Notes
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[*]
Psychologue clinicien, Université de Paris 7 (CNRS psychanalyse et pratiques sociales de la santé), Directeur du Centre psychothérapeutique pour enfants et adolescents du Château de Carsix, 27300 Carsix.
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[1]
L’université de Yale a lancé un programme d’enregistrement en 1981, le Fotunoff Video Archive for Holocaust Testimonies qui s’est étendue à Israël, l’Europe, l’Amérique latine et des pays de l’ancien bloc de l’Est. La responsable du programme pour la France est l’historienne Annette Wieviorka. Nous renvoyons le lecteur à ses ouvrages et plus particulièrement à Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Plon, 1992 ; et à une communication parue dans les actes du colloque : Cling, Tanassekos et Coll., Ces visages qui nous parlent, Rencontre Audiovisuelle Internationale sur le témoignage des survivants des camps de concentration et d’extermination nazis (16-17 et 18 septembre 1994), Edité par la Fondation Auschwitz et la Fondation pour la Mémoire de la Déportation Bruxelles-Paris, pp.121-125.
-
[2]
Shoah Foundation, P.O. Box 3168, Los Angeles, CA 90078-3168.
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[3]
La mémoire est-elle soluble dans l’eau…de Charles Najman, France, 1995.
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[4]
Josette Zarka dans une communication intitulée : Récit de vie et témoignage, in l’Ange exterminateur s’interroge à partir de son expérience de recueil de témoignages de survivants des camps d’extermination sur le paradoxe relatif à la communication à l’interviewer de l’incommunicable du rescapé. Ce que Wiesel nomme l’indicible.
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[5]
Souligné par moi.
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[6]
A propos de cette question, le lecteur peut se reporter au développement intitulé « le survivant » contenu dans la quatrième partie du livre de Ariane Kalfa « La force du Refus ». Ed. L’Harmattan.
1Les témoignages audiovisuels de survivants des camps d’extermination nazis occupent une place singulière dans ce qu’il est convenu d’appeler « les récits de vie ». Situés à la croisée de différentes disciplines, les récits de survivants intéressent les historiens, les psychologues, les sociologues, les juristes, les philosophes et nous assistons depuis une vingtaine d’années à la réalisation de nombreux projets audiovisuels plus ou moins ambitieux. Certains émanent de sociétés de déportés décidés à enregistrer leurs témoignages avec des moyens amateurs ; d’autres sont financés par des universités dans le cadre de projets internationaux, élaborés avec une méthodologie éprouvée et reconnue sur le plan scientifique, et bénéficiant de crédits qui leur ont assurés un développement de longue durée [1].
2J’ai pour ma part contribué de 1995 à 1997 au recueil de témoignages pour « Les Archives de l’Histoire audiovisuelle des Survivants de la Shoah », antenne française de « Survivors of the Shoah Visual History Foundation » [2] initiée et financée en grande partie par le cinéaste américain Steven Spielberg.
3Une remarque préliminaire s’impose pour rappeler que le terme « survivors » recouvre selon le concept américain tout juif contemporain de la Shoah qui a donc survécu en Europe à la volonté nazie de le tuer.
4Sur la quinzaine d’interviews que j’ai menée, deux hommes et une femme ont été déportés en camp d’extermination. Les autres furent, selon leur âge et leur situation, internés, enfants cachés et/ou de déportés, résistants ou abrités par des « justes ».
5Dans un premier temps, nous définirons le cadre général des entretiens réalisés selon le dispositif mis en place et les recommandations faites par la Fondation ; puis nous interrogerons à partir de la théorie analytique l’articulation entre le récit autobiographique et le témoignage coincée entre confession et déposition, ces deux adresses discursives étant repérables selon certaines modalités transférentielles que nous illustrerons par quelques séquences de ces entretiens. Une manifestation du trauma s’énonce dans le discours du survivant lorsqu’il s’interroge sur l’énigme de sa survie. Survie dont nous supposons l’un des destins dans l’acte de témoigner.
Le dispositif et le cadre de l’entretien
6L’équipe est composée d’un interviewer, d’un cameraman professionnel et d’un assistant de production. L’interviewer est le responsable moral du déroulement des entretiens. Soulagé des contingences techniques par le cameraman et l’assistant, il doit se concentrer sur la relation avec le témoin, la préparation de l’entrevue, évalue sa durée selon différents critères, dont l’intérêt historique du témoignage, l’âge, la lucidité et l’état de santé du témoin déterminent souvent plusieurs heures d’entretien en une seule journée.
7L’interview a lieu si possible dans le cadre de vie habituel du survivant, dans la pièce de son choix et en l’absence de toute autre personne, y compris son conjoint et ses enfants.
8Un contact téléphonique précède un premier rendez-vous dit de « pré-interview » qui permet de préparer l’interview, d’exposer en détail son déroulement, de recueillir des informations précises sur le survivant par la rédaction d’un questionnaire préétabli qui sera joint aux cassettes vidéo lorsque l’interview sera réalisée. Ce questionnaire est l’outil de travail qui constituera la trame de l’interview. Il permet à l’interviewer de procéder à des recherches historiques, de se plonger dans le contexte socioculturel de la communauté à laquelle appartenait le survivant avant-guerre, qu’il s’agisse d’un shtetl de Pologne, d’une bourgade de Lituanie, de la Vienne intellectuelle, de Varsovie, de la rue de Belleville ou d’un quartier de Budapest. De situer son appartenance politique ou son désintérêt, l’école fréquentée, laïque ou confessionnelle, sa participation à des mouvements de jeunesse, le degré de religiosité familiale, ses passions, ses projets, sa perception de l’antisémitisme, sa sensibilité aux événements historiques, sa participation à un mouvement de résistance organisée ou spontanée, ses expériences émotionnelles, crainte, désespoir, angoisse de mort, acte héroïque ou résignation.
9Une copie des vidéocassettes est envoyée au témoin après archivage numérique à Los Angeles. Des copies sont déposées dans les principaux musées du monde consacrés à l’histoire de la Shoah (Washington, New York, Jérusalem, Berlin et Paris).
Le cadre de l’entretien
10L’entretien est semi-directif, l’interviewer compose ses questions selon une trame générale relevant précisément du récit de vie, c’est-à-dire couvrant une linéarité qui va de la naissance au temps présent, avec une insistance portée sur la période dite de la Guerre. Le schéma global de découpage préconisé par la Fondation est le suivant : un quart pour la période précédent la Guerre ; la moitié pour la durée de la Guerre et le dernier quart pour le retour, et l’après-guerre. L’objectif sous-jacent est de déterminer si les événements de la guerre ont modifié la trajectoire initialement repérable du sujet par sa situation sociale, familiale et le contexte culturel et religieux qui ont prévalu à son évolution avant les événements de guerre auxquels il a été confronté.
Le récit de vie dans son rapport au témoignage
11L’expression « récit de vie » semble de prime abord parfaitement résumer l’objet du recueil de témoignage, tel que la méthodologie de travail préconisée par la Fondation l’entend. Toutefois, à y regarder de plus près cette expression englobe et opacifie le témoignage en le diluant dans une linéarité temporelle objectivante qui mésestime la charge émotionnelle des expériences de vie dans les conditions extrêmes que suppose la période de guerre et de façon radicale dans le régime imposé au sujet en déportation. Le recueil du témoignage d’un survivant ou d’une survivante d’un camp d’extermination acquiert une intensité singulière lorsque la période de la déportation est relatée. Le récit saisit l’auditeur par le détail, le souvenir est présent, actuel, il est la marque même du trauma.
La recherche de la vérité : témoignage historique ou récit de vie
« Les faits historiques sont par essence des faits psychologiques »
12Cette formule de l’historien et résistant, Marc Bloch, nous rappelle qu’il n’y a pas d’histoire sans sujet qui la façonne. Personnellement, notre intérêt se porte pour ces sujets, mais en abandonnant la candeur d’un sujet existentiel produit d’une psychologie du Moi pour nous recentrer sur une histoire travaillée par le sujet de l’inconscient.
13Il ne s’agit donc pas de s’égarer dans une psychohistoire (Friendlander, 1975) qui rechercherait dans le comportement et les choix de certains ce qui a motivé leur prise de décision ; mais de nous intéresser au parcours singulier de quelques-uns, acteurs à leur insu de l’histoire, et de repérer dans ces parcours relatés les signes du travail de l’inconscient et les points d’émergence de leur subjectivité.
14La recherche de la vérité oscille entre deux voies, la recherche de la vérité historique et la recherche de la vérité du sujet, qui parfois se recouvrent.
15C’est alors l’interviewer qui en fonction de son éthique, de ses convictions, mais aussi de ses préjugés orientera ou non le discours du témoin dans l’une de ces voies. Le risque est alors de passer à côté de la vérité du sujet, la camera devient alors la chambre d’enregistrement, le prétoire du témoin qui a charge de « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ». L’enquête anamnésique est l’un des écueils de l’entretien clinique, de même que l’enquête historique, policière ou journalistique éloigne du récit de vie.
La charge de dire du témoin : entre confession et déposition
16Les survivants de l’extermination sont témoins d’un crime sans précédent qui nécessita la création d’un concept juridique pour le désigner, dans l’après-coup de la découverte des camps d’extermination, la notion de « génocide », de « crime contre l’humanité », dont le caractère « imprescriptible » rend juridiquement compte de la démesure.
17Le discours contemporain porte la marque de cet après-coup et imprime une tonalité particulière aux récits de vie des survivants.
18Le survivant est soumis à une pression sociale, une injonction de témoigner, avec le dessein plus ou moins explicite d’utiliser ce témoignage dans un but pédagogique ou éducatif qui vise à promouvoir la tolérance et la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Cette demande sociale guide parfois le témoin dans une pragmatique de son récit qui l’oriente vers une narration où le « nous », le « on », le « il faut » l’emporte sur le ressenti de son expérience. Le témoin s’égare dans un usage immédiat de son témoignage qui risque d’aplanir son propos par des considérations générales.
19Le récit flotte alors entre une « identité narrative » du soi, telle que la définit Paul Ricœur, où le « je » parle, et une communauté discursive nécessairement désubjectivée.
20La présence de la camera définit un hors champ, un au-delà de la relation duelle qui soutient la tension interpersonnelle de l’interviewer et du survivant. L’adresse de la parole du survivant se projette vers un auditoire virtuel, qui s’étend du cercle familial, des relations intimes du survivant au générique institué par la fondation sous l’expression « les générations futures » ; établissant à la fois le legs testimonial et le projet de transmission.
21L’interview d’un déporté est un exercice intellectuel périlleux qui consiste à trouver une juste distance dont l’éthique psychanalytique nous semble constituer une approche valide, situant l’intervention du dépositaire du témoignage entre l’empathie et la neutralité bienveillante.
22Le cadre de l’entretien clinique est un support qui permet d’éviter le forçage par des questions ou des commentaires intrusifs tout en laissant libre cours aux associations de pensée du témoin.
23Il ne s’agit pas de susciter la confession, la révélation d’un secret intime, de percer le mystère de l’être ou de le réduire à une explication causale en vertu d’une hypothèse qui ne ferait que masquer la vérité du sujet.
24Pour ma part, j’ai ressenti lors de chacune des rencontres avec des survivants un processus relationnel dont j’ai été l’objet et qui a consisté à me laisser envelopper par la parole de mon interlocuteur, à me laisser bercer par son inconscient dans une attention flottante qui m’a permis « d’ajuster » intuitivement mon psychisme au sien, et d’être psychiquement le récipiendaire de son discours, de ses gestes, de son émotion et de ses silences.
Luna, petite fille cachée des siens
25Luna est une femme de 55 ans, enfant cachée, dont les parents ont précocement disparus en déportation et dont elle me dit n’avoir aucun souvenir. Elle semble me parler de sa position infantile, me répétant « Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! » et reconstruit par bribes son histoire selon ce qu’elle a pu reconstituer après-coup de la période de son enfance et de la vie de ce couple parental qu’elle n’a pratiquement pas connu.
26De quoi veut-elle témoigner ? Elle qui n’a pas connu la déportation et qui me dit n’avoir aucun souvenir de cette époque de sa vie qui recouvre sa petite enfance. Il me semble que ce « je ne sais pas ! » est l’expression infantile de l’incapacité d’agir de la petite fille qui n’a pu empêcher la disparition de sa mère. Tout en me disant « je ne sais pas ! », Luna manipule un collier qu’elle porte autour du cou et qui m’apparaît, je ne sais pour quelle raison incongrue. Je m’enquiers alors de l’origine de ce collier, me risquant à cette audace en dernier recours, pensant que l’interview est totalement ratée. Je m’autorise à suivre mon intuition de clinicien, laissant de côté l’investigateur rationnel qui suit la trame du récit de vie. C’est alors que s’ouvre la voie associative, et Luna à la fois surprise et soulagée me répond dans un sanglot qu’elle a hésité à porter pour la première fois aujourd’hui ce collier qui est le seul objet, le seul souvenir qu’elle détienne de sa mère. C’est, dit-elle, une façon de présentifier sa mère lors de cette interview par le port de ce véritable objet transitionnel dont elle pensait taire l’existence et qui occupait tout son espace psychique et visuellement le mien. Elle me raconte, alors l’histoire de ce collier, comment elle l’a récupéré et la valeur sentimentale intense qu’elle lui attribue.
27Elle abandonnait dans ce mouvement de parole l’histoire de sa vie restituée par ouï-dire, pour évoquer son expérience subjective ; débordée par l’émotion, Luna put se raconter à partir de ce signifiant « collier » qu’elle arborait à son cou et qui la soutenait littéralement pour affronter l’épreuve d’avoir à se raconter dans son authenticité.
28Recueillir la parole d’un survivant des camps d’extermination a des effets radicalement différents de ceux induits par l’absence de souvenirs personnels de Luna, donc de mots pour constituer son récit. La parole du survivant se fait témoignage du crime, elle est une parole photographique ; une parole qui ne s’invente pas, où le réel y a inscrit sa marque en creux. Parole photographique qui restitue le trauma imprimé d’une mémoire photographique. Le style narratif du survivant est singulier puisque « poinçonné » par le traumatisme qui agit comme un stylet et produit un style descriptif, rigoureux, précis. Le récit prend alors la forme d’une déposition. Comme l’indique Primo Levi lors d’un entretien, son témoignage écrit au retour d’Auschwitz s’énonce sous la forme « d’un acte d’accusation » (Levi, 1995, p.23). Si c’est un homme (Levi, 1987) se conçoit comme « un témoignage, presque de nature juridique ».
Le témoignage entre catharsis, symbolisation et répétition du trauma
29Peut-être pour se dédouaner de sa culpabilité à rechercher le discours du survivant, l’on assigne au témoignage une fonction positive, une valeur quasi thérapeutique sur les effets du trauma. Le témoignage serait trauma-tolytique. Pour paraphraser le titre du film de Najman [3], le trauma est-il soluble dans le discours ?
30L’opinion la plus répandue reprend à son compte la théorie cathartique et justifie scientifiquement la demande de témoignage par les bienfaits qui lui sont attribués. L’idée d’une libération psychique et d’effets bénéfiques pour le survivant par la vertu de l’énoncé des événements traumatiques est très probablement un leurre. Nous posons comme hypothèse de travail que l’expression verbale des événements traumatiques n’est que la répétition actuelle du trauma. A bas bruit, il nous semble tout à fait probable que la transmission de tels faits provoque souvent un traumatisme par ouï-dire sur les auditeurs du témoin. Le processus de remémoration est donc plus complexe que la mécanique cathartique le laisse entendre. Le discours du témoin-survivant est photographique, il se veut le reflet exact de ce qui a été vu, vécu et entendu ; l’impression, au sens photographique, qui vient barrer la symbolisation dont une autre théorie prône les vertus.
Position transférentielle et adresse du témoignage
A quel autre s’adresse le témoignage ?
« Le style c’est l’homme à qui l’on s’adresse » (Lacan, 1966, p.15)
31Cette célèbre formule de Lacan qui ouvre ses Ecrits est opportune pour introduire la question du destinataire du témoignage. Primo Levi, en soulignant la « nature juridique » de son témoignage nous donne une précieuse indication concernant l’Autre à qui est adressé son œuvre.
32De façon plus générale, à quel autre s’adresse le discours du témoin ? Déployer cette question suppose de s’interroger sur l’origine de la demande. Deux origines fondent cette demande, d’une part les camarades morts en déportation et les anonymes exterminés dans les chambres à gaz homicides ; et dans l’autre monde, les contemporains de l’après-coup de la Shoah avec qui il faut réapprendre à vivre dans une économie psychique où le corps n’est plus maintenu en état de guerre. Nous avons resitué plus haut l’attente sociale actuelle qui sollicite le témoin à produire son discours. A l’introduire dans l’espace public pour quitter l’intimité de ses replis psychiques. Pour le contemporain de l’après-coup qui se situe historiquement en dehors de la clôture du camp, il y a lieu d’archiver le témoignage du survivant parmi d’autres, recueillis dans le même but. Attente sociale qui presse par son exigence d’urgence, alors que, comme le soulignaient Primo Levi ou Simone Veil, au retour de déportation personne ne voulait écouter leur récit, passion de l’ignorance. Si des résistances à dire persistent du côté du témoin (Zarka, 1993, pp.119-127) [4], ne négligeons pas les résistances à écouter qui se sont toujours manifestées avec plus ou moins de mépris dans l’immédiat après-guerre et ultérieurement lorsque des survivants furent justement appelés à comparaître devant les tribunaux. Cependant cette passion de savoir qui se réalise doit tout autant nous interroger que cette passion de l’ignorance de l’immédiat après-guerre qui masquait à peine la crainte de se voir reprocher l’absence d’une autre forme de « résistance » pourtant si nécessaire.
Quelle position transférentielle occupe l’interviewer pour le survivant ?
33Pour traduire le vocable anglais « interview », nous pourrions reprendre le terme « entretien » qui met l’accent sur la dimension transférentielle ; ou « entrevue » qui focalise sur la fonction visuelle du dispositif de recueil de témoignage.
34Une troisième orientation me fut indiquée par un lapsus d’une femme de 76 ans, internée à Drancy à l’âge de 23 ans avec sa mère, de janvier à mars 1944. Récit de vie dont nous suivions ensemble le fil chronologique. Sa précision limitait au maximum mes interventions. Son récit se porte alors sur le point crucial de son existence, les circonstances de sa libération du camp d’internement de Drancy.
35Sa détermination, sa culture, son intelligence et une stratégie géniale de sauvetage élaborée par son fiancé lui permettent d’être libérée par Aloïs Brünner à l’issue d’un interrogatoire portant sur sa généalogie et sur sa fausse déclaration de « non appartenance à la race juive ». Seul acte préventif à une déportation annoncée vers Auschwitz.
« Nous avions périodiquement des interviews [5] qui étaient faites par Aloïs Brünner lui-même. Aloïs Brünner, on ne le voyait que très rarement au camp. Il ne venait que pour interroger les gens. Quand je dis interviews, c’était des interrogatoires »
37Interrogatoire dont elle a quelques instants plus tôt défini le cadre. Simulacre de tribunal composé de deux traducteurs disposés de part et d’autre d’Aloïs Brünner, le traducteur allemand-français pour l’accusation, le traducteur français-allemand, un interné, pour la défense. En face, « l’accusée » et sa mère doivent fournir la preuve de leur « innocence » : « La non appartenance à la race juive ».
38Ce lapsus, interview/interrogatoire m’indiqua violemment quelle position j’occupais dans l’inconscient de mon interlocutrice. A ma grande surprise et sous une forme inversée, Aloïs Brünner devenait dans l’actualité du récit « l’interviewer » ; ce qui faisait implicitement de moi « l’interrogateur ». Effet d’après-coup de l’interview, confusion entre passé et présent ou déplacement qui indique avec force la nature du transfert et ses modalités traumatiques.
39L’interviewer qui se fait questionneur incarne à son insu et quelle que soit son intention une figure de l’Autre dont la modalité d’adresse est persécutive. Nous avons repéré plus haut l’une des adresses de l’Autre sous la figure surmoïque d’une injonction à dire la vérité, fonction assignée au témoin par la collectivité. La fonction première, étymologique du témoin relève selon la rhétorique aristotélicienne du « genre judiciaire » (Molinié, 1992). Le témoin est celui qui apporte au cours d’un « procès » la « preuve » de « l’injustice ». Et lorsque le témoin atteste d’un fait dont il a été victime, c’est de cette position initiale de victime qu’il parle. Chronologiquement victime avant d’être témoin ; le sujet est dans la logique de l’inconscient victime au lieu d’être témoin. Une nouvelle dimension du témoignage se révèle ainsi : après avoir été référé au champ judiciaire, sous la forme de la déposition, au champ religieux en revêtant les sacrements de la confession, voici dans l’exemple précité que par la voie grammaticale de la question qui représente pour l’inconscient la mise en question de l’identité du sujet, le témoignage contraint à l’aveu se décline sous la forme du désaveu pour sauver de justesse la vie de son auteur.
40C’est dans cet ultime sursaut d’une parole qui se désavoue pour sauver son sujet que se produit dans un mouvement de bascule le renversement de l’auditeur, d’une position d’écoute qui réfère à l’éthique de la psychanalyse à une position politique qui l’institue comme agent d’une vérité dont il doit provoquer la révélation. Nous saisissons mieux la nature radicale des mouvements transférentiels à l’œuvre dans ce type de travail de mémoire qui ravive le trauma dans sa répétition actualisée par la modalité d’adresse interrogative.
41Que me veut l’Autre ? Che Vuoï ?
L’énigme de la survie. Destin ou hasard ?
« Pourquoi moi ? » s’interroge le survivant
42« Pourquoi moi ? [6] Qu’ai-je fait pour échapper à la mort qui a emporté mes camarades déportés ? Pourquoi le sort m’a-t-il épargné ? »
43Derrière ces interrogations formulées par de nombreux déportés pointe ce qui a été décrit comme la culpabilité du survivant. Le rescapé se désigne de fait comme une exception qui déroge à la règle d’une mort annoncée dans l’anonymat de l’extermination de masse. Destin politiquement particulièrement prédéterminé pour les juifs par l’état nazi et ses puissances collaboratrices.
44Ce qui dans le récit des survivants reste énigmatique pour l’auditeur et demeure dans une opacité pour eux-mêmes, est précisément d’avoir trouvé dans les conditions extrêmes de la survie, les ressources pulsionnelles, les stratégies « d’organisation », les étayages relationnels, ou paradoxalement les hasards qui leur ont permis d’échapper à cette programmation destinale.
45La question pourrait être reprise sous une formulation différente dont Paul-Laurent Assoun (1999, p.73) nous indique une occurrence : « Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça » donc : « Que me veut l’Autre pour me faire ça » Il ajoute « Ce que contient “le destin” c’est l’idée d’une puissance qui s’écrase sur le sujet et s’impose à son histoire »… « De fait le destin appartient à l’extériorité, il est ce qui frappe le sujet dans le réel ». Assoun associe cette situation de dépendance à l’égard de l’Autre à la posture de l’autre parental, représentant de la toute puissance absolue pour l’enfant. Il souligne l’avancée de la psychanalyse, qui rompt avec le discours philosophique qui renvoyait jusqu’à Freud l’énigme du destin au registre imaginaire de la liberté ou au réel de la Tuche et propose la thèse originale : « le destin renvoie à la question de l’amour ».
46« Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça » est la question qui encadre chronologiquement l’entrée dans le lieu et le temps du trauma et la « sortie physique » de l’événement traumatique. Cette question poursuit le survivant selon ses deux versants : « Qu’ai-je fait pour être frappé par le “mauvais coup” du sort ? » qui signe la remémoration du trauma et « Quel “bon coup” du sort m’a permis d’échapper à ça ? ». Mais le « bon coup » du sort n’évacue pas le sujet de son trauma. Si l’on ose dire, il n’est pas étranger au trauma et ne permet pas au sujet de se distinguer de son étouffante temporalité. La Tuche prend l’attribut de la bonne ou de la mauvaise rencontre dont la métapsychologie nous indique pour l’une et l’autre la dimension effractante pour le sujet.
47Le paradoxe de la Tuche est à son comble lorsque un événement tragique se produit pour le sujet et qu’il a pour effet inattendu de le sauver alors qu’il se croyait perdu. Primo Levi (1995, p.18-19) raconte que doté d’une santé plutôt fragile, il eut « la chance » de ne pas tomber malade pendant le temps de sa déportation, « pas même une affection banale, qui pouvait du reste être redoutable. » Puis à la fin… « je suis tombé malade au moment où il le fallait, quand c’était une chance, parce que les allemands ont de façon imprévisible abandonné les malades à leur destin. »
48Dans le chaos de l’ordre nazi, Primo Levi nous apprend qu’il n’y a pas de lois stables, rationnellement repérables pour les déportés. Ce qui un temps pouvait constituer une menace de mort, pouvait à un autre « moment » se révéler être une chance de survie supplémentaire.
49La maladie organique prend corps en un moment opportun et « imprévisible » pour servir le destin de survie. Aussi cette « chute » dans le symptôme somatique qui semblait être de prime abord l’expression « de la mauvaise rencontre » (Assoun, 1997) du réel du corps, s’avère être après-coup une faveur du destin. Des situations analogues nous ont été décrites par des survivants lors de nos entretiens, occasionnant un trouble, un sentiment énigmatique chez le sujet qui ne trouve d’autre explication que le hasard, la chance ou le destin. Figures se situant dans le registre de la Tuche.
Destins de la survie : survivre pour raconter dans l’actualité traumatique du transfert
50Un grand nombre de récits de survivants de la déportation ont en commun la promesse, le serment fait à un proche mourant dans l’enceinte du camp de raconter, de témoigner des conditions de sa disparition, si le témoin de cette mort s’en sort. Le survivant se fait alors témoin de sa parole donnée et se soutient de cette demande singulière qui lui a été formulée en un moment tragique. Sur la foi de ce serment, l’obligation morale de « raconter » mobilise le survivant qui trouve dans cette parole donnée, une justification et un sens à sa mystérieuse survie. Effet pervers de ce serment qui donne valeur à une vie de se soutenir d’une ultime parole d’avant la mort, d’un dernier vœu qui inscrit la mort dans la parole. Le survivant ne se soutient alors que de témoigner de la mort d’un autre et de lui survivre pour en parler. C’est essentiel, c’est ce qui fonde la plupart des témoignages. Il y a là une intrication entre la culpabilité de survivre aux camarades, aux intimes disparus, et la volonté de vivre pour témoigner de la mort de l’autre et des conditions de son meurtre. Les témoins les plus illustres qui ont fait de leur témoignage une œuvre, assignent cette fonction à leur parole et à leurs écrits. Elie Wiesel (1958) témoigne de l’insoutenable mort de son père dans le camp, Primo Levi dont l’œuvre est explicitement consacré au témoignage comme consubstantiel au « devoir de mémoire », et dans un contexte différent, Jorge Semprun (1994) qui rejoint son maître Maurice Halbwachs, détenu dans le petit-camp de Buchenwald réservé aux déportés juifs et qui assiste impuissant à son agonie.
51Il est cliniquement repérable dans les récits faits par les rescapés que l’énonciation de cette ultime requête provoque des effets émotionnels simultanés : pleurs, douleur morale intense, culpabilité et sentiment d’impuissance. Cela manifeste l’actualité psychique du traumatisme et la conservation du quantum d’affect éprouvé au moment tragique de l’écoute de cette demande.
52Le témoignage revêt alors la forme d’une « déposition » destinée au « tribunal de l’histoire ».
Conclusion
53Ces quelques axes de réflexions rendent compte succinctement de la complexité des phénomènes psychiques à l’œuvre dans les processus de mise en mots d’expériences traumatiques et de leur remémoration.
54Le recueil de témoignages de survivants de la Shoah par les moyens audiovisuels professionnels soulève de nouvelles problématiques de recherche en psychanalyse dont nous avons esquissé quelques-unes des articulations qui nous ont questionné au cours de notre pratique d’interviewer pour la fondation américaine « Survivors of the Shoah Visual History Foundation ».
55Nous avons analysé le récit de vie dans son rapport au témoignage comme étant soumis à une exigence sociale qui assigne au témoin la charge de dire la vérité et coince son discours entre confession et déposition. Ces deux modalités rhétoriques, l’une référant au champ religieux, l’autre au champ judiciaire, nous indiquent avec acuité la nature des mouvements transférentiels adressés par le survivant au récipiendaire de son récit. Rajoutons que nous ne saurions réduire les témoins à une typologie psychique particulière qui ne ferait que réitérer sous une forme édulcorée le discours exclusif dont ils ont été victimes.
56Nous avons repéré le récit du témoin comme l’un des destins de sa survie, suspendu à une parole testamentaire qui se transforme en legs testimoniaux. Parole dont le trauma s’actualise dans l’insoluble interrogation adressée à l’Autre : Pourquoi moi ?
57Question énigmatique qui signe la marque du trauma déclinée selon deux occurrences, destin ou hasard et dont la psychanalyse nous enseigne qu’elle renvoie à la question de l’amour ou au réel de la Tuche.
Bibliographie
- Assoun P.-L., Corps et symptôme, 2 tomes, Paris, Anthropos, 1997.
- Assoun P.-L., Le Préjudice et l’Idéal – Pour une clinique sociale du trauma, Paris, Anthropos, 1999.
- Friedlander S., Histoire et psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1975.
- Lacan J., Ecrits, Paris, Le Seuil, 1966.
- Levi P., Si c’est un homme, Paris, Julliard, Collection Pocket, 1987.
- Levi P., Le devoir de mémoire, transcription d’un entretien avec Anna Bravo et Federico Cereja enregistré le 27 janvier 1983, Paris, Editions Mille et une nuits, 1995.
- Molinié G., Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie Générale Française, 1992.
- Ricœur P., Temps et récit, 3 tomes, Paris, Le Seuil, 1983, 1984, 1985.
- Semprun J., L’Ecriture ou la Vie, Paris, Gallimard, 1994.
- Wiesel E., La Nuit, Témoignage, Paris, Editions de Minuit, 1958.
- Zarka J., « Récit de vie et témoignage », in L’ange exterminateur, pp.119-127, Gillibert J., Perel W. (Ed.), Cerisy, (Belgique), Editions de l’Université de Bruxelles, 1993.
Mots-clés éditeurs : survivant, trauma, Shoah, transfert, témoignages audiovisuels
Date de mise en ligne : 25/04/2014
https://doi.org/10.3917/lautr.003.0493Notes
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Psychologue clinicien, Université de Paris 7 (CNRS psychanalyse et pratiques sociales de la santé), Directeur du Centre psychothérapeutique pour enfants et adolescents du Château de Carsix, 27300 Carsix.
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L’université de Yale a lancé un programme d’enregistrement en 1981, le Fotunoff Video Archive for Holocaust Testimonies qui s’est étendue à Israël, l’Europe, l’Amérique latine et des pays de l’ancien bloc de l’Est. La responsable du programme pour la France est l’historienne Annette Wieviorka. Nous renvoyons le lecteur à ses ouvrages et plus particulièrement à Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Plon, 1992 ; et à une communication parue dans les actes du colloque : Cling, Tanassekos et Coll., Ces visages qui nous parlent, Rencontre Audiovisuelle Internationale sur le témoignage des survivants des camps de concentration et d’extermination nazis (16-17 et 18 septembre 1994), Edité par la Fondation Auschwitz et la Fondation pour la Mémoire de la Déportation Bruxelles-Paris, pp.121-125.
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[2]
Shoah Foundation, P.O. Box 3168, Los Angeles, CA 90078-3168.
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[3]
La mémoire est-elle soluble dans l’eau…de Charles Najman, France, 1995.
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[4]
Josette Zarka dans une communication intitulée : Récit de vie et témoignage, in l’Ange exterminateur s’interroge à partir de son expérience de recueil de témoignages de survivants des camps d’extermination sur le paradoxe relatif à la communication à l’interviewer de l’incommunicable du rescapé. Ce que Wiesel nomme l’indicible.
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[5]
Souligné par moi.
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[6]
A propos de cette question, le lecteur peut se reporter au développement intitulé « le survivant » contenu dans la quatrième partie du livre de Ariane Kalfa « La force du Refus ». Ed. L’Harmattan.