ?
8Claude Lévi-Strauss est incontestablement l’un des grands contributeurs à l’étude de la parenté. Dans Les structures élémentaires de la parenté, où il y défend la théorie de l’alliance, il avait cherché les fondements de la prohibition de l’inceste. Ce ne pouvait être la perception diffuse d’un danger génétique, puisque certaines sociétés ont en horreur le mariage entre un homme et la fille de sa tante maternelle, alors qu’elles voient d’un bon œil son mariage avec la fille de son oncle maternel, laquelle lui est tout aussi proche du point de vue génétique. Sa thèse était la suivante : la prohibition de l’inceste n’est pas un fait primordial, elle n’est que l’envers de l’impérieux devoir de laisser à autrui les femmes de la parentèle. Avant l’interdit, il y a l’obligation de l’échange. Donner sa sœur, c’est acquérir des beaux-frères qui deviendront autant de partenaires politiques, commerciaux, rituels, etc. Il cite les systèmes matrimoniaux des sociétés aborigènes de l’Australie et les grandes civilisations de l’Extrême-Orient pour illustrer ses propos.
9Pourtant, c’est précisément sur ce point que Laurent Barry vient apporter la contradiction à celui qui fut son maître. Lévi-Strauss avait concédé deux exceptions à sa thèse.
10Tout d’abord, les sociétés occidentales, où on ne peut guère dire que l’horreur de l’inceste s’y fonde sur l’obligation de l’échange. Ainsi l’homme qui s’interdit sa sœur la met de fait à la disposition de la masse anonyme des hommes mariables, s’attendant en retour à ce que l’un d’entre eux fasse de même à son profit. Mais est-ce réellement de cette façon qu’est vécu l’interdit pesant sur l’inceste par les membres des sociétés occidentales ?
11L’autre exception, évoquée, concerne ce que les anthropologues ont pris l’habitude d’appeler le « mariage arabe » [1]. Beaucoup de sociétés bédouines considèrent que le meilleur mariage est celui qui unit un homme à la fille de son oncle paternel. Mais dans des sociétés où l’appartenance au clan se transmet par les hommes, la fille de l’oncle paternel d’un individu appartient au même clan que lui, de sorte qu’en l’épousant, il devient d’une certaine manière son propre beau-frère.
12La thèse explicative de Lévi-Strauss de ce type de mariage a connu une évolution. « Abandonnant l’idée, comme le fit Louis Dumont par la suite, d’exprimer les possibilités d’unions dans ces systèmes à partir de taxons [2] propres à la parenté, Lévi-Strauss justifiera les motivations des acteurs à partir de considérations externes, fondées sur la richesse, le patrimoine ou l’appartenance à une « maison » (fuzzy catégorie s’il en est) de l’épousée, sinon, sans trop déformer son propos, du fait que la mariée était décidément bien belle » (p. 749).
13Le présent ouvrage de Laurent Barry remet en cause toutes ces tentatives antérieures d’explication des systèmes dits complexes. Il commence son livre par l’étude du mariage dit « arabe », lequel, loin d’être une pratique marginale propre à quelques communautés du désert, est connu du Maghreb et du Proche-Orient jusqu’en Afrique australe. Il montre que cette supposée préférence pour la fille de l’oncle paternel n’est que l’effet visible d’un fait plus profond : l’appréhension à épouser d’autres cousines. Ainsi, la cousine d’Ego qui appartient au même clan agnatique que lui appartient à une parentèle qui ne se confond pas avec la sienne. Et ce, quelle que soit l’importance sociale et politique du clan. Bien que le lien unissant les membres d’une fratrie à leur mère n’ait pas d’effets politiques aussi visibles que le lien qui les unit à leur père, celui qui unit les enfants à leur mère est tenu pour plus précieux. Être apparentés, c’est avant tout être nés du même ventre et avoir été nourris au même sein. Et les apparentés sont d’autant plus proches que le lien qui les unit se rapproche de cet idéal. C’est ainsi que les frères et sœurs de lait sont considérés comme de proches parents ; que les enfants de deux sœurs sont encore très proches, et explicitement considérés dans certaines de ces sociétés comme « presque nés du même ventre ». L’auteur cite en général les communautés peules d’Afrique centrale, occidentale (p. 246), et plus spécifiquement les Foulbé Ngara (p. 256), pour illustrer ce cas. D’une manière générale, la proximité entre deux individus s’évalue au nombre de maillons féminins présents dans la chaîne généalogique qui les unit. Lorsqu’ils ne sont reliés que par des femmes, ils sont très proches. Lorsqu’ils ne sont reliés que par des hommes, ils le sont infiniment moins et déjà bien près de ne plus être parents. Et les données statistiques exploitées par l’auteur montrent qu’un homme a d’autant moins de chance d’épouser une parente donnée qu’elle est plus proche de lui en ce sens très spécifique. Ce n’est donc pas l’obligation de l’échange qui fonde la prohibition de l’inceste dans ces sociétés-là, mais bel et bien l’appréhension à épouser des parentes jugées trop proches.
14Pourtant, ce constat est une réalité dans beaucoup de cultures. L’évitement de la parenté en matière d’alliance c’est-à-dire l’appréhension à épouser une parente est universelle. Mais, « être parent » a un sens très variable selon les sociétés, et cette variabilité est précisément ce que Laurent Barry fait apparaître dans son livre. Être parent revient partout à participer à une identité, à une substance commune, mais cette participation se transmet de manière variable. Pour les Arabes et d’autres peuples subsahariens, elle se transmet d’abord par les femmes. Dans la Chine ancienne, elle se transmettait d’abord par les hommes ; et, fort logiquement, il y était bien vu qu’un homme épousât la fille de sa tante maternelle, mariage aujourd’hui plus rare mais encore permis.
15Par ailleurs, il existe d’autres sociétés où la participation à la parentèle est constituée de deux composantes distinctes, dont l’une est supposée être transmise par la mère et l’autre par le père. L’auteur cite au chapitre 5 de son ouvrage trois exemples. Le premier exemple concerne la société indienne où on considère que les os d’un individu lui viennent de son père, tandis que sa chair lui vient de sa mère. Le deuxième est la communauté Maring de Nouvelle-Guinée qui pense que le père transmet sa graisse (via son sperme) et la mère son sang à l’enfant issu de leur union. Le dernier exemple est la communauté Ashanti du Ghana (p. 437). Pour cette communauté, le père transmet son esprit et la mère transmet son sang. Et même quand ces composantes reçues respectivement du père et de la mère n’ont pas d’assise anatomique identifiable, l’idée reste la même. Détaillons le cas ashanti pour illustrer cet état des faits. Deux sœurs reçoivent leur sang de leur mère et le transmettront à leurs enfants, qui seront donc parents sous ce rapport et ne pourront pas s’épouser. De la même manière, deux frères reçoivent leur esprit de leur père et le transmettront à leurs enfants, qui ne pourront donc s’épouser. Mais considérons un frère et une sœur. Ils partagent le même sang et le même esprit, reçus respectivement de leur mère et de leur père. Mais le garçon ne transmettra que son esprit, car le sang de ses enfants leur viendra de leur mère. Et la fille ne transmettra que son sang, car l’esprit de ses enfants leur viendra de leur père. Bien que, dans la manière occidentale d’évaluer la proximité parentale, les enfants de ce garçon et cette fille soient des cousins tout aussi proches que peuvent l’être des enfants de frères ou des enfants de sœurs, ils ne le sont pas selon les Ashanti, et pourront s’épouser. Quant aux sociétés occidentales, elles ont considéré, bien avant que les lois de la génétique ne fussent découvertes, que l’appartenance à la parentèle était transmise de façon commune et indifférenciée par la mère et par le père – lesquels ne forment « qu’une seule chair » (una caro) (p. 568 572). De sorte que la proximité entre deux individus unis par une chaîne généalogique s’y évalue simplement en décomptant les maillons de cette chaîne, sans différencier les maillons féminins des maillons masculins. En dessous d’un certain nombre de maillons, la parenté est trop proche pour que le mariage soit possible. Ce seuil minimal en deçà duquel le mariage est exclu a varié au cours du temps. C’est cette histoire que l’auteur retrace des pages 524 à 572. Il faudra sans doute réapprendre que la parenté n’est que l’interprétation parfois fort biaisée qu’une société fait du donné biologique.
16Un trait sur lequel l’auteur a voulu insister à propos de la théorie des groupes de parenté dans cet ouvrage, et qui pourrait peut-être convaincre de son intérêt, c’est celui de sa « plasticité » (p. 741). En dissociant, parenté et filiation, puis filiation et mariage, là où d’autres approches associent étroitement voire confondent ces phénomènes, elle rend compte d’une grande diversité de questionnements qui sont habituellement envisagés de manière éparse. Surtout, elle permet de réunir sous un schème explicatif unique un ensemble hétéroclite de systèmes matrimoniaux – du « mariage arabe » au « système complexe », des « structures élémentaires » au « mariage han » (mariage chinois, p. 638) -, systèmes autrefois ou autrement passibles d’un assortiment bigarré de théories locales.
17Pour Laurent Barry, « ce qui vaut pour le mariage vaut également pour le langage » (p. 750). Ainsi, si la notion de parenté parallèle appliquée aux systèmes élémentaires rendait compte des assimilations terminologiques les plus fréquentes qui leur étaient associées, ce constat vaut également pour les systèmes complexes. (…) Ces terminologies ont en effet en commun de regrouper et de distinguer les individus ignorant l’un des critères essentiels auquel recourent autrement les nomenclatures ordinaires : celui du sexe des individus qui lient Ego et Alter. Si les terminologies esquimo et hawaïenne sont si intimement associées aux systèmes complexes, c’est qu’elles ne font que reprendre la définition même du concept de « parenté cognatique », à savoir que le lien s’établit par le biais d’individus plutôt que par des femmes ou par des hommes. Elles ne nous renseignent pas davantage sur nos consanguins, nos alliés. Cependant, elles nous indiquent l’art et la manière de se donner des parents. (p. 751)
18Tous les systèmes matrimoniaux sont, dans la vision proposée par L. Barry, exogames, car tous visent à ce que l’on épouse des non-parents, et tous organisent leurs pratiques et leurs préférences sur une même base, celle de l’appréhension, variable selon l’expression du principe qui prévaut localement, de l’identité que certains individus partagent plus entre eux qu’avec d’autres, autrement dit sur la reconnaissance ou le déni d’une parenté commune (p. 755).
19Avant de conclure son ouvrage, l’auteur aborde les nouvelles déclinaisons de la parenté dans les sociétés contemporaines. Il essaie d’en rendre compte à travers sa théorie des groupes de parenté et d’alliance.
20Selon lui, la parenté est au centre des bouleversements des sociétés occidentales. Si dans les pratiques, elle se manifeste par le « démariage », les familles « recomposées », les familles monoparentales, etc., dans les normes elle se manifeste par les PACS (Pacte civil de solidarité), revendication de l’accès au mariage et à l’adoption pour les couples homosexuels, etc. Dès lors, il apparaît que certaines des questions qui se posent aux sociétés «postmodernes» ne sont pas d’une radicale nouveauté, mais correspondent, plus simplement, à des formes que l’humanité a déjà connues au cours de sa longue et turbulente histoire. « Ainsi pour le PACS, il est souligné dans les textes de loi l’interdiction aux « fratries » et autres collatéraux de se pacser » (p. 747). Cette interdiction dans la loi est justifiée par la volonté de ne pas sembler encourager l’inceste. Les interdits liés à la parenté ne sont donc pas spécifiques aux couples hétérosexuels mais visent également les individus de même sexe.
21Laurent Barry termine son ouvrage par cette suggestion. Il exhorte ceux ou celles qui désireraient poursuivre la lecture de cet ouvrage au-delà de l’horizon immédiat des sciences de l’homme, à y voir une forme de témoignage. Pour lui, « celui-ci plaiderait alors en faveur de l’idée selon laquelle, s’il existe un lien étroit entre les différentes manières dont l’homme a pu penser la parenté, il n’est pas à chercher dans la singularité ou l’univocité de nos expressions sociales, mais, bien au contraire, dans la remarquable adaptabilité et plasticité qui les distinguent de celles échues à d’autres espèces. La variabilité des formes que peut prendre la parenté humaine s’inscrit ainsi elle-même dans la capacité spécifique qui nous a été donnée de subvertir, par l’exercice de la raison et de l’entendement, le monde qui nous entoure. Dans la faculté qui nous fut accordée de nous l’approprier en explorant toutes les voies susceptibles de nous aider à le remodeler, sinon à notre goût, du moins à notre image. Bref, dans l’opportunité unique qui nous est offerte, aujourd’hui encore, de l’humaniser ». (p. 762)
22Cet ouvrage est un livre à bien des égards stimulant, non seulement par la richesse des données ethnographiques qu’il expose, mais aussi par les multiples perspectives théoriques qu’il ouvre pour l’anthropologie de la parenté. Avec Dominique Casajus [3], on peut dire que l’auteur offre d’une part « une alternative bien construite à une thèse longtemps prestigieuse » et d’autre part qu’il « réalise de façon exemplaire ce que doit être le programme de l’anthropologie – et aussi bien, d’ailleurs, de toutes les sciences sociales. D’abord en montrant ce qu’il y a de culturel dans ce que nous tenons trop vite comme naturel. Ensuite, en montrant que, si arbitraires qu’elles paraissent, les combinaisons mises en œuvre par le jeu social ne sont, comme aurait dit Raymond Aron, que des variations sur un petit nombre de thèmes fondamentaux ».
23Sabine SOME
24Doctorante en Anthropologie a l’Ehess, Paris
25Centre d’Etudes Africaines
L’Occident expliqué à tout le monde, Roger-PoL Droit, Paris : Seuil ; 2008
26En cinq courts chapitres sous forme de questions-réponses, Roger-Pol Droit souligne la complexité de l’Occident, déconstruit ce qu’il est devenu aujourd’hui pour en faire apparaître les possibilités d’évolution. Si l’Occident est passé par des connotations spatiales, géographiques, historiques, religieuses, raciales, culturelles, économiques, etc., il intègre aujourd’hui toutes ces dimensions et continue de subir de profondes transformations à l’ère de la mondialisation.
27L’auteur montre comment ces différentes acceptions de l’Occident dans l’espace-temps ont été forgées par les Grecs et les Romains, les Juifs et les Chrétiens, les scientifiques et les ingénieurs qui, à travers des discours universalistes, moralisateurs, ont conçu et entretenu l’idée d’une supériorité occidentale et de domination du non-Occident.
28Cependant, traversé par des contradictions qui constituent ses faces « claire » et « sombre », l’Occident est l’objet d’autant d’admiration que de haine dans le reste du monde. S’il a voulu « éclairer » et « civiliser » certains peuples par un certain nombre de valeurs (droits de l’homme, progrès technique, démocratie, par exemple), il a également contribué à asservir ces peuples ou à les détruire, mettant en évidence son caractère meurtrier (esclavage, colonisation, guerres, etc.). Ce paradoxe dérange l’occidental et irrite le non-occidental, où qu’ils soient à travers le monde, mobilisant ainsi des énergies pour affronter les ambiguïtés.
29Aujourd’hui, l’Occident est partout, sous des formes diverses. En contact permanent avec « les autres » qui l’intègrent et/ou le rejettent, il est devenu insaisissable, y compris à lui-même. Imprévisible. L’Occident est désormais un état d’esprit, une aventure qui s’est mondialisée autant que le monde s’occidentalise, faisant de la question identitaire un enjeu mondial.
30Tout en alimentant le débat sur la mondialisation, Roger-Pol Droit interroge les mutations de l’altérité, l’interculturalité et la mondialité à venir. Même si l’auteur n’a pas utilisé ces deux derniers termes, il nous semble que l’une des questions que soulève ce livre, c’est celle de l’interdépendance et de l’interpénétration des cultures, une interculturalité fondamentale qui caractérise toute société, tout individu en ce 21ème siècle.
31L’ouvrage, didactique, se lit très facilement avec une progression dans la formulation des idées. Le lecteur est mis dans la peau de celui qui pose des questions de plus en plus stimulantes auxquelles l’auteur apporte des réponses de plus en plus précises mais toujours ouvertes sur d’autres interrogations. On en sort enrichi, prêt à la discussion. L’ouvrage devrait intéresser tout le monde, particulièrement le professionnel ou le chercheur sensibles aux dynamiques identitaires dans le monde d’aujourd’hui et au défi interculturel que posent les pratiques sociales cliniques contemporaines.
32Daniel DERIVOIS
Maternités en exil. Mettre des bébés au monde et les faire grandir en situation transculturelle, Sous la direction de Marie Rose Moro, Dominique Neuman, Isabelle Réal, Grenoble : La Pensée sauvage ; 2008
33Comment faire de beaux bébés ? D’où viennent-ils ? De quels ingrédients multiples ont-ils besoin pour grandir et s’agréger au groupe des humains ? Quels sont les processus en jeu dans le devenir parent ici et ailleurs ? Comment penser l’accueil, la prévention et le soin des bébés nés ici de parents venus d’ailleurs et d’une manière générale de tous les bébés d’où qu’ils viennent ?
34Toutes ces questions profondément universelles et complexes se posent avec une plus grande acuité encore dans notre monde pluriel et métissé. Cet ouvrage tente de répondre à quelques unes de celles-ci à travers des récits cliniques et des bases théoriques solides venant du champ de l’ethnopsychanalyse (Devereux, Nathan, Moro en France mais aussi des apports internationaux) qui allient, sans les juxtaposer, les théories psychanalytiques et anthropologiques. Les auteurs sont tous cliniciens engagés dans les soins psychiques et l’accompagnement des bébés et de leurs parents confrontés à la migration et parfois aux exils traumatiques. Ils témoignent ici de leur riche expérience et de la créativité dont ils font preuve dans des dispositifs de soins variés et adaptés à la clinique précoce et à la prise en charge des patients venus d’ailleurs.
35Le fil directeur qui parcourt ce livre et se loge au cœur de la théorisation de ces auteurs est un fait évident mais si souvent occulté : le devenir parent est un processus complexe à la croisée de l’intime et du culturel. En effet, la construction de la parentalité et les interactions précoces ne se limitent pas à un ancrage purement biologique. Ce sont des processus dynamiques relevant de la sphère intrapsychique, familiale et culturelle. Un bébé s’inscrit toujours dans une histoire qui le précède, celle de son groupe familial et culturel. Ainsi, il existe mille et une façons de devenir parent et de construire une histoire singulière avec son (ses) enfant(s). C’est cette richesse que nous font toucher du doigt les différentes contributions ici exposées. Ce constat implique alors un autre regard et une autre écoute qui peuvent conduire parfois à des ajustements du cadre et des manières de faire pour mieux accompagner ces familles. Les auteurs insistent alors sur la nécessité de laisser une place à l’émergence de l’altérité, de penser et de prendre en compte les différentes manières de faire et d’aider ces jeunes mères et pères à conter leur histoire et trouver les ressources pour faire avec l’ici et l’ailleurs.
36Ce livre pose les jalons d’un champs théorique et clinique novateur autour de la prise en charge des bébés et de leurs parents : la clinique périnatale transculturelle. Le champ de la clinique périnatale s’en trouve élargi et cela fournit ainsi aux professionnels des nouvelles armes pour mieux comprendre et soigner les bébés et leurs familles. Cette clinique s’articule autour de la notion de transparence culturelle proposée par Marie Rose Moro dès 1998 et ici reprise dans l’introduction. Elle désigne la reviviscence des représentations culturelles, des manières de dire et faire propres à chaque culture. La transparence culturelle repose sur les mêmes mécanismes psychiques que la transparence psychique (Bydlowski 1991). La clinique périnatale transculturelle a pour objet d’étude les aspects psychiques et culturels de la périnatalité et de la petite enfance. Au niveau thérapeutique, le travail proposé est centré sur le bébé et la triade parent/ bébé/thérapeute autour de la clinique de consultations de groupe transculturelles (chapitre 1). Les auteurs écrivent ainsi que « La psychothérapie transculturelle en situation périnatale suppose une position psychanalytique affirmée et une position transculturelle expérimentée, c’est-à-dire la double exigence de ce travail psychothérapeutique délicat mais passionnant. » (p. 202).
37Notons enfin que les lecteurs trouveront aussi un chapitre dédié aux vicissitudes du devenir parent, et en particulier une lecture transculturelle de l’infertilité, ainsi qu’un chapitre qui nous invite à un regard original sur les consultations de PMI pensées comme un équivalent de rite de passage.
38Ce livre, qui s’adresse à tous les professionnels de la petite enfance et de la parentalité, invite à penser l’importance du détour par le singulier de chaque histoire intime, familiale et culturelle autour de la naissance pour mieux accompagner les bébés et leurs parents. Une belle polyphonie avec plein d’histoires qui se lisent comme des nouvelles.
39Raphaël RIAND
Du bon usage de la torture. Ou comment les démocraties justifient l’injustifiable, Michel Terestchenko, Paris : La Découverte ; 2008
40Les évènements du 11 septembre 2001 et la guerre en Irak ont engagé les États-Unis et l’ensemble de ses alliés d’Europe dans une dynamique sécuritaire où le recours à la torture est revenu au premier plan des moyens utilisés dans la lutte contre un ennemi sans visage. Ce que le livre de Michel Terestchenko montre, c’est qu’il ne s’agit pas d’une pratique occultée, honteuse, ni d’un simple dérapage, comme pourraient l’accréditer les commentaires faits par l’administration américaine à propos d’Abou Ghraïb, mais d’un phénomène social et politique central aux multiples dimensions sociétales, culturelles, juridiques et philosophiques.
41Ainsi la projection sur les écrans de TV américains de la septième saison de la série 24 heures met en scène l’agent antiterroriste Jack Bauer dans un procès lui reprochant l’usage fréquent de la torture dans les missions qu’il a menées au cours des ses missions antérieures. La question est donc bien au cœur de la problématique actuelle des États-Unis, où des révélations se multiplient, montrant l’ampleur de cet usage, y compris avec des professionnels de santé [4]. Terestchenko ne se contente pas de le souligner, il expose l’ensemble du dossier, les étapes de la justification actuelle de la torture, du fait des argumentations développées par les juristes entourant le président G. W. Bush, que sur un plan plus large, avec celles de philosophes comme Michael Walzer ou Alan Dershowitz. Le premier, un des principaux théoriciens libéraux américains, auteur d’une réflexion sur les guerres justes [5], insiste sur le fait que la torture est toujours un mal auquel dans une perspective « machiavélienne », un combattant pourrait être amené à recourir en sachant qu’il devra en rendre compte, y compris pénalement, de manière personnelle. Le second, par contre, n’hésite pas à en dessiner les conditions d’une application légale.
42Terestchenko s’attache à démonter les arguments utilisés dans les entreprises de justification, notamment celui de la « bombe à retardement » (ticking bomb), qui est un ressort dramatique essentiel dans la série 24 heures par exemple. Une telle situation, souligne-t-il, est le seul motif un tant soit peu crédible de cette justification, mais elle est purement théorique, ne s’est jamais produite et ne se produira sans doute jamais. Elle ne sert que de paradigme rendant plausible et par conséquent tolérable intellectuellement, ce qui, ainsi que le démontre l’auteur, contribue à ruiner le contrat social que l’État, selon Hobbes, entend garantir pour éviter que « l’homme ne soit un loup pour l’homme ». Le problème n’est donc pas, ainsi que le soutiennent ses adversaires pragmatiques, que la torture soit inutile car le torturé dira n’importe quoi pour arrêter la douleur, mais qu’elle mine toute confiance dans l’autorité de l’État, dans les relations entre humains. La période récente a mis en évidence que, dans des circonstances exceptionnelles, où les peuples sont pris dans une menace qui semble toucher à l’essentiel, de telles conceptions peuvent être perçues comme d’actualité et justifiées. Quand un monde ou un système se délite (les guerres coloniales), qu’il a le sentiment d’être mis en cause en son fondement (le 11 septembre), qu’une grande cause balaye toute réserve éthique (la lutte antiterroriste, la défense du système socialiste contre les impérialistes, la révolution, etc.), l’interdit risque inéluctablement de sauter. De ce point de vue, on peut se demander si l’argumentation de Terestchenko, sa clarté rationnelle, peut avoir un quelconque effet. La torture ne sert jamais éradiquée définitivement, mais on saura gré à l’auteur d’avoir tenté d’édifier ici au moins cette fragile digue argumentative. Il est important de regarder en face philosophiquement la tête du monstre refaisant surface.
43François GIRAUD
Esquisses algériennes, Pierre Bourdieu, Paris : Seuil ; 2008
44Cette somme de textes présentée par Tassadit Yacine, anthropologue, maître de conférences à l’INALCO nous refait visiter l’œuvre de Pierre Bourdieu dans ses années algériennes, et au delà. Textes riches de détails, anciens et remontant aux années cinquante pour certains mais gardant une fraîcheur et une actualité remarquable qui nous permet d’appréhender la réalité algérienne d’aujourd’hui.
45En plus d’apporter un éclairage précieux et original pour la compréhension des tensions qui traversent la société algérienne depuis des décennies, cet ouvrage, peut être mieux que tous les autres, permet aussi de mieux comprendre la pensée de Pierre Bourdieu et les rapports privilégiés qu’il a toujours entretenu avec l’Algérie.
46Que la perspective soit sociologique, historique, anthropologique, politique ou historique cet ouvrage complet s’il en est permet de faire moisson de détails, d’enrichir ses connaissances de l’Algérie.
47La clinique transculturelle y trouve des résonances multiples et précieuses pour le travail avec nos patients d’origine algérienne et d’ailleurs. Elle illustre l’intérêt que nous aurions, dans un souci d’efficacité de nos prises en charges, à prendre en compte la perspective sociologique et historique dans les pays d’origine de nos patients.
48Les textes qui ont été produit à des époques différentes sont d’un abord variable. Le trait commun est le foisonnement de détails et d’analyse qui nous entraîne dans un voyage passionnant qui lève le voile sur des aspects de la société algérienne qui restent à découvrir et ont des accents de découverte même pour un familier de cette société et de sa culture.
49Si certains passages sont ardus et complexes, l’ouvrage dans son ensemble donne envie de chercher plus et d’aller vers d’autres lectures.
50À lire de toute urgence pour tous ceux qui s’intéressent à l’Algérie et, de façon plus générale, à l’histoire coloniale et ses conséquences potentielles sur la société et la clinique d’aujourd’hui.
51Taïeb FERRADJI
La condition noire, Pap Ndiaye, Paris : Calmann-Lévy ; 2008
52Historien des États-Unis, militant du CRAN, dont il a intégré le conseil scientifique avec quelque hésitation, semble-t-il, Pap Ndiaye propose ici un ouvrage original et novateur qui manquait incontestablement. Comme il le souligne dans son introduction, l’histoire et la sociologie des Noirs de France est très en retard, contrairement aux États-Unis, en raison du refus très général de porter une regard « ethnicisé » sur la société française, ce qui contribue à rendre invisible scientifiquement toute une composante de la société française, et tout un aspect des relations humaines qui la tissent. Comme à son habitude, il fait preuve d’une très grande rigueur, notamment sur le plan conceptuel et documentaire. Cet essai met ainsi au centre le concept de « condition noire » qui contribue pour une part à écarter les pièges d’un racialisme essentialisé, favorise le rapprochement avec « condition ouvrière » et met en valeur la part très largement construite de la condition des Noirs et du racisme qui les touche. Si la traite et la colonisation ne créent pas la discrimination qui les précède très largement, elles ont contribué à placer les Noirs dans une position d’infériorité, qui conduit à justifier l’exploitation, l’esclavage, le mépris. Cette perspective, la finesse de la distinction entre identité « épaisse » et identité « fine » des Noirs n’implique pas de récuser la question de la couleur, du « colorisme » à la fois dans les rapports avec le monde blanc et à l’intérieur du monde noir. Pap Ndiaye ne dissimule pas ce que cette marque somatique implique de souffrance, de vécu douloureux ainsi que de contradiction. À la fierté mélanique s’oppose la tendance à la hiérarchisation à l’intérieur du groupe Noir entre les plus ou moins colorés, d’où la pratique très répandue et désastreuse du blanchiment de la peau. Pap Ndiaye fustige l’exaltation du métissage : « La célébration parfois superficielle du métissage, écrit-il, peut aussi être comprise comme un désir d’éclaircir celles et ceux dont la peau est décidément trop sombre, ce qui renforce paradoxalement le colorisme. » (p. 108) De même n’hésite-t-il pas à étudier les contradictions et les conflits qui peuvent opposer Noirs d’Afrique et Noirs des Antilles dont la convergence n’est pas si évidente. On ne s’étonnera pas non plus de voir cet ouvrage faire une place importante à une tentative d’« histoire des populations noires de France ».Si « notre histoire a aussi été une histoire des logiques raciales », il en montre le caractère complexe ce qui invite à ne pas « dissoudre entièrement l’histoire des Noirs dans celle du racisme ». Son tableau, malgré son caractère relativement rapide, montre la présence, dès le XVIIIe siècle, d’une notable population noire y compris en France métropolitaine. De ce panorama, il résulte que la présence noire est loin d’avoir fait l’objet d’un rejet et de discriminations indifférenciées. Pendant la Première Guerre mondiale, les soldats Noirs originaires des colonies ont été souvent très appréciées par les populations métropolitaines, malgré les préjugés (le Noir Banania) et contrairement à ce qui se passait dans les colonies. Ce qui stupéfia les Noirs américains venus avec la Première Guerre mondiale, le leader américain Du Bois expliquait qu’il « aimerait toujours la France ». D’où la présence relativement notable des Noirs dans le monde culturel et artistique de l’entre-deux-guerres, le développement de mouvements politiques, culturels comme celui de Senghor, de Césaire ou de la revue Présence africaine. À cet égard, la décolonisation fit reculer la présence noire dans le monde politique (il y avait plusieurs dizaines de députés noirs à l’Assemblée Nationale sous la IVe République) et le repli de fait sur une identité nationale plus blanche. Pap Ndiaye analyse aussi les mouvements noirs leurs contradictions, leurs évolutions. Il montre, en historien des États-Unis, l’origine par exemple d’un certain antisémitisme, dans certains courants, comme l’illustre l’humoriste Dieudonné, le répertoire du racisme anti-noir (le tirailleur et le sauvageon), les mouvements comme celui des banlieues en 2005 et les débats entre logique identitaire et combats antidiscriminatoires. Comme on le voit, tel quel, ce livre est particulièrement riche et suggestif. Mais il ne dissimule pas lui-même à quel point ce panorama est lacunaire. Aussi cette synthèse pleine de trous a-t-elle une portée essentiellement programmatique pour d’innombrables recherches à venir.
53François GIRAUD
La règle du changement, Claudine Galea, Paris : L’Amourier ; 2003
54Dans une forme narrative courte voici édité par l’Armourier [6], ce petit livre longiligne, bordé de rouge a du charme et de la profondeur.
55Une première question y apparaît et sert dés le début de fil conducteur : « Pourquoi part-on ? « Quel est l’objet du voyage ? »
56Pour l’auteur, Claudine Galéa, maltaise, de père algérien, née à Marseille et vivant actuellement à Paris : « À partir du moment où l’écriture s’en mêle, voyager déplace la personne. »
57Le voyage qu’elle nous propose, ici se déroule à Hanoi au Vietnam. Néanmoins point d’exotisme, juste un parcours émaillé de rencontres, de couleurs, de formes, d’odeurs inhabituelles, propices à la découverte sur soi. Ce récit concis, se décline au singulier et l’auteur nous fait ici don d’un texte sensible et précieux pour tous ceux qui cherchent aussi au fond d’eux-mêmes, ce qui au loin, peut les porter vers « l’Autre ».
58Ici se déroule l’écriture du voyage, du nomadisme, qui est celle qui génère de l’incertitude, et du questionnement.
59C’est peut-être pourquoi dès le départ, se pose déjà la question du retour, là où le souffle manque, là où la répétition du déjà vécu introduit le trouble… et peut-être là où l’on peut se sentir étranger à soi-même ?
60Ciselés, précis, les mots défilent, ne manquent pas de s’épanouir dans le défini où l’énumération. Parfois les secousses de la rencontre avec l’Autre ne sont pas si loin.
61Alors, comment écrire ce que l’on regarde, comment tenir la bonne distance ?
62Et le narrateur de suggérer, que le visuel puisse tout autant devenir l’œil de l’auteur lorsque le mouvement de sa pensée vient se nourrir de ses propres photographies.
63C’est pourquoi, noirs et blancs, gris, estompées, plusieurs clichés sont là et que dans un même mouvement de balancier, à chaque bout de la palanche, écriture et photos controversent tout en s’efforçant de tenir la bonne distance.
64Un livre à regarder, à lire, à savourer et bien sûr à faire circuler.
65Marion GÉRY
L’élitisme républicain. L’école française à l’épreuve des comparaisons internationales, Christian Baudelot, Roger Establet, Paris : Seuil ; 2009
66Le nouveau livre des Castor et Pollux de la sociologie scolaire va certainement faire encore grincer bien des dents. Les deux auteurs ont en effet l’habitude d’aller à contre-courant d’une certaine représentation que l’école française républicaine et les enseignants eux-mêmes se font de l’excellence de ce système éducatif. Quand le lamento habituel était que le niveau baissait, ils soutinrent ainsi que le niveau montait (1989), tout en soulignant aussi que les écarts entre les meilleurs et les moins bons s’accroissaient. Ils font aujourd’hui, à partir de statistiques toujours solides, notamment la fameuse enquête PISA de comparaison internationale, une nouvelle charge contre « l’élitisme républicain » en montrant les déficiences majeures du modèle français.
67Ils mettent en évidence que le caractère très sélectif de l’école française, voué à fabriquer des élites qui donnent la tonalité dominante de toutes les pratiques scolaires, a pour conséquence de créer des élites très étroites. Surtout, loin d’être l’instrument de l’égalité, il est le moteur d’une véritable « aristocratisation scolaire ». Quand on déplore le nombre très important de jeunes sortant sans diplôme de l’école, il faut prendre en compte que c’est l’effet direct du mécanisme d’élimination qui, à chaque niveau, dans un implacable mouvement de centrifugeuse, trie et expulse les moins bons, c’est-à-dire ceux qui n’ont ni le capital culturel, ni le capital social nécessaire. Ainsi, si le niveau monte, les écarts se creusent. Le redoublement ne sert à rien, il stigmatise sans remédier sérieusement. La France apparaît donc comme le « paradis de la prédestination sociale » où les promesses de l’égalité se heurtent aux réalités de la ségrégation spatiale par exemple. De ce point de vue, Baudelot et Establet démontrent que la présence d’enfants d’immigrés, contrairement à ce que pensent les familles, n’est aucunement source de baisse de niveau. Celle-ci est plutôt due aux handicaps économiques et sociaux dont les enfants de migrants souffrent dans leur majorité. L’approche « culturaliste » de l’échec scolaire n’est donc pertinente que si elle est reliée aux inégalités sociales, aux discriminations économiques et spatiales.
68Ce petit livre, solidement étayé a donc quelque chose d’aussi implacable que le système qu’il dénonce. Il impliquerait une « réforme de la pensée » des politiques, mais autant des citoyens et des acteurs de l’éducation : briser avec des conceptions si profondément enracinées qu’on peut douter qu’il sera entendu. Mais quand on voit les frustrations et la violence contenue qu’un tel système engendre et qui parfois éclate comme lors des émeutes de 2005 en banlieue, on peut se demander jusqu’à quand l’écart entre les principes et les réalités de l’école républicaine pourra être maintenu. Peut-être la peur des « classes dangereuses » obligera-t-elle, aussi bien à gauche qu’à droite, à faire preuve de volonté politique. Au moins peut-on, avec ce livre, regarder les choses en face.
69François GIRAUD
L’identique et le différent (entretiens avec Caroline Broué), Françoise Heritier, Paris : L’Aube ; 2008
70Entretien au cours duquel l’ethnologue africaniste et anthropologue, ainsi qu’elle se désigne, évoque son parcours. Souvenirs de ses séjours petite fille dans le Livradois durant tous les longs étés de la guerre de 39-45, premières observations des répartitions entre masculin et féminin, initiation, dans l’écoute des discussions entre les grand-mères, aux complexités des rapports de parentés. On apprend qu’à la Sorbonne, elle avait choisi la géographie et que l’ethnologie n’est venue que par le hasard de rencontres heureuses, avec Claude Lévi Strauss, «révélation de sa vie», avec les Samo, dont elle ne fait d’abord que «traverser le territoire» pour aller chez les Mossi voisins et parmi lesquels finalement elle vivra 6 ans. C’est en les questionnant qu’elle accédera aux particularités d’un système de parenté différent du nôtre, développera sa réflexion sur l’étude des invariants, élaborera secondairement son concept de valence différentielle des sexes. Transcription d’un entretien radiophonique, qui permet agréablement de survoler un parcours et une œuvre. On déplore l’absence de toute référence (recherche fébrile et vaine en fin de lecture de la date de l’entretien, des possibilités d’écoute podcastée de l’émission, de renvois bibliographiques), quand il s’agit justement de faire découvrir un auteur…
71Elisabeth DO
Loger les immigrés. La Sonacotra 1956 – 2006, Marc Bernadot, Bellecombe-en-Bauges : Éditions du Croquant ; 2008
72La Sonacotra ou société nationale des travailleurs algériens, société d’économie mixte créée dans le contexte de la guerre d’Algérie dans la deuxième moitié des années cinquante, va devenir la Sonacotra puis l’Adoma depuis peu. Ce livre très documenté et riche d’informations retrace l’histoire de cette institution et permet d’appréhender de plus près l’histoire des migrations et, notamment celles des algériens, de la deuxième moitié de vingtième siècle en France. Acteur central dans la politique de l’habitat social et la réhabilitation des centres urbains, c’est vis-à-vis des migrants et de la place qui va leur être faite qu’elle va construire la représentation qui sera et qui reste la sienne encore aujourd’hui. Créée d’abord dans un souci de contrôle social des migrants, elle ne cessera, sans vraiment y parvenir, de transformer son image. Outil de gestion de crise à sa naissance, elle va fonctionner comme une structure atypique et au carrefour de plusieurs secteurs et domaines ministériels, ce qui ne sera pas sans conséquences sur le souci de se construire une identité, d’avoir une politique cohérente et suivie.
73L’histoire de la Sonacotra permet de comprendre l’évolution des idées et des politiques migratoires en France depuis plus de cinquante ans.
74Conçue comme un outil de lutte contre l’exclusion et prévue pour accueillir uniquement des travailleurs célibataires, l’Adoma accueille dans ses résidences de plus en plus de familles. La question de la stigmatisation reste entière en dépit des innombrables tentatives qui seront faites dès le lendemain de sa création.
75Taïeb FERRADJI
Composition française. Retour sur une enfance bretonne, Mona Ozouf, Paris : Gallimard ; 2009
76On aurait tort de prendre ce petit ouvrage, malgré son sous-titre, comme un simple livre de mémoires d’une universitaire de renom, philosophe et surtout grande historienne de la Révolution française. Certes, au soir de sa vie, l’auteur se tourne vers la petite fille qu’elle a été. Elle raconte, dans des pages admirables, qui feront sans doute demain de très belles « dictées », ce que fut son enfance bretonne, entre la maison, l’école et l’Église. Fille d’un couple d’instituteurs, elle a pour père un homme singulier, à la fois militant bretonnant et engagé à gauche, Yann Sohier, décédé à 34 ans. Mona Ozouf raconte ainsi ce qu’a été une existence traversée par les contradictions entre culture et langue bretonnes pratiquées à la maison surtout par sa grand-mère (admirable portrait) et une école républicaine s’étant donné pour mission d’éradiquer cette culture pour faire des petits Français tous coulés dans un même moule et ayant abandonné leur différence. Commencé comme une chronique nostalgique de l’enfance, l’ouvrage trouve son véritable sens dans le long dernier chapitre qui est en fait un essai où l’auteur déconstruit l’imaginaire républicain ou plutôt jacobin, « une rêverie de l’homogène », qui hante encore nos représentations et dont elle montre les racines historiques profondes. C’est là que se trouve la signification du titre de l’ouvrage, Composition française. Il sonne comme un exercice scolaire, mais doit être pris dans le sens d’un bouquet. C’est l’idée d’une « république », d’une « nation » qui, loin d’être « une et indivisible », est plutôt une « composition de diversités ». Contre la conception selon laquelle « l’homme se dépouille de son caractère local à mesure qu’il devient instruit et raisonnable », il apparaît que celle-ci est moins essentielle que le produit des violences de la Révolution qui simplifient et ne laissent aucune chance à une « république complexe » où les diversités ne seraient plus perçues comme des « France divergentes ». Cette volonté d’imposer cette « unité qui est moins une composition de différences qu’une reddition au centre », elle la voit aussi bien chez Michelet et son patriotisme républicain que dans les discours actuels contre « le communautarisme », voire « l’identitarisme » que tiennent aussi bien des écrivains de gauche (R. Debray) que de droite (A.-G. Slama).
77En quoi le combat du père de Mona Ozouf rejoint au fond celui de ceux qu’on appelle « la diversité » aujourd’hui et conduit à remettre en cause une république fondée sur « le culte de l’Un » au profit d’une république « girondine », c’est-à-dire plurielle. En quoi par conséquent ce livre devrait être lu et diffusé justement auprès de ces enfants qui y retrouveront leurs questions, et devenir le manuel d’un combat pour le renouvellement d’une république où le bilinguisme serait moins perçu comme une menace que comme un pont vers l’universel. « Je ne crois ni les uns ni les autres, écrit Mona Ozouf en conclusion. Ni les universalistes, parce que notre vie est tissée d’appartenances. Ni les communautaristes, parce qu’elle ne s’y résume pas. Après tout, c’est l’individu qui tient la plume et se fait le narrateur de sa vie ; le narrateur, c’est-à-dire l’ordonnateur, l’arrangeur, l’interprète. »
78François GIRAUD
Nullipare, Jane Sautiere, Paris : Gallimard, « Verticales phase 2 » ; 2008
79Lorsque Jane Sautière entend le radiologue qui lui a fait sa mammographie, dictant son compte rendu, la désigner « par son nom, son sexe, son âge, et sa position dans l’ordre de la reproduction : « nullipare », le mot la blesse « comme les toutes petites coupures qu’on se fait…qui saignent beaucoup… gênent au-delà du vraisemblable ». Dans la foulée, après avoir traversé « la grande place Bellecoure » qu’elle aime « dans sa vacuité », le mot va continuer à résonner, dans lequel elle entend d’abord « nulle », « part », « femme de nulle part ». « Je voudrais interroger l’ahurissant mystère de ne pas avoir d’enfant comme on interroge l’ahurissant mystère d’en avoir », dit-elle.
80Est ahurissant ce qui surprend et déconcerte, au point de paraître stupide, ou de faire perdre la tête. C’est sur ce chemin de l’insu, dans le désordre apparent des évocations, que nous convie Jane Sautière. Pas de manifeste, ni d’explication : si elle évoque la condition des nullipares (« difficile pour l’interlocuteur d’imaginer un choix heureux, tandis que le contraire est tellement simple »), c’est en creux uniquement de son interrogation d’elle-même (« je cache plus de choses, des choses irreprésentables »). L’irreprésentable cependant advient par l’écrit littéraire : la poésie de la langue ouvre ce qu’aurait pu fermer le parler psy (« J’ai dit que j’aurais été une excellent mère de schizophrène : j’avais commencé à travailler comme éducatrice et j’en prenais le langage »). Ainsi résonne comme une comptine la succession des lieux d’enfance et de vie, de Téhéran terre natale à Courbevoie sur le fleuve, en passant par Phnomh Penh et Barbès ; entre les lieux chez soi et les lieux à soi, se poursuit le trajet sinueux qui mène à l’origine (« ce sont bien les origines que la descendance questionne, comment l’ignorer ? »), ou plutôt sa construction (« J’ai, moi aussi, eu le choix de mes légendes »). La séparation d’avec la bonne iranienne qui lui parlait farsi, dont elle a fait sa nourrice et du farsi sa langue maternelle, la prive d’une langue et initie un poème de l’amour perdu. Il y a, dans le poème, des endroits plus secs, où la phrase, succincte, précise, énonce les trous du « malheur absolu de sa mère » : succession des morts jalonnant les naissances. Sans complaisance mais avec tranquillité, la traversée aussi de la folie, quand elle « marche, dans le froid, avec deux anges perchés sur son épaule,…formes…enfantines et malfaisantes, qui murmurent, insistantes et très douces, des mots incroyablement orduriers, malfaisants …enfants limbiques, enfants morts de ma mère, mes frère et sœur…». Puis aussi, une langue veloutée et voluptueuse même pour dire ce qu’elle n’est sensée qu’imaginer: « le frôlement doux dans le ventre, la vibrillation électrique de la présence ». De la maternité, au long de cette interrogation du mot qui l’en exclut, Jane Sautière parle, avec une connaissance sensible et éprouvée, qui fait penser que cette condition de ne pas avoir fait d’enfant pourrait être une autre dimension de ce qui conduit à en faire ? Car « il y a une existence des choses qui n’ont pas eu lieu », dit-elle. Des impossibilités vécues (« …se lier par le sang, voilà l’épouvante. Être coupée des liens du sang, voilà l’autre terreur… ») découle la fatalité d’un état ; il s’agit de celle-là même qui fait que d’autres enfantent, nécessité découlant de la nature des choses : « Ce qui est là, dans la vie, toujours dans la vie, sans s’en écarter, et je pense, jusqu’à la fin ».
81Marion GERY
Partir, migrer. L’éloge du détour, Sous la direction de Marie Rose Moro, Grenoble : La Pensée sauvage, Collection « Bibliothèque de L’autre » ; 2008
82Voici le cinquième livre de la collection transculturelle, éditée par la Pensée sauvage. C’est un ouvrage qui est né dans les suite du colloque « Voyage, migrations, errance » de la revue l’Autre qui s’est déroulé les trois et quatre juin 2005 à Bordeaux. L’écriture vient ici dans l’après-coup de ces travaux à plusieurs voix qui tels les chants polyphoniques de nos bassins méditerranéens viennent résonner, prendre chair et devenir les matériaux de pensée de nos corps multiformes et inachevés.
83C’est un livre qui tombe bien pour ceux qui se demandent si le voyage existe encore, j’entends le véritable voyage, celui des pasteurs, des découvreurs, des aventuriers. Ce voyage qui s’improvise, s’entreprend nez au vent, qui a les couleurs de l’inconnu, les odeurs de l’ailleurs et l’étincelle des possibles.
84On saluera cette invitation au détour, qui fait l’éloge du cheminement sans ce préoccuper forcément de l’arrivée.
85Autant de déclinaisons subtiles, multiples et complexes pour mettre en scène quelques traversées vers l’ailleurs animés, travaillées par ces mouvements parallèles du retour.
86Ici se raconte des voyages qui vous débarquent là où personnes ne vous attend, des voyages sans filet, des voyage qui vous plume, des voyages qui vous dénudent et vous métamorphosent, des voyages qui deviennent rites initiatiques de passage, des voyages pèlerinages qui confrontent l’humain aux limites de son humanité, des voyages qui disent le besoin de croire et d’espérer, des voyages qui nourrissent les cliniciens, des voyages qui donnent vie aux objets, des voyages qui font parler ceux qui sont restés, des voyages qui confrontent à un ailleurs, des voyages qui favorisent la rencontre de l’Autre. C’est un livre rayonnant, vagabond, que l’on savoure, que l’on picore, vers lequel on revient.
87C’est un livre qui s’inscrit dans les aller retour des échanges On remerciera chaleureusement Claire Mestre et Marie-Rose Moro toutes deux spécialistes de la clinique transculturelle et soucieuse de transmettre, de s’être associées ici pour donner vie dans le recueil des ces matériaux d’écriture à l’expérience de l’innocence, suggérée par Michael Onfrey [7] philosophe. Cette expérience qui privilégie l’attente au détriment de l’action, et qui, une fois toutes nos « bonnes » intentions mises au placard, nous invite comme le font ici nos auteurs, à passer d’un monde à l’autre et à nous immerger dans cette précieuse poétique de la géographie. Oui c’est bel et bien un livre qui vaut le détour. Nous ne sommes pas loin de retrouver la trace des dieux anciens et de nous approcher de toutes ces constellations si chères au peuple nomade…
88Marion GERY
Notes
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[1]
Comme l’auteur a pu le vérifier, le « mariage arabe »repose sur ce que qu’il a appelé un « principe de parenté utérin ». (p. 744).
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[2]
Nomenclature de la parenté, terminologie de la parenté, systèmes classificatoires.
- [3]
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[4]
Cf. The Guantánamo Testimonials Project, http://humanrights.ucdavis.edu/projects/the-guantanamo-testimonials-project
-
[5]
Guerres justes et injustes Paris : Belin ; 1999.
-
[6]
L’Armourier n’a ici rien à voir avec Cupidon. Ce terme occitan désigne les mûriers, ces arbres dont les feuilles étaient utilisées pour l’élevage des vers à soie. Les éditions l’Armourier se donnent pour objet d’éditer des écritures originales, poèmes et textes en relation avec les arts plastiques.
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[7]
Michel Onfray La théorie du Voyage, Poétique de la Géographie inédits, collection Livre de Poche, novembre 2007.