Couverture de LAPSY_181

Article de revue

Discussion du cas de Bento

Pages 45 à 54

Notes

  • [1]
    Article paru sous le titre : Discussion of the case of Bento. Int J Psychoanal (2017) 98 : 1433-1441 traduit par Céline Gür Gressot et relu par Maria Hoyagemyan.
  • [2]
    Ndt : italiques de l’auteur.
  • [3]
    Ndt : à désespérer l’analyste.
  • [4]
    Ndt : italiques de l’auteur.
  • [5]
    Ndt : idem.

1Voici une présentation stimulante et intéressante de l’analyse d’un garçon débutée lorsqu’il est âgé de 6 ans.

2Au début Maria Inès nous présente un garçon très en retrait, passif-agressif, dont elle sent qu’il lui communique son « expérience de tenter de trouver une mère ». Elle nous offre l’image d’un enfant régressé, en colère, et de sa mère, qui s’accrochent l’un à l’autre d’une façon désespérée et dévitalisée en ne se témoignant que très peu de signes d’affection. Bento semble avoir renoncé à tout espoir. Son père a l’air plus vivant mais peu accessible. Sa petite sœur en revanche semble pleine de vie et capable d’atteindre ses objets, dont l’analyste de Bento. Contrairement à son frère, elle paraît avoir une attente naturelle d’être aimée, suscitant jalousie et envie de la part de son aîné.

3Il est difficile de comprendre ce qui constitue le contexte de cette présentation. Avant de consulter, les parents se sont inquiétés de la détérioration de leur fils après la naissance de sa sœur, quand il avait 5 ans et 10 mois. Mais il avait été un bébé prématuré, et nous apprenons que l’allaitement avait été rapidement interrompu. Il y a aussi un arrière-fond de tragédies et de violence. Pendant l’analyse, Bento manifeste une profonde aversion du contact comme s’il n’attendait que très peu de n’importe quel objet voire, de lui-même. En revanche, sa sœur anticipe l’intérêt de l’objet et semble avoir l’intuition que l’analyste de son frère pourrait lui procurer quelque chose de plus vivant encore. Je soupçonne que Bento le ressent aussi de façon insupportable. Ce n’est pas simplement qu’il ne veut pas qu’elle possède ce qu’il a, mais davantage, qu’il sait qu’elle peut obtenir ce que lui n’arrive pas à atteindre, ce qui lui est insupportable. Malgré tout, Maria Inès se démène pour garder espoir, elle s’attend à ce que Bento lui réponde autrement qu’à sa mère et peut conserver cet espoir durant plusieurs années de travail ingrat et difficile. Elle sent qu’il y a de la vie, même cachée, chez cet enfant et elle va attendre avec lui jusqu’à ce qu’il la trouve. Sa confiance intuitive en lui paraît cruciale et soulève la question de savoir s’il s’agit de sa propre réponse interne ou de quelque chose qu’elle a saisi en Bento.

La première séance

4Bento semble croire et convaincre l’analyste (ou lui-même) qu’il n’y a là rien de valable. C’est le début de la semaine et il emplit l’analyste du sentiment d’un poids insupportable, effrayant, de l’impression d’une charge terrible. Allait-elle survivre et tenir la semaine ? Maria Inès lui interprète son besoin de l’obliger à supporter tout ce gâchis, combien il est exaspérant, que rien ne sera jamais bien. Il peut accabler son objet alors qu’elle garde l’espoir qu’il y a en lui un désir qu’elle résiste et ne renonce pas à lui.

5À ce moment il roule des boulettes de pâte à modeler qu’il lance sur le plafond ; elles vont retomber en laissant des taches sur la peinture. Désespérée, la thérapeute est traversée par la pensée de le repeindre, alors que dans son contretransfert elle lutte contre une destructivité implacable. Elle lui dit alors qu’on peut repeindre le plafond. Il est sûrement très important que ce fantasme reste vivant en elle. Est-ce une aide qu’elle lui dise qu’on peut le repeindre ? En tout cas il se comporte comme s’il l’avait vaincue et lui dit d’un ton triomphant qu’il est maintenant l’heure (c’est trop tard !). Cependant, elle sait qu’il reste deux minutes. De façon intéressante il ne proteste pas devant ce qu’elle affirme ; c’est dans ce petit espace qu’elle peut lui dire combien il a étalé sa rage dans la pièce, combien il sent qu’il l’a démolie et en est terrifié.

6Je perçois ici que l’analyste va mieux, car elle peut affronter Bento et sa conviction que son propre désespoir et sa haine sont trop forts pour elle et qu’il ne peut que produire un monde abîmé et une mère abîmée, incapable de lui survivre. À travers son commentaire, elle lui montre qu’elle peut affronter ce champ de ruines et survivre à ses attaques. L’analyste décrit comment elle croit que sa tolérance apporte quelque chose qui permet à Bento de survivre et de retrouver vraiment sa confiance en lui-même. En effet, bien plus tard dans l’analyse, Bento revient à sa séance et montre qu’il a été très touché par la solidité psychique de l’analyste. Il est intéressant de se demander qui elle était dans le transfert à ce stade. S’agissait-il des interventions du père dont Bento avait besoin, et dont il se rapproche ici ? Du côté négatif, l’analyste se questionne sur les morts violentes qui planent autour de Bento. Ces tragédies frappent-elles une famille innocente ? La violence et les morts font-ils cruellement partie de ce groupe, rajoutant au sentiment de cet enfant que sa destructivité est plus puissante que son amour ?

La guerre des étoiles : Star Wars

7Bento est intrigué par la chute de Luke Skywalker. Le beau garçon qui abrite tant de violence et de misanthropie pourrait bien être Bento. En effet ce dernier adore Star Wars. Aime-t-il le fait qu’il s’agit d’un combat du bien sur le mal, dans lequel finalement le bien est plus fort ? Ou y a-t-il une partie de lui-même qui aime aussi le pouvoir de la méchanceté ? Cela tranche avec son self de bébé bizarre et pathétique dont il se moque sans pitié face au désarroi de l’analyste (quand il apporte la photo de lui bébé). Celle-ci semble ici éprouver le désespoir d’une mère compatissante incapable d’atteindre son bébé.

2e séance

8Dans cette séance, trois ans après la première séance, Bento a 9 ans.

9Bento arrive en retard, il est en colère contre sa mère, qu’il accuse car il ne croit pas que l’analyste va l’attendre. Celle-ci lui répond que bien entendu elle l’attendait et qu’elle pensait qu’il craignait qu’elle ne se dépêche de s’en aller. Bento rappelle ce qu’il avait ressenti quand il avait abîmé son plafond et ne pouvait se résoudre à le regarder à nouveau jusqu’à ce qu’enfin, il le fasse et remarque qu’il avait été repeint. Son objet peut réparer les dégâts et n’est pas si faible qu’il ne le craignait. Bento semble avoir retrouvé un meilleur état d’esprit : ses attentes pessimistes se révèlent infondées et sont visiblement contredites par son expérience. Il paraît capable de poser sur sa mère un regard plus favorable, tolérer qu’elle puisse être en retard, qu’elle ait eu une bonne raison et qu’elle l’accompagne toujours ici, qu’elle puisse même être un bon objet. Bento est si content de cette nouvelle atmosphère entre lui et l’analyste qu’il veut la consolider. Les bonnes choses dans sa tête doivent être renforcées de peur qu’elles ne partent à nouveau (sinon son bon état d’esprit ne pourra pas durer). Il pense à une momie égyptienne en Lego associée à un trésor sous une pyramide ce qu’il relie à une précédente interprétation de son analyste que « les trésors sous la pyramide sont les bonnes choses qui existent dans sa tête ». Il désire mettre à l’abri cet endroit car il craint de perdre cet état agréable et peut-être de ne pas le retrouver. Cependant l’analyste lui dit qu’il ne reste plus assez de temps. Dès lors, il semble avoir découvert qu’il peut attendre, avec quelque espoir que tout ne va pas être gâché, comme s’il avait davantage confiance en lui-même et en ses objets.

10Cet exposé n’est, bien sûr, pas continu mais je suis un peu surpris que le récit paraisse nous emmener à sa terminaison à partir d’un mouvement positif vers une position dépressive encore fragile. L’analyste déclare que « c’était la première fois dans ce récit que Bento montrait qu’il pouvait tolérer des contretemps. Pour la première fois, il était curieux et souhaitait découvrir ce qui se passait dans sa tête ». Il semble s’agir par conséquent d’une mesure plutôt abrupte et radicale. Il est certainement compréhensible qu’il puisse y avoir un bénéfice pour un patient d’avoir la chance de se débrouiller seul, et donc pour un parent ou un analyste de se retirer, mais parvenir à la position dépressive représente une étape si importante, qu’elle reste une place difficile à conquérir. L’exposition à la réalité représente un défi autant pour le self que pour l’objet car il s’agit d’imposer au self l’exigence d’accepter les déceptions et les limites du monde. Il est vrai que Bento a commencé à considérer le monde différemment, mais il devra être capable d’entrer et de sortir de cet état plus intégré, assez longtemps pour permettre de le consolider. Bien entendu, il est possible que ce ne soit pas si défini et le matériel qui suit est très différent, avec l’apparition d’un garçon plus intégré. Toutefois, l’analyste commente dans le paragraphe suivant qu’il y avait des « signes annonciateurs » qu’elle relie particulièrement à la découverte par le patient de la réparation.

11Comme la fin approche, Bento commence à apporter un chien. L’analyste n’interroge pas ce défi au cadre analytique mais semble penser que de l’accepter permet à Bento d’apporter une partie plus primitive de lui-même située dans le chien. Elle attire l’attention sur le commentaire de Bento que de laisser le chien faire pipi et caca dans la pièce de consultation risque de conduire les autres patients à rendre responsable l’analyste de quelque chose dont elle ne serait pas fautive. Il paraît très inquiet du tort que cela pourrait lui occasionner et je me demande si nous pourrions aussi déceler chez Bento un insight inconscient dans cette activité projective.

12Dans la séance suivante, nous voyons quelque chose d’une réaction thérapeutique négative, quand le patient est confronté aux insights précédents qu’il cherche à dénier de façon urgente pour être soulagé en rendant responsable l’analyste de son sentiment d’être « débordé ». Peut-être s’agit-il de la perspective de devoir se débrouiller sans elle et sans tout ce qu’elle lui apporte ? Il se plaint qu’il a terriblement chaud et qu’il a besoin d’eau froide du frigo. Il s’avère que son analyste va lui chercher de l’eau. Mais je suis frappé qu’il évolue vers l’acceptation d’un monde plus intégré dans lequel il conçoit qu’il est face à des sentiments de culpabilité s’il accuse simplement et attaque ses objets en raison de ses propres réactions violentes. Maintenant, son sens de la réalité est plus fort et précipite sa rage et sa peur d’être piégé dans sa « merde ». Toutefois, il peut accepter l’aide de l’objet, comme l’analyste le souligne, il peut lui permettre de le calmer avec de l’eau. Un geste qui représente la concrétisation de sa présence apaisante, les insights et la capacité de le contenir qu’elle lui a opposés continuellement.

13L’analyste s’était sentie épuisée et préoccupée par la détresse de Bento après la séance difficile où il devait « reconnaître que les autres patients étaient des parties de lui-même et que les reproches adressés à l’analyste provenaient de ce que lui avait commis ». Il paraît très inquiet de pouvoir nuire à l’analyse. Je me demande si nous ne pourrions pas voir un insight inconscient dans cette activité projective. Ici, cette partie primitive « chien » introduit quelque chose dans l’objet/analyste qui n’est pas à elle (le pipi et le caca) contrairement à la position plus « délirante » dans laquelle les projections sont ressenties sans équivoque comme appartenant à l’objet et non au self. C’est peut-être à travers le chien que s’opère le tournant de prendre la responsabilité de ses projections et des dégâts qu’ils causent à l’objet. Il s’agit là d’une attaque (et non seulement du désir de débarrasser le self de perceptions indésirables mais d’attaquer et de dénigrer l’objet). Les projections en deviennent des attaques plus que des communications ou une « identification projective avec bouton allumé » décrite par Irma Brenman-Pick (communication personnelle) : c’est-à-dire des projections partiellement alimentées par des revendications et un désir de nuire. Ici le patient est soucieux de ce qu’il fait et du destin de l’objet qui va être accusé et dénigré, ce dont il se sent coupable.

14Alors que la fin de l’analyse s’approche, Bento est de plus en plus préoccupé par son corps, avec son désir urgent de réparer les poupées cassées avant de terminer.

15Bento est triste car je pense qu’il reconnaît que la « tête branlante » de la poupée représente une partie de lui encore faible et le voilà triste de cette faiblesse. S’agirait-il aussi du bébé démuni exposé à la lumière aveuglante, nu, seul et incapable de tenir sa tête ? Aurait-il l’impression d’être un bébé impuissant et faible dépourvu de tout soutien interne et externe ? C’est encore une partie de lui qui craint d’être abandonné et qui se sent effrayé et malade, à l’abandon, avec sa faiblesse et sa peur que lui soit refusée la fonction de holding de sa mère/analyste. Au plus profond de lui-même, il se sent comme un bébé incapable de tenir sa tête, seul et exposé bien trop tôt à la lumière éblouissante du monde extérieur. Il aimerait enfin être débarrassé une fois pour toutes de cette faiblesse, de son self interne faible qu’il doit garder en lui, porter et soutenir plutôt que mépriser et rejeter.

16Quand l’analyste fait le lien avec le fait de la perdre, il se tourne vers l’ordinateur et remarque qu’elle n’a pas de tapis de souris ; il ajoute qu’elle devrait en avoir un avec une photo imprimée. Il y a là un malentendu quand l’analyste parle du désir qu’il a d’apporter sa photo alors que Bento entend qu’elle souhaite une photo de lui. Il souhaiterait être son « petit bébé » qui serait pour toujours sous sa main caressante. Cette erreur n’est pas verbalisée et Bento devient rapidement angoissé par des aliens indésirables. Il est probable qu’il s’agisse de son self alien ou plus vraisemblablement de ses projections dans d’autres bébés haïs qui l’attaquent pour se venger de son rejet. L’analyste propose de le sauver s’il n’y parvient pas. Elle estime qu’il est en bonne posture mais je pense qu’il est très angoissé, confronté à la fois à sa force plus grande, mais aussi à la perte terrible qu’il affronte et à sa peur d’être débordé.

17À la fin l’analyste répond à l’angoisse d’abandon du patient en lui disant qu’elle « sera toujours là pour lui ». Elle pourrait vouloir dire qu’elle serait disponible s’il avait besoin d’elle, ce qui est bien sûr important, mais il s’agit aussi de faire l’expérience à ce moment, que l’analyste pourra affronter la perte du patient, qu’une partie de lui se sente seul avec ses ressources internes pour tout bagage et puisse se tourner vers la morosité de la position dépressive au moment de la perte. À la réflexion, je l’imagine pensant à son analyste assise avec sa douce main sur la souris, caressant le tapis de souris sur sa photo. Comment va-t-il se débrouiller sans sa main apaisante ce bébé esseulé, isolé de sa mère, laquelle n’arrive pas à s’approcher de lui et ne peut que lui offrir son giron qui n’est qu’un lieu plein de désespoir ? Nous avons vu — son fantasme est très fort — qu’il voudrait désespérément avoir une place permanente et je suspecte, secrète, chez l’analyste. Je veux dire qu’il y a là un profond désir inconscient d’occuper cette place physiquement. Car cette partie de lui ne peut imaginer autre chose que la présence personnelle de l’analyste et c’est peut-être ce qui l’incite à comprendre sa demande de façon concrète, comme un désir raisonnable de pouvoir revenir en urgence. Peut-être craint-elle que l’identification avec elle en tant qu’objet internalisé soit insuffisante ? Je pense que nous sommes proches de son noyau très primitif que péniblement il apprend petit à petit à tolérer (ce qui implique évidemment un certain degré d’internalisation d’un bon objet). Pourtant, cela semble en relation avec la question complexe de ses désirs inconscients de permanence de l’objet pour ne pas être confronté à sa solitude interne.

La consultation à 15 ans

18Il s’agissait certainement d’une crise mais Maria Inès fut capable de réagir rapidement. Sa solidité est évidente face à ce patient pour lequel elle éprouve un contretransfert fortement positif (il fit si bon usage d’elle après un début difficile), mais son identité analytique est bien présente quand elle comprend qu’il cherchait l’analyste, désir distinct de celui, urgent, que son cousin aille mieux. Inévitablement dans de telles circonstances, le désir existe de soigner l’objet et d’éliminer la culpabilité, la détresse et la perte face à une réalité tragique et incontrôlable. Ainsi est-elle capable très rapidement de différencier le sort de Cacà de celui de son patient et de lui montrer qu’il avait affaire avec quelque chose en lui-même.

19Au moment de l’interpréter, Maria Inès se critique de n’avoir pas été au mieux de ce qu’il attendait d’elle, mais sûrement et à nouveau, cette fois de façon plus saine, Bento a d’abord projeté son désespoir dans l’analyste (qui ne l’a pas revu depuis deux ans). Je pense que l’analyste s’autorise à recevoir ce que le patient lui apporte et c’est ce qui pourra permettre au patient de se mettre à penser. Comme elle commence à reprendre ses esprits, je pense qu’elle est passée à quelque chose de plus contrôlant quand elle lui dit pourquoi il est venu et ce qu’il devait faire. Tout cela fait partie de l’expérience d’être ouvert à un patient annonciateur de terribles nouvelles, en particulier après une longue absence. Le patient revient alors à l’analyse et élabore sa relation à son autre « fratrie », de façon à se sortir de la mort tragique de son cousin.

Le retour final

20Le motif de ce retour n’est pas très clair. Était-ce, comme Maria Inès le suggère, pour lui dire au revoir ? Il lui dit clairement qu’il va bien mais on a l’impression que Bento a été sauvé par son analyse et qu’un contact profond s’était établi. Ainsi ce n’est pas surprenant que son puissant attachement à l’analyste résonne avec le contretransfert. À la lecture de ce récit, l’image qui revient est celle du bébé presque nu, exposé avec d’énormes lunettes noires à une lumière brillante, étendu seul, à l’exception d’un appareil photo certainement hors d’atteinte. Je pense que pour ce garçon, le fait d’avoir apporté cette photo dans l’analyse doit avoir été très significatif et peut nous donner un indice du trauma représenté par sa prématurité, probablement en raison de la difficulté que sa mère a eue à se rapprocher de lui. L’image qui me vient ensuite est celle d’un attachement dévitalisé et sans amour entre cette mère et son enfant de 6 ans, qui hantait tellement l’analyste depuis le début et pourrait aussi expliquer pourquoi il avait décompensé à la naissance de sa sœur. Je crois que ce sont ces points que l’analyse a touchés : derrière cette mort intérieure se cachait une violente détresse lors de son développement précoce, vécue initialement comme inatteignable. Je pense que Bento l’avait ressentie avec la personne qui l’avait aidé en lui donnant de l’eau fraîche dans ce lieu brûlant, et qui avait permis de libérer en lui quelque chose fait d’espoir et d’amour. C’était probablement la bonne décision de le laisser quitter son analyste, alors même que chacun éprouvait aussi le désir de ne pas se séparer. Toutefois, je pense que son désir de revenir en analyse apparaît dans ce noyau pathologique, représenté par la tête branlante, qu’il voulait réparer de façon urgente au moment de partir.

21Il est intéressant de se demander si c’est parce qu’il est parti avec une zone qu’il aimerait atteindre plus sûrement ou s’il s’agit davantage de sa difficulté à porter cette expérience précoce douloureuse et de lui permettre d’être plus vivante en lui-même. Ce n’est pas un signe de faiblesse que de connaître notre propre faiblesse. Nous savons, en tant qu’analystes, que nous ne pouvons pas supprimer les traumas précoces ni défaire le passé, mais que nous pouvons le révéler et montrer à nos patients que nous sommes en mesure de supporter notre incapacité à annuler leurs blessures. Par l’internalisation et l’identification, ils pourront tolérer en eux-mêmes ce noyau complexe de faiblesse, de rage et de persécution avec un objet interne qui l’a compris et vécu avec eux.

Quelques remarques techniques

22L’analyste inscrit clairement son travail dans la lignée des écrits de Bion et de Klein et apporte sa contribution de façon très positive. Sa grande sensibilité et sa capacité d’observation lui permettent de gérer l’agressivité et les perturbations de son patient, en particulier dans les premiers temps de l’analyse, sans s’effondrer. Elle se montre chaleureuse dans son travail, ce qui a permis au patient d’être profondément en contact. À juste titre le patient lui en est très reconnaissant. Il est aussi évident qu’il s’agit d’une analyse réussie. Dans ce contexte je ferai quelques commentaires au sujet de certaines divergences d’avec la technique kleinienne qui m’est familière, et leurs désavantages éventuels.

23Je trouve que le contexte du cadre analytique est un concept utile pour aider à penser la technique et je dois beaucoup au travail de José Bleger (Bleger J., 1979, 1985). Bleger conçoit le cadre ana lytique comme une structure complexe qu’il estime particulièrement importante dans le holding des parties les plus primitives de la personnalité. Bleger souligne la fonction du cadre, l’attention libre et flottante de l’analyste à l’égard du patient, de son psychisme et de ses propres associations. La technique et les limites que l’analyste emploie sont conçues comme une part du holding réunissant le patient et l’analyste[2] dans un espace psychique où tous deux sont soumis à de puissantes pressions, qu’elles soient morales, agressives ou séductrices, à la fois internes, incluant l’identification projective, et externes plus évidentes. Si nous le gardons à l’esprit quand nous remarquons que nous avons fait quelque chose en dehors des limites habituelles, nous pouvons alors nous interroger. Il ne s’agit pas d’un conseil de rigidité car nous pouvons alors être poussés dans un autre type de mise en acte en étant trop sévère, rigide, ou moralisateur par un surmoi qui aurait pris le dessus. Cette conception a également été explorée de près et développée par Betty Joseph. Au cœur de sa technique réside l’examen de comment, dans notre contretransfert, nous sommes poussés à mettre en acte quelque chose avec le patient ; de pouvoir l’explorer peut apporter certains résultats pour sa vie, alors qu’il n’est souvent pas conscient de ce qui se joue. Elle estime que nous ne pouvons l’éviter mais qu’il est important de nous observer de façon à remarquer quand nous agissons, pour ensuite réfléchir, considérer ce que nous avons fait et pourquoi nous l’avons fait dans une forme de soumission au patient et d’écart de nos limites habituelles, ou au contraire de sévérité excessive (Joseph B., 1985).

24Je remarque qu’à certaines occasions Maria Inès a tendance à rassurer le patient et j’aimerais réfléchir à deux de ces moments de l’analyse.

251) Dans la première séance règne une atmosphère terrible, pleine de rage et de mépris à l’égard de l’analyste. Bento semble ne rien désirer ni attendre et l’analyste se dit : « Cela va être une semaine difficile ». Cette impression est probablement une tentative de gérer le sentiment que cette situation pourrait s’éterniser. Comme si « Bento était ainsi et qu’il ne changerait jamais » et que, comme dans l’observation de Bento s’accrochant inerte à sa mère dévitalisée, elle ne s’en sortirait jamais. Tout en luttant avec cette idée, elle regarde les boulettes de pâte-à-modeler tacher le plafond. L’expérience de voir la pièce irrémédiablement abîmée et en désordre, l’amène à la pensée encourageante de le repeindre. Elle la partage donc avec le patient.

26J’aime à croire que je n’aurais pas agi ainsi cette mise en acte, quoique mineure (je l’aurais pensé), mais tenté d’utiliser cette pensée encourageante d’une façon différente. J’aurais imaginé la pièce et en particulier le plafond blanc, comme le psychisme propre et charmant de l’analyste haï par ce gosse misérable avec son monde interne abîmé et sa mère désespérément endommagée. La pensée de l’analyste que le plafond pourrait être repeint comporte le défi qu’elle ne va pas renoncer, ni se laisser envahir par le désespoir toxique que le patient croit avoir suscité. Il ressent certainement un triomphe sinistre à rabaisser l’analyste et à la rendre aussi misérable que lui. S’il y parvenait ils seraient tous deux perdus, mais elle peut l’empêcher de la réduire à celle qui ne serait là que pour le faire échouer et refuser de se rapprocher de lui (comme sa mère l’avait fait). Une part de la survie de l’analyste est-elle ici en lien avec le souhait du self le plus caché du patient qu’il en soit incapable ? Aurait-il eu l’espoir qu’elle lui résiste, sans s’effondrer, ni se retourner contre lui, ce qui pourrait concorder avec l’interprétation qu’une partie de lui espérait qu’il échoue [3] ? Le matériel qui suit démontre qu’il craignait que sa destructivité ne réussisse, et qu’il était soulagé que le plafond ait été réparé.

27Ainsi, la conviction que l’analyste avait eue qu’il fallait tenir bon était juste : le patient avait besoin d’un objet qui ne renoncerait pas. J’estime qu’une telle interprétation s’avérerait plus profonde et aiderait le patient à reconnaître la présence de quelque chose de bon en lui[4], quelque chose du côté de la réparation, de l’utilisation de l’objet.

282) Le patient demande à l’analyste si elle va toujours être là pour lui et l’analyste répond qu’elle le sera.

29Il y a quelque chose de terrible dans le départ de nos patients et nombre d’entre eux trouvent difficile de s’y confronter. Même si la séparation appartient à la réalité externe, dans le monde interne il s’agit de la réalité psychique et de l’expérience essentielle de la perte, par exemple du sein lors du sevrage. Quand un patient veut savoir si l’on va toujours être là pour lui, la réponse exige honnêteté et capacité à affronter la fin. Cela ne signifie pas que l’on ne va plus jamais revoir son analyste mais qu’il s’agit de l’expérience[5] de la perte, que l’on doit affronter de la même façon que l’on doit se confronter à la réalité de la mort, ce qui survient souvent avec l’expérience de la fin des traitements. Je crois que pour Bento, le souhait que son analyste garde sa photo sur le tapis de souris de son ordinateur, était fondé sur un désir d’une partie de lui que mère et bébé ne se séparent jamais, que le sevrage ne soit jamais accompli. De là, j’aurais souhaité traiter de cette peur qu’il ne pourrait pas survivre sans elle. C’était la connaissance qu’il portait en lui de l’expérience d’un bébé fragile et débordé. Ce bébé avait la sensation, observée à l’origine dans les sentiments pénibles de l’analyste concernant le bébé aux lunettes noires, que personne ne savait qu’il avait besoin de ce holding et était débordé. Maintenant l’analyste le sait. Avec la séparation, l’expérience d’une négligence terrible était apparue dans le contretransfert. Paradoxalement l’analyste a dû tolérer de décevoir son patient « qu’elle ne serait pas là pour toujours » pour l’aider à sentir dans le transfert que ce manque pouvait être vécu. Je pense que c’était une réalité psychique pour Bento dont nous pouvons nous représenter qu’il portait psychiquement l’expérience de n’avoir pas été tenu, réactivée par la naissance de sa sœur et par la fin du traitement. Le bébé doit sentir que la mère ne le lâchera jamais, même si bien sûr elle le fait, et parfois elle le fait même si ni l’un ni l’autre ne voudrait jamais que cela se produise. C’est une triste réalité de la vie que parfois nous devons aider nos patients à affronter ces réalités, même si c’est la dernière chose que nous aimerions faire.

J’aimerais remercier Maria Inès d’avoir été si franche avec nous et de nous avoir permis de participer à son travail minutieux et sensible.
  • Bleger J. (1979). Psychanalyse du cadre psychanalytique, in Kaës R. et al. Eds., Crise, Rupture et dépassement. Paris : Dunod.
  • Bleger J. (1985). Symbiose et ambiguïté : étude psychanalytique. Paris : PUF.
  • Joseph B. (1985). Transference : the total situation. Int. J. Psychoanal. 66 : 447-54.

Date de mise en ligne : 02/01/2019

https://doi.org/10.3917/lapsy.181.0045

Notes

  • [1]
    Article paru sous le titre : Discussion of the case of Bento. Int J Psychoanal (2017) 98 : 1433-1441 traduit par Céline Gür Gressot et relu par Maria Hoyagemyan.
  • [2]
    Ndt : italiques de l’auteur.
  • [3]
    Ndt : à désespérer l’analyste.
  • [4]
    Ndt : italiques de l’auteur.
  • [5]
    Ndt : idem.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.81

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions