Notes
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[*]
Directrice de la revue L’autre. Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Paris13, Chef de service, Hôpital Avicenne (AP-HP), Bobigny.
E-Mail : lautre@laposte.net Site : www.clinique-transculturelle.org -
[1]
Chiffres de l’Éducation nationale.
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[2]
Göle N. Musulmanes et modernes. Voile et civilisation en Turquie (1991). Paris : La Découverte ; 2003 (trad. franç.).
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[3]
Moro M.R. Enfants d’ici venus d’ailleurs. Paris : La Découverte ; 2002. Nouvelle édition en poche, Paris : Hachette « Collection Pluriel » ; 2004.
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[4]
Interview dans Libération, 20-21 décembre 2003, 46-47. p.46.
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[5]
François Giraud « L’école, les cultures et la laïcité » L’autre 12 (2004, vol. 4, n° 3, p. 439-454).
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[6]
Michel Bilis, dans le dernier numéro, « A propos de la laïcité à l’hôpital », L’autre 13 (2004, Vol. 5, n° 1, p. 5-6).
1S’interroger sur la société actuelle et ses changements, sur sa diversité et sa complexité, sur les rencontres des êtres et des manières de penser et de faire, nous amène inévitablement à des questions qui sont celles qui ont traversé la société française ces derniers mois en particulier, celle du voile des jeunes filles « musulmanes » à l’école. La réflexion que nous proposons ici voudrait apporter un regard nouveau, celui de la clinique, celui des jeunes filles qui le portent transitoirement ou parfois plus longtemps et que nous rencontrons dans la banlieue nord de Paris où nous travaillons, dans la rue ou dans notre bureau de consultation. Partir de ce qu’elles montrent et de ce qu’elles disent, d’une position résolument « emic » au sens de l’anthropologie anglo-saxonne, à partir des personnes elles-mêmes et pas d’un observateur extérieur. J’ai beaucoup tardé à publier ce texte car ma position s’est construite au fur et à mesure de ces rencontres et, il faut avouer que j’ai rechigné à me laisser affecter par des discours singuliers me réfugiant derrière mon identité de femme occidentale féministe niant le singulier au profit du général. Puis, la rencontre des premières jeunes filles voilées exclues de l’école publique sous la pression médiatique, du savoir et donc de tous les possibles et la menace qui pèse sur les autres m’a rendue sensible à leurs contradictions, à leurs conflits. La conséquence devient plus horrible que le mal. Il importe alors de les écouter plus attentivement, car comprendre comment cela se passe ici en France, en 2004 et pas ailleurs dans un contexte peu ou pas comparable à l’Algérie ou à l’Iran par exemple, comprendre aide à agir, voire si besoin à combattre. Enfin la réaction que les autres pays européens ont eue sur la position française considérée comme excessive et idéologique a fini par me faire penser qu’il fallait regarder les faits tels qu’ils sont, tout simplement.
2Ces jeunes filles voilées ont menacé l’identité française au point que le Gouvernement et à sa suite le législateur ont cru bon de proposer une loi pour l’interdire à l’école publique. Cette loi a été depuis votée par le Parlement. Avant de donner les arguments du débat, il importe de dire les faits : en Seine-Saint-Denis, par exemple, département multiculturel de la banlieue parisienne par excellence, il y avait avant le vote de la loi, moins de dix situations problématiques de jeunes filles voilées à l’école [1]. Et parmi ces situations, la majorité d’entre elles le portait sans l’accord de leurs parents à qui elles l’avaient imposé. On est loin de jeunes filles soumises et terrorisées qui ne choisissent rien et qui subissent la loi de la famille, du groupe ou des grands frères qui font le guet au pied des cités. La contrainte communautaire est un vrai risque mais elle ne peut expliquer la majorité des situations que l’on voit aujourd’hui d’autant qu’à l’intérieur de l’école, la communauté ne peut intervenir directement. Et réduire cette position à une intériorisation par ces jeunes filles de la règle communautaire n’est pas non plus suffisante pour une simple raison : ce n’est pas ce qu’elles disent, ce n’est pas ce qu’elles montrent et même si cela nous dérange, il faut partir de ce qu’elles vivent ne serait-ce que pour le modifier. D’ailleurs la presse avait relevé la contradiction apparente, en tous cas par rapport à la lecture qui en faisait des victimes expiatoires, contradiction donc à porter pour certaines d’entre-elles un voile islamique et un string. Pour ma part je me réjouis qu’elles n’aient pas renoncé au string, elles n’ont donc pas renoncé à la sexualité non plus, si on en doutait ! L’alchimie est donc plus complexe.
Jeunes filles voilées rencontrées dans le métro…
3Si la question n’est pas la menace de l’identité française ni de la laïcité à la française, grande bataille de la République, mais plutôt de savoir pourquoi en France en 2004, des jeunes filles, enfants de migrants pour la plupart d’entre-elles, choisissent ce mode de réaction, ce mode d’affirmation que nous, femmes d’ici, pouvons légitimement trouver, réactionnaire ? Mais pourquoi réagissent-elles en allant chercher un signe que leurs mères n’utilisaient plus et qu’elles même ne connaissaient pas ?
4Je me souviens de cette jeune fille dans le métro qui pour être dans l’air du temps et des médias, au moment du vote de la loi au parlement, était allée acheter un voile avec une de ses amies qui elle, n’était pas voilée. Toutes les deux, jolies « beurettes » à l’accent banlieusard saccadé comme une chanson de rap, devisaient gaiement sur le voile acheté et d’emblée mis sur la tête avec les quelques conseils rapides du vendeur de foulard islamique de la rue Myrrha à Paris. Celle qui portait le foulard ne se sentait pas bien à l’aise, elle se regardait dans la vitre du métro et demandait d’une voix angoissée à sa copine : « Tu trouves que cela me va bien ? » « Mais, oui », lui répondit l’autre en réajustant son foulard pour la rassurer et en cachant une mèche de cheveux rebelles qui dépassait. On ne voyait plus que ses yeux, maquillés, très maquillés, trop maquillés peut-être. Ce foulard qui mettait en valeur ses yeux maquillés mettait aussi en évidence son envie de plaire, sans le dire, ou en le disant de manière maladroite, à la manière de l’adolescence, dire une chose et son contraire.
…ou en consultation
5Je me souviens d’une autre encore, que j’ai vue alors qu’elle avait été interdite de lycée à quelques semaines du baccalauréat. Jeune fille brillante et un peu mal à l’aise, bousculée par ses désirs et en même temps très ambitieuse. Elle avait un idéal du moi très fort : elle était « pure et propre », disait-elle, et ne voulait pas subir le sort de sa mère et de son père, constamment humiliés et réduits à « des loques », salis, selon ses mots adolescents qui ne s’embarrassent pas de nuances. Pourquoi me l’avoir adressée après son exclusion et pas avant, pour tenter de comprendre et de médiatiser, pour permettre des négociations ? Les entretiens avec moi ne servaient alors qu’à dire sa douleur et aussi sa colère contre cette institution qui, pour qu’elle réussisse, l’excluait, tragique contradiction. Le proviseur avec son conseil de discipline l’ont donc exclue et ce, avant la loi, s’appuyant sur l’avis circonstancié du Conseil d’État. Elle acceptait de l’enlever pour faire du sport et allait suivre ses cours de biologie avec plaisir, d’autant qu’elle se destinait à être médecin. Alors pourquoi avait-elle été exclue ? Pour l’exemple sans doute, mais aussi pour sa position : elle avait une prestance, une sûreté d’elle-même qui faisait illusion, du moins dans un premier temps. Lorsque le Conseil de discipline lui avait demandé si elle cherchait à convertir d’autres élèves, elle avait expliqué pourquoi l’Islam était la meilleure religion, non pas pour elle seulement mais pour tous…. La réaction ne se fit pas attendre, sur le même plan et comme elle pour une question de principe, de prestance : ne pas se laisser humilier. Les réactions de l’adolescente et de l’école sont en miroir, des réactions purement narcissiques. Mais nous avons, d’une part, une jeune fille qui voudrait être « musulmane » à sa façon, avec fierté et dans la modernité et d’autre part, une institution qui s’appuie sur des principes et des règles qui ne sont pas menacés par « un coup d’esbroufe » d’une d’adolescente qui se cherche. La situation est pour le moins asymétrique.
6Au-delà ce ces jeunes adolescentes, on peut se demander si le voile, en France, n’est pas en train de devenir, et à la faveur d’une loi qui risque de figer les positions, une nouvelle forme d’être au monde de ces femmes musulmanes qui ne ressemblent en rien à leurs grands-mères confinées dans leurs foyers et dont le voile ne menaçait personne, et pour cause, il était invisible dans l’espace public. En somme, sur le modèle de ce qui se passe actuellement en Turquie, « le foulard islamique témoigne d’une réappropriation active et personnelle de la part des femmes musulmanes qui franchissent les espaces de vie traditionnels et revendiquent l’accès à l’enseignement, au travail et à la vie publique. Il renvoie à une réinterprétation critique de la religion et à une réadoption d’un mode de vie islamique plus qu’à leur banalisation au sein des habitudes traditionnelles » (Göle 1991 : 168) [2].
Menace de la tradition et de la modernité
7Ces étudiantes voilées, contrairement à leurs mères qui le gardaient par habitude ou parfois l’abandonnaient sans remords dans la migration, aspirent à acquérir un « capital symbolique » au sens de Bourdieu issu de deux sources différentes, religieuse et laïque (Ibid.). Une stratégie de lien qui comporte des risques politiques sans doute, car les islamistes veillent, mais eux aussi pourraient être dépassés par ces nouvelles figures qui ne sont pas des retours au texte mais de nouvelles interprétations liées au contexte. Car si la différence des sexes et la différence des espaces sont au cœur de ces mouvements, il apparaît clairement que les nouvelles interprétations faites par les jeunes femmes voilées qui prennent la parole dans l’espace public débouchent « sur une critique des traditions assujettissantes de la religion et des valeurs assimilatrices de la modernité » (Göle ibid. : 169). Et souvent, on ne voit qu’une des critiques : le nouveau voile, tel qu’il apparaît ou que certaines d’entres elles le montrent ou le disent dans l’intimité de mes consultations, menace autant la tradition que la modernité. On est dans un espace d’élaboration et de réflexion passionnant mais instable qui soulève beaucoup d’émotion.
8Personnellement, j’éprouve souvent beaucoup d’inquiétude devant une jeune musulmane voilée dans la rue et parfois je suis prise de doute : « N’est-elle pas en train de se mettre des entraves ? N’est-elle pas prise dans un mécanisme d’exclusion et d’assujettissement ? Sait-elle ce que cela signifie pour elle, pour moi ? et, sans doute, pour toutes les femmes car à ce moment là, elle représente toutes les femmes et elle le sait ? ». Puis, chaque fois qu’il m’a été donné de parler avec elles, de les écouter, dans la rue, dans les journaux, à l’hôpital ou à ma consultation, je finis par accepter l’idée que le voile n’est qu’un petit élément que l’on ne peut comprendre qu’en le replaçant dans la subjectivité du sujet et dans le contexte dans lequel il apparaît. C’est donc de la reconnaissance de la modernité des enfants de migrants, de leur place dans nos sociétés multiculturelles et métissées et de la place de leur propre parole dans l’espace public qu’il s’agit.
La tentation de la singularité
9Les jeunes filles qui ont la tentation du voile outre la problématique classique d’adolescence (que puis-je trouver pour me poser en m’opposant ? Et ce autant à mes parents qu’à la société française ?) cherchent aussi des manières modernes d’être différentes sans humiliation, et en gardant une estime d’elles-mêmes. Elles parlent souvent d’honneur, de pureté, de pudeur, d’éthique de la liberté aussi même si c’est un argument que nous réfutons. Quant aux garçons, qui se découvrent religieux après avoir été athées ou non-croyants, ils disent parfois ne plus vouloir avoir honte de ce qu’ils sont. Ils revendiquent une position à l’exact opposé de leurs parents qui eux étaient effacés, transparents ; ils cherchaient à ne pas déranger avec leur religion.
10Je me souviens de ce jeune patient toxicomane venu en consultation et à qui nous avions proposé une substitution pour l’aider à sortir de cet enfer de la toxicomanie. Après avoir réfléchi, il décida de se sevrer à la « dure » c’est-à-dire sans l’aide ni de médicaments ni de professionnels mais avec l’aide d’un imam qu’il s’était choisi tout seul et contre l’avis de sa famille qui, elle, l’avait amené à notre consultation. Cet imam lui parla de la religion que son propre père avait délaissée par négligence, selon ses propres mots. Et une fois sorti de cette toxicomanie, qui le réduisait à « un animal cherchant constamment sa proie », ainsi qu’il le disait lui-même, il changea son physique, sa manière de s’habiller et de vivre pour être plus en adéquation avec ce qu’il n’avait jamais été, ni personne dans sa famille du reste, un homme musulman pieux, qui le montre, qui le dit et qui l’impose à l’autre d’une certaine façon. Cette seconde métamorphose faisait suite à la première vécue avec l’entrée dans la drogue. Le passage du monde de l’enfance à celui des adultes n’avait pu se faire pour lui qu’au prix d’une violente transformation intérieure qui allait l’amener à rejeter ce monde qui lui ressemblait si peu.
Du « je » au nous et vice-versa
11Nous avons ailleurs montré, pour les adolescents enfants de migrants, encore plus que pour tout autre adolescent, même si ce processus appartient à tous, l’importance de la dialectique entre filiation et affiliation (Moro 2002) [3] : De qui suis-je la fille ou le fils ? Que m’a-t-on transmis ? Et à quels groupes, au pluriel, est-ce que j’appartiens ? Comment me poser en tant qu’être, me différencier des autres tout en restant relié à eux par le lien du même, le lien social ? « Le voile peut en effet représenter l’expression la plus réactionnaire du communautarisme… mais… il peut également figurer une des multiples expressions de cette différenciation personnelle qui font la singularité de chacun » (De Singly 2004 : 46) [4].
12Et cette question qui se pose pour chacun se pose davantage encore pour celui qui doit donner une forme unique à son altérité, à son histoire qu’il pressent d’ailleurs souvent pleine de trous, de renoncements, d’ambivalences. D’où cette passion pour l’origine, ce refus parfois incompréhensible et insensé de l’avant, cette recherche effrénée de la pureté, de l’idéal. « Je pressens la complexité, je ne sais rien ou presque, parfois je n’ai même pas la même langue que mes parents et que tous ceux qui pourraient me transmettre cette histoire dans sa complexité, ses nuances, ses ambivalences, ses grandeurs aussi. Alors, je tente de la recréer. Comment dire qui je suis et en quelle langue le dire pour que tous ceux qui importent pour moi en comprennent la signification et les autres aussi ? »
Le voile est en lui-même un signe, pas plus, pas moins
13Toutes les questions ébauchées ici par le biais du voile méritent approfondissement et confrontation. Avec les textes sur la laïcité à l’école [5] et à l’hôpital [6], dans les derniers numéros de L’autre, celui sur l’identité française dans le présent numéro et celui-ci sur le voile chez les adolescentes, une réflexion est maintenant lancée dans notre revue, nous espérons qu’elle aboutisse bientôt à un prochain numéro de la revue L’autre sur les questions d’identité…
14Madrid, le 11 mars 2004. Nous sommes tous des Madrilènes…
15Réagissez sur le site www.clinique-transculturelle.org
Notes
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[*]
Directrice de la revue L’autre. Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Paris13, Chef de service, Hôpital Avicenne (AP-HP), Bobigny.
E-Mail : lautre@laposte.net Site : www.clinique-transculturelle.org -
[1]
Chiffres de l’Éducation nationale.
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[2]
Göle N. Musulmanes et modernes. Voile et civilisation en Turquie (1991). Paris : La Découverte ; 2003 (trad. franç.).
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[3]
Moro M.R. Enfants d’ici venus d’ailleurs. Paris : La Découverte ; 2002. Nouvelle édition en poche, Paris : Hachette « Collection Pluriel » ; 2004.
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[4]
Interview dans Libération, 20-21 décembre 2003, 46-47. p.46.
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[5]
François Giraud « L’école, les cultures et la laïcité » L’autre 12 (2004, vol. 4, n° 3, p. 439-454).
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[6]
Michel Bilis, dans le dernier numéro, « A propos de la laïcité à l’hôpital », L’autre 13 (2004, Vol. 5, n° 1, p. 5-6).