UN SI FRAGILE VERNIS D’HUMANITÉ. BANALITÉ DU MAL, BANALITÉ DU BIEN. Michel Terestchenko, Paris : La Découverte/M.A.U.S.S. ; 2005
1Le développement récent des génocides, de la torture et des terrorismes a fait surgir des interrogations fondamentales sur l’origine, sinon du mal, en tous cas des comportements de cruauté qualifiés souvent d’inhumains, alors que l’on sait bien qu’ils sont plutôt le propre des hommes. Cette énigme n’est pas nouvelle et traverse depuis longtemps la philosophie et la littérature, mais les événements du XXe et du début du XXIe siècle lui donnent un relief particulier, car un événement comme la Shoah parait à tel point excéder toute compréhension, à tel point mettre en échec la pensée qu’il laisse sans voix.
2Le livre de Michel Terestchenko traite la question de manière particulièrement originale qui en fait à bien des égards un ouvrage exceptionnel. La démarche de l’auteur, en effet, mobilise à la fois, en une démarche typiquement complémentariste, les ressources de la philosophie la plus classique, celle de La Rochefoucauld, Hutcheson et David Hume avec les résultats de la psychologie sociale expérimentale et de l’histoire, s’interrogeant sur les raisons qui font que des « hommes ordinaires » peuvent ainsi s’engager dans de si effrayantes extrémités. Mais face à cette banalité du mal, qu’Hannah Arendt avait mise en avant à l’occasion du procès Eichmann, ce qui en avait choqué plus d’un (Comment en effet, pouvait-on attribuer de si extraordinaires cruautés à la médiocrité d’un « criminel de bureau » seulement soucieux de faire arriver des trains à l’heure ?), Michel Terestchenko pose en regard la « banalité du bien » de ceux, tout aussi modestes, qui, tels André et Magda Trocmé ou Georges Peralsca, sauvèrent des juifs.
3L’hypothèse de base de l’auteur consiste d’abord à contester celle des utilitaristes, qu’ils soient économistes ou psychologues (y compris Freud), qui se fondent sur la prévalence chez l’être humain de l’intérêt et de l’égoïsme. L’altruisme ne pourrait être perçu que comme une naïveté quand ces attitudes auraient le poids du réalisme, ce qu’exprimait déjà La Rochefoucauld qui ne voyait chez l’homme que la prééminence de l’amour propre. Michel Terestchenko montre que chez le moraliste, pourtant, c’est moins la force de l’amour propre que la soumission aux passions, l’incapacité à faire face à ses propres contradictions, l’absence de ce qu’il nomme « présence à soi » qui expliqueraient la facilité à s’engager dans des actions monstrueuses. Ainsi le manifeste le cas du commandant du camp de Treblinka Frantz Stangl ou celui des membres du 101ème bataillon de police responsable des massacres de juifs décrit par l’historien britannique Christopher Browning. Sans doute l’auteur prend-il en l’occurrence des exemples trop évidents du manque de caractère de personnages dépourvus par ailleurs de véritable passion idéologique ou de haine antisémite, ce qui fait perdre de vue, chez des personnages plus importants, les ressorts particulièrement sombres dont ne rendent pas compte la simple veulerie et l’inconsistance du caractère. Aussi, l’intérêt principal de ce livre est-il justement de se consacrer à décrire, face à cette médiocrité du mal, la simplicité du bien des Justes. Il insiste alors sur le fait que cette dernière attitude ne résulte pas d’un quelconque esprit sacrificiel qu’exaltent en particulier les exhortations à caractère religieux à l’oubli de soi. C’est beaucoup moins à cette oblativité principielle qu’à une réelle fidélité à soi qu’obéissent les héros ordinaires, les dissidents et les résistants, une « force de l’âme » et une cohérence de la personnalité qui joint l’empathie avec la souffrance de l’autre avec la décision de l’action. Cette attitude trouve sa source bien moins dans un sens du devoir, comme pourrait l’invoquer le moralisme abstrait d’un Kant, que dans une sorte de réflexe d’engagement résultant d’un ébranlement à la fois affectif et rationnel procédant d’un moi unifié, à la fois consistant et cohérent. L’expression « présence à soi », qu’utilise l’auteur, pour en rendre compte, est néanmoins peu claire et rend mal cette notion d’une telle personnalité qu’il décrit à la fois comme autonome et libre, capable de ne pas se soumettre et de s’engager.
4Le point de vue de Michel Terestchenko s’appuie plus sur la philosophie, y compris Lévinas qu’il critique néanmoins, à l’égal d’ailleurs de la doctrine du « pur amour » de Fénelon, pour son lyrisme excessif dans l’exaltation précisément du sacrifice de soi. Il mobilise moins les doctrines psychologiques, comme la psychanalyse, à part l’allusion à l’œuvre peu orthodoxe de Fromm ou à Carl Rogers. On ne peut que rapprocher pourtant sa conception d’un être unifié, ayant dépassé ses conflits intérieurs, à ce que serait un sujet convenablement analysé, s’étant réconcilié avec lui-même. De même, bien qu’il n’y fasse pas non plus allusion, peut-on penser dans cette ouverture de l’altruiste sut une intériorité et une réserve de vie, à ce que Nietzsche appelle « santé » par opposition au « ressentiment », et qui se traduit précisément par cette grâce du danseur, cette légèreté, cette disponibilité esthétique dont « l’homme de bien » ou « la belle âme » (Schiller) est capable de faire preuve. Michel Terestchenko insiste sur le sens non théologique de cette notion de grâce, mais on ne peut malgré tout que s’interroger sur cette réserve : Nietzsche lui-même ne disait-il pas qu’il ne croirait qu’à « un dieu qui serait danseur » ? Et, pour faire le bien, ne faut-il pas d’abord s’aimer, faire le plein de « narcissisme de vie », sans lequel on ne peut faire place à de l’autre ? Michel Terestchenko insiste en tous cas sur l’importance, dans la promotion de cet altruisme naturel, cette bonté à hauteur d’homme, sur le rôle de l’éducation au sein de la famille en particulier où peut précisément s’expérimenter à la fois un tel amour de la vie et de la solidarité humaine. À l’inverse, on ne peut que s’interroger sur le rôle des perturbations familiales et des « pédagogies noires », selon l’expression d’Alice Miller, qui cassent les personnalités et sont les plus sûres fabriques des psychopathies ordinaires qui font la matière de sordides faits divers. On voit donc la grande portée psychologique et anthropologique de ce livre, ainsi que sa grande actualité théorique et clinique.
5François Giraud
MANIFESTE POUR UNE PSYCHOTHÉRAPIE DÉMOCRATIQUE, Sous la direction de Tobie Nathan, Paris : Les empêcheurs de penser en rond : 2006
6Ce livre se présente comme le rejeton du Livre noir de la Psychanalyse et approfondit, du point de vue de Tobie Nathan et de ses compagnons de route, la polémique engagée par ceux-ci, aux côtés d’autres courants antifreudiens dont pourtant ils se distinguent sensiblement.
7D’avoir un adversaire commun permet sans doute de cogner dur en joignant ses forces. Mais n’y-a t-il pas néanmoins bien des malentendus dans cette alliance ? Bien sûr, Tobie Nathan montre une énergie sans faille à pulvériser après d’autres les dogmes du freudisme que jadis, en bon disciple de Devereux, freudien très orthodoxe quoiqu’il en dise, il avait révéré. Plusieurs autres auteurs reprennent cette entreprise avec un plaisir iconoclaste, non sans reprendre ici, comme dans Le Livre noir des thèses quelque peu anciennes, ainsi que le montre d’ailleurs Philippe Pignarre revenant sur le livre de Deleuze et Guattari L’anti-Œdipe.
8Le livre noir, qui est avant tout réponse à l’offensive des psychanalystes contre le rapport de l’Inserm sur l’évaluation des psychothérapies, par sa violence et le parallèle implicite de son titre avec Le livre noir du communisme, confine sans doute à la diffamation et de solides réponses lui ont été retournées. Mis il est vrai par ailleurs qu’on a parfois l’impression que certains se contentent d’accumuler les sacs de sable et de faire de la psychanalyse un pur et simple camp retranché, alors que le syndrome de Fort Alamo ne suffit pas à répondre à quelques questions posées à l’occasion de cette polémique.
9Il serait peu scientifique en effet de se contenter de répondre à ces critiques par une fin de non-recevoir sous la forme : la psychanalyse aurait raison parce qu’elle aurait « de manière définitive » dit la vérité sur l’inconscient. S’il est incontestable qu’elle n’est pas cette opération malfaisante et malhonnête que sous-entend ( ?) Le livre noir, en particulier Mikkel Borch-Jacobsen [1], il n’en est pas moins vrai qu’elle doit interroger sa « légende », mettre en question son histoire, la façon polémique dont, tant ce qu’elle introduisait était scandaleux, elle s’est construite avec ce mélange de scientisme et de prophétisme conquérant. En un sens, pourtant, le travail est fait et les positions sont claires. L’impérialisme médicamenteux ne peut plus s’appuyer, comme la neurologie du XIXe siècle sur un scientisme triomphant dont Freud se voulait partie prenante. La pharmacopée des maladies mentales apparaît comme résolument empirique et bricoleuse, et la science, malgré ses succès, est souvent vue aujourd’hui avec méfiance. Ce que la psychanalyse a incontestablement apporté – que cela soit appliqué ou non – est moins la vérité de telle ou telle de ses découvertes (l’œdipe, les stades, etc.) qu’une certaine manière d’aborder la souffrance humaine en lui restituant du sens et en lui donnant la parole. Et heureusement, les psychanalystes souvent, qu’ils soient ipéistes ou lacaniens, ne se contentent plus de répéter, si jamais cela fut, des vérités toutes faites. Y compris la façon dont opère le traitement psychanalytique apparaît à beaucoup comme infiniment plus complexe que ce qu’en disait Freud, déjà très nuancé et interrogatif, et bien des chercheurs aujourd’hui ne se sentent aucun besoin de le citer pour avancer, sinon comme un point de départ d’une activité de pensée. Dépouillée des formes étriquées de la « mimésis » scientifique, la psychanalyse apparaît alors d’abord sous cette forme, comme un lieu de liberté, de critique, l’établi sur lequel on remet les concepts à l’épreuve, loin du grand psittacisme que prétendent ses adversaires. Aussi n’est-il pas besoin de prendre l’allure de l’antifreudisme militant pour avancer. L’heure est alors sans doute bien davantage à une « psychanalyse élargie », s’ouvrant sur des approches autres, qu’elles soient nouvelles avec Bowlby, Lebovici, Stern, Cyrulnik, Fonagy, la systémique, etc. ou qu’il s’agisse des pratiques des guérisseurs traditionnels, mobilisant d’autres ressorts et obligeant à un retour sur nous-mêmes. On peut aussi récupérer, à nouveaux frais, les fragments épars des adversaires écrasés du freudisme (Janet, l’hypnose, les théories comportementales, le culturalisme, bien des non-freudiens qui n’étaient pas des antifreudiens) pour réinterroger les processus à l’œuvre dans les traitements. Ce livre peut alors apporter quelques pistes dans ce sens : la question de la suggestion, de l’expertise des patients, pour ne citer que quelques-uns de ses thèmes, mais le chantier est autrement plus vaste.
10François Giraud
DVD
SIX FEET UNDER, Série TV. Comédie dramatique. 5 Saisons : 13 (ou 12) épisodes de 50 minutes pour chacune. Produit par : Alan Ball, Robert Greenblatt et David Janollari
11Avec Peter Krause, Michael C. Hall, Frances Conroy, Lauren Ambrose, Richard Jenkins, Rachel Griffiths, Matthew St. Patrick, Freddy Rodriguez, Jeremy Sisto, Lili Taylor. Studio de production : HBO
12Dans Six Feet Under, il y a « tender ». La mort n’est pas toujours très tendre, me direz-vous. Mais pourquoi pas ? Quand une série télé vous attrape comme ça, sans crier gare, avec injonction totale de rester devant le petit écran en se disant « allez, encore un bout d’épisode et au lit », on finit par se coucher à des heures indécentes en se maudissant et jurant ses grands dieux : « Demain, dodo à 21 heures » … Impossible ! La lutte est trop inégale. En face de soi : des personnages extrêmement complexes, attachants, exaspérants qui naviguent dans un monde de stylisme mortuaire. En introduction de chaque épisode, une façon différente de passer l’arme à gauche. Certaines tristement banales (arrêt cardiaque en sortant les poubelles), d’autres dramatiquement drôles (chute d’un bloc de glace perdu par avion psychopathe). Tout y passe : l’amour, l’amitié, le plaisir, la haine, la trahison, la famille, la drogue, l’art, etc. etc., la vie quoi ! (et la mort donc).
13Pourquoi, mais pourquoi diable cette série et pas une autre ? La mort envisagée sous toutes ses coutures (y compris celles que l’embaumeur surdoué fait subir à ses clients) et de manière quotidienne, voilà l’idée de génie d’Alan Ball, qui, soit dit en passant, avait déjà révélé l’étendue de son talent avec l’écriture du génialissime American beauty. La mort n’est qu’un prétexte pour raconter la vie. J’aime tout particulièrement le « directeur funéraire » (eh oui, on ne dit plus croque-mort) homosexuel concentré sur la reconstitution d’un corps, se demandant s’il doit parler à son amant de la fellation qu’il a gentiment effectuée sur la personne du plombier intervenu lors d’une inondation de sang dans le laboratoire … Dans cette série, les morts reviennent, mais pas sous forme de fantômes monstrueux ni de zombies acariâtres. Ils parlent à leurs proches, les mettent à l’épreuve, les conseillent, tout ça entre deux pierres tombales, en tenue de plage avec tongs.
14Je ne pourrai jamais décrocher, et je suis totalement catastrophée de me dire qu’il n’y a que cinq saisons, et que tout a une fin, même Six Feet Under.
15Ce soir, je m’endormirai en me demandant quel tissu je pourrais bien choisir pour tapisser l’intérieur de mon cercueil. Rouge probablement, ça me va bien au teint [2] …
16Coralie Sanson