Notes
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[1]
Article paru sous le titre : Destruction reconceived : On Winnicott’s « The Use of an Object and Relating through Identifications ». Int. J. Psychoanal. (2016) 97 : 1243-1262, traduit par Danielle Goldstein et relu par Patricia Waltz.
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Winnicott (1971). (Ndt : la traduction française de Jeu et réalité paraîtra en 1975).
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Ndt : La syntaxe du fragment que nous analysons – « sont [en passe d’être détruits] parce qu’ils [les objets] sont réels, et ils deviennent réels parce qu’ils sont détruits » – est significative, car le verbe détruire est utilisé à deux reprises à la voix passive (détruit). Par élimination dans la phrase du sujet (le nourrisson) et de la voix active du verbe (détrui[re]t), la « destruction apparaît » (p. 126) simplement. L’idée implicite est que le nourrisson ne détruit pas l’objet intentionnellement ; ce que Winnicott souligne par la suite, c’est que « la destruction apparaît et devient un trait essentiel, pour autant que l’objet soit objectivement perçu » (p. 126). C’est ainsi que Winnicott introduit subtilement une idée par le biais d’une structure syntaxique. Ce faisant, il permet au lecteur de se familiariser avec cette idée avant de lui donner une formulation plus explicite.
1« L’utilisation de l’objet et le mode de relation à l’objet au travers des identifications » est peut-être l’article le plus complexe que Winnicott ait jamais écrit, et certainement aussi l’un de ses articles les plus importants. Une histoire triste est associée à la présentation initiale de ce texte, sous la forme d’un exposé qu’il fit à l’Institut de psychanalyse de New York, le 12 novembre 1968. À la grande déception de Winnicott, son exposé suscita une réaction perplexe et sceptique. Dans le compte rendu officiel de cette réunion, Milrod écrit : « Le Dr Winnicott répondit d’une manière charmante et fantaisiste en disant que son concept avait été démoli et qu’il serait heureux d’y renoncer. » (Rodman, 2003, p. 328) Peu de temps après cette réunion, Winnicott fit un infarctus. Une version revue et corrigée de l’exposé présenté à New York fut publiée l’année suivante dans l’International Journal of Psychoanalysis (Winnicott, 1969a), et une version légèrement remaniée du même texte parut à titre posthume dans Jeu et réalité (1971). Il semble que Winnicott « ait encore travaillé à la révision de son article en vue de sa publication dans Jeu et réalité le jour même de sa mort, le 25 janvier 1971 » (Samuels, 2001, p. 38). Ma discussion portera sur la version de 1971 [2].
2Cet article contient tant de sous-entendus qu’il nous faut non seulement le lire, mais également s’immiscer dans son écriture. Les idées que je développe ici correspondent à ma propre lecture et écriture de l’article de Winnicott – ce que j’en fais et surtout ce que je fais avec.
Le thème de cet article
3Dans les premiers paragraphes de son article, Winnicott parle sur un ton confidentiel et familier qui donne le reste de l’article :
Je suis consterné quand je pense aux changements profonds que j’ai empêchés ou retardés chez des patients appartenant à une certaine catégorie nosographique par mon besoin personnel d’interpréter. Quand nous nous montrons capables d’attendre, le patient parvient alors à comprendre de manière créative, avec un plaisir intense. Et moi, maintenant, je prends du plaisir à ce plaisir plus que je n’en prenais à m’être montré intelligent. Je pense que j’interprète surtout pour faire connaître au patient les limites de ma compréhension. Le principe est le suivant : c’est le patient, et le patient seul qui détient les réponses.
5Bien que ce passage résonne en moi avec la force de la vérité, je me demande ce que Winnicott avait à l’esprit lorsqu’il dit : « Je pense que j’interprète surtout pour faire connaître au patient les limites de ma compréhension. » Il laisse au lecteur le champ libre pour développer ses propres « réponses » à cette question (comme il tente de le faire avec ses patients). Comme nous le verrons, Winnicott utilise l’expérience que constitue, pour le lecteur, la lecture de son texte pour lui montrer plutôt que lui dire ce qu’il a à l’esprit, car pour une large part, ce qu’il a à l’esprit ne peut être dit ou expliqué, mais doit être éprouvé.
6Ce premier énoncé au sujet de l’inutilité de l’interprétation est immédiatement suivi d’un autre quant à l’importance de l’interprétation :
À l’opposé se trouve le travail interprétatif que l’analyste doit faire et qui distingue l’analyse de l’auto-analyse. Cette manière d’interpréter de l’analyste, pour être efficace, doit être reliée à la capacité du patient de placer l’analyste en dehors de l’aire des phénomènes subjectifs. Ce dont il s’agit, c’est de la capacité qu’a le patient d’utiliser l’analyste et c’est le thème de ce chapitre.
8Dans ces paragraphes consécutifs, Winnicott présente deux idées apparemment contradictoires : il ne faut pas céder au « besoin d’interpréter » et « […] se trouve le travail interprétatif que l’analyste doit faire. » Winnicott n’explique pas la relation entre ces idées, mais il nous guide un peu lorsqu’il dit : « Cette manière d’interpréter de l’analyste, pour être efficace, doit être reliée à la capacité du patient de placer l’analyste en dehors de l’aire des phénomènes subjectifs. » Cette manière d’interpréter, si l’on veut qu’elle « soit efficace » (qu’elle ait des conséquences dans le monde réel), ne doit s’employer qu’une fois que le patient a développé la capacité de « placer l’analyste en dehors de l’aire des phénomènes subjectifs ». Winnicott ne s’étend pas sur ce que cette phrase signifie, mais dit seulement que ce dont il s’agit constitue « le thème de ce chapitre ». Il est intéressant de noter qu’un peu plus loin dans le texte, Winnicott revient, en une seule et brève allusion, sur ces idées cruciales relatives à l’utilisation par l’analyste de l’interprétation (ou à son renoncement à interpréter).
9À ce stade, le lecteur demeure dans l’expectative, ne comprenant pas vraiment ce que Winnicott avait à l’esprit à propos de la place de l’interprétation en analyse, et encore moins comment il était parvenu à de telles idées.
Un énoncé théorique
10Dans la deuxième partie du texte – il n’y a pas à proprement parler de « sections » distinctes, mais je considère que ce texte peut être divisé en quatre parties thématiques – Winnicott éclaircit la différence entre les deux types de relations aux objets auxquels il se réfère : le mode de relation à l’objet et l’utilisation de l’objet.
Toutefois, quand je parle de l’utilisation, je tiens pour acquis le mode de relation à l’objet et j’y ajoute de nouveaux traits concernant la nature et le comportement de l’objet. Ainsi l’objet, s’il doit être utilisé, doit nécessairement être réel, au sens où il fait alors partie de la réalité partagée, et non pas être simplement un faisceau de projections.
12Ici, Winnicott inverse la terminologie conventionnelle de la psychanalyse et utilise le terme de mode de relation à l’objet (qui renvoie habituellement à une relation d’objet total mature) pour désigner une forme plus primitive (narcissique) de la relation d’objet, où l’objet est « un faisceau de projections », une extension du self ; et il adopte la formule d’« utilisation de l’objet » (habituellement associée à l’exploitation d’un individu) pour qualifier une forme mature de la relation d’objet, où le sujet vit dans le monde extérieur de la « réalité partagée » et a le sentiment que les objets sont réellement extérieurs à lui. Cette inversion amène le lecteur à lâcher prise sur ce qu’il croyait savoir et à accueillir le fait de ne pas savoir.
13Winnicott conclut son énoncé théorique par une histoire :
[…] deux bébés sont nourris au sein. L’un tire sa nourriture du soi, le sein et le bébé n’étant pas encore devenus (pour le bébé) des phénomènes séparés. L’autre le tire d’une source autre-que-moi, ou d’un objet auquel un traitement cavalier peut être infligé sans que cela n’entraîne d’effet sur le bébé sauf en cas de représailles. Les mères, comme les analystes, peuvent être bonnes ou « pas suffisamment » bonnes. Certaines peuvent, les autres ne peuvent pas, aider le bébé à passer du mode de relation à l’utilisation de l’objet.
15Il y a deux fragments « inachevés » dans ces phrases, qui préludent au cœur de l’article contenu dans la section suivante. L’un consiste en l’idée que la source autre-que-moi peut se voir « infliger un traitement cavalier » par le bébé ; l’autre, en ces mots à la tonalité menaçante qui viennent se greffer sur ce « traitement cavalier : “sauf en cas de représailles” ». Une fois encore, le sens est sous-entendu, seulement effleuré.
Un ensemble d’idées révolutionnaires
16Ayant défini sa terminologie, Winnicott s’attelle à la troisième partie de son texte, la plus radicale, d’une façon surprenante :
Je suis maintenant prêt à aller droit à l’exposé de ma thèse. On dirait que j’ai peur d’en arriver là comme si je craignais qu’une fois la thèse formulée, ma communication soit aussitôt finie, tellement c’est simple.
18Cette façon de s’adresser au lecteur est propre à Winnicott. Aucun autre psychanalyste ne s’exprime de cette façon-là. Il me semble qu’ici, Winnicott nous montre ce que cela fait d’utiliser des objets. Il se dit prêt à présenter la thèse principale de son texte, tout en ayant peur de le faire, car une fois qu’il l’aura exposée au lecteur, elle tombera entre les mains des autres (les lecteurs), ces autres étant des personnes réelles ; et parce qu’elles sont réelles et séparées avec un esprit qui leur appartient en propre, elles seront libres de faire ce qu’elles veulent de ses idées, indépendamment de ce qu’il pourrait souhaiter qu’elles en fassent. C’est précisément en cela que consiste la « thèse » de Winnicott telle qu’elle s’incarne pour le lecteur au travers de son expérience de la lecture.
19Son principal argument est tout sauf simple :
Pour utiliser un objet, il faut que le sujet ait développé une capacité d’utiliser les objets, ce qui fait partie d’un changement intervenant dans le principe de réalité.
21La première partie de cette phrase peut sembler une évidence à la limite de l’absurdité : « Pour utiliser un objet, il faut que le sujet ait développé une capacité d’utiliser les objets. » Et cependant, ce à quoi Winnicott fait référence n’est en rien une évidence. En fait, c’est peut-être la première fois qu’un analyste explore le processus qui consiste à développer une capacité d’utiliser les objets (« qui n’a peut-être même pas été envisagée de façon spécifique [jusque-là] », p. 120). Dans la seconde partie de la phrase, Winnicott suggère que sa conception du processus de développement de cette capacité modifie notre conception de la façon dont l’individu développe la capacité de faire face au monde réel (la façon dont le principe de réalité devient une dimension de la conscience humaine).
22Étoffant son « thème principal », Winnicott commence par dire que le mouvement qui conduit de la relation à l’objet à l’utilisation de l’objet est un processus de maturation inné qui dépend de personnes réelles (« un environnement facilitant », p. 124) pour son bon déroulement.
23Ici, Winnicott introduit un énoncé surprenant relatif aux implications de son « thème principal » :
La séquence débute, pourrait-on dire, par le mode de relation à l’objet puis se termine par l’utilisation de l’objet. Toutefois, entre les deux, se situe la chose la plus difficile peut-être du développement humain, ou la plus ingrate des toutes premières failles qu’il s’agira de réparer. Cette chose qui se situe entre le mode de relation et l’utilisation, c’est la place assignée par le sujet à l’objet en dehors de l’aire du contrôle omnipotent de celui-ci : à savoir la perception que le sujet a de l’objet en tant que phénomène extérieur et non comme entité projective, en fait, la reconnaissance de celui-ci comme d’une entité de plein droit.
25Le décor est maintenant planté pour les trois paragraphes que j’estime être les plus difficiles, les plus énigmatiques et les plus richement évocateurs de ce texte. Ces paragraphes comptent aussi parmi les passages les plus étranges de la littérature analytique en matière de leur forme littéraire : une « conversation » imaginaire entre un nourrisson et sa mère.
26La première phrase de ces trois paragraphes nous lance un défi :
Ce changement (qui va du mode de relation à l’utilisation) signifie que le sujet détruit l’objet.
28Winnicott anticipe l’objection que pourrait soulever « un philosophe en chambre » : « Si l’objet est externe, il est alors détruit par le sujet » (p. 125), autrement dit, si l’objet externe est détruit par le sujet, il n’y aurait rien de tel qu’un objet externe.
29Winnicott répond en disant que si ce philosophe en chambre « [s’asseyait] par terre avec son patient » (c’est-à-dire vivait une expérience analytique avec son patient), « il découvrirait cependant qu’il y a une position intermédiaire » (p. 125) :
[…] au « sujet qui se relie à l’objet » succède « le sujet qui détruit l’objet » (en tant qu’il devient extérieur).
31Je suis freiné dans mon élan par ces mots. Je ne sais vraiment pas ce que signifie pour le sujet de détruire l’objet « en tant qu’il devient extérieur ». (Je fais l’expérience de quelque chose qui, petit à petit, seulement s’éclaire pour moi au fur et à mesure que je lis et relis le texte : le mot « détruit » fait peau neuve dans ces phrases. Il acquiert un sens que personne ne lui avait attribué jusqu’ici et je commence tout juste à apprendre quelque chose concernant la signification de ce mot).
32La phrase s’achève par ces mots :
Ensuite [après « le sujet qui détruit l’objet »] peut intervenir « l’objet qui survit » à la destruction par le sujet.
34Ce que Winnicott nous dit, c’est que pour pouvoir passer du mode de relation à un objet qui n’est qu’« un faisceau de projections » à une relation à un objet qui est une personne séparée, le sujet doit détruire l’objet. Je me demande si Winnicott parle du fantasme de destruction de l’objet ou bien s’il veut dire que le sujet détruit réellement l’objet comme entité séparée. Et que signifierait alors le fait de détruire réellement l’objet extérieur ? Si la destruction est juste un fantasme, en quoi cela diffère-t-il des projections impliquées dans le mode de relation à l’objet ? Et que signifie le fait que l’objet « survit », si la destruction correspond à la destruction réelle de l’objet extérieur et non à une destruction fantasmée ?
35C’est ici que l’article devient vivant de manière électrisante :
Un nouveau trait intervient alors dans la théorie du mode de relation à l’objet [dans son passage à l’utilisation de l’objet]. Le sujet dit à l’objet : « Je t’ai détruit », et l’objet est là, qui reçoit cette communication. À partir de là, le sujet dit : « Hé ! L’objet, je t’ai détruit. » « Je t’aime. » « Tu comptes pour moi parce que tu survis à ma destruction de toi. » « Puisque je t’aime, je te détruis tout le temps dans mon fantasme (inconscient). »
37Durant des années, j’ai lu les mots « Hé ! L’objet, je t’ai détruit. » « Je t’aime. » « Tu comptes pour moi parce que tu survis à ma destruction de toi. », comme s’ils se rapportaient à l’expérience de la destruction de l’objet-mère interne omnipotent par le nourrisson (du renoncement à son état de dépendance) (Ogden, 1983). Je pensais alors que le renoncement (destruction fantasmée) à l’objet-mère interne ouvrait la voie à la capacité naissante du nourrisson d’éprouver la réalité de l’objet-mère externe.
38J’opposerai cette lecture de la « destruction » de l’objet à la façon dont je comprends aujourd’hui ce qui se passe lorsque le « sujet détruit l’objet ». Il me semble que ma compréhension antérieure de la destruction de l’objet n’incluait pas l’élément clef de la conception de Winnicott du « sujet détruit l’objet » : c’est l’objet externe réel (et non un objet interne) qui est détruit au cours du processus de développement conduisant du mode de relation à l’objet à l’utilisation de l’objet. Je dirais que mon interprétation erronée provenait de mon incapacité à comprendre ce que signifie pour l’objet réel externe, une personne réelle, d’être détruit.
39Le nourrisson « dit » à sa mère, « Je t’ai détruit[e], et l’objet est là, qui reçoit cette communication », puis « à partir de là », et de façon inoubliable, il dit : « Hé ! l’objet, je t’ai détruit. » On ne saurait mieux exprimer par des mots avec quels soulagement et joie le nourrisson accueille sa mère qui a survécu et qu’il aime (et dont il se sent aimé) d’une façon jamais éprouvée jusque-là, car pour ce faire la mère doit être perçue comme une personne séparée de lui. Le point d’exclamation est une indication scénique importante.
40Puis le nourrisson s’exclame à nouveau avec fierté et jubilation devant son exploit, cette fois-ci avec plus d’assurance : « …Je t’ai détruit. Je t’aime. Tu comptes pour moi parce que tu survis à ma destruction de toi. »
41À chaque fois que je relis ces mots exubérants, je me souviens comme si c’était hier de l’un de mes propres enfants – il devait avoir six mois environ – assis comme un roi sur sa chaise haute devant son plateau repas. Je me souviens de son large sourire tandis que, me regardant droit dans les yeux, il saisissait le petit morceau de saucisse que j’avais posé sur le plateau pour le jeter par terre de toutes ses forces en criant de joie et d’excitation. Je ramassais le morceau de saucisse et le reposais sur le plateau tout en le regardant droit dans les yeux, tandis qu’il le jetait à nouveau avec un sourire de jubilation et des cris de joie. (Quelques mois auparavant, il s’était mis à jouer à faire coucou, mais pour similaire qu’elle fût, cette activité ludique n’avait pas le même caractère jubilatoire que le jeu où il lançait le morceau de saucisse).
42Mais cette image joyeuse ne coïncide pas avec celle de la « position intermédiaire » (p. 125) entre le mode de relation à l’objet et l’utilisation de l’objet. Je l’associerais plutôt à l’immense soulagement et à la joie ressentis par le nourrisson lorsqu’il découvre que ses objets primaires sont solides, qu’ils peuvent être traités sans considération, avec mépris, désinvolture, insouciance, légèreté, dédain, violence et irrévérence, mais que néanmoins il peut compter sur la survie de l’objet. « Le sujet peut maintenant utiliser l’objet qui a survécu » (p. 125). J’ajouterais que cette image correspond aussi à la réalisation de la permanence de l’objet et de sa constance, ainsi qu’à la capacité de symbolisation, la différenciation entre le monde interne et externe (s’il existe un objet externe, cela suppose qu’il existe un self interne séparé qui éprouve son extériorité), et la séparation entre les aspects conscients et inconscients du psychisme. « Ici s’inaugure le fantasme chez l’individu. » (p. 125)
43Le stade qui précède l’utilisation de l’objet consiste en cette « position intermédiaire » qui est le thème principal de l’essai de Winnicott. C’est dans cette position intermédiaire que « le sujet… détruit l’objet ». Cependant, il y a un « prix à payer » (p. 126) par le sujet (le nourrisson) lors de la destruction de l’objet qui a cours dans le fantasme inconscient. Mais quel est le prix à payer par l’« objet », la mère réelle, un être humain réel, qui, contrairement à un objet-mère interne (une mère fantasmée), éprouve la douleur d’être détruite en tant que mère ?
44Winnicott ne répond pas à cette question, mais il dit quelque chose qui, me semble-t-il, s’y rapporte étroitement, en un énoncé que je trouve essentiel à la compréhension du texte dans son ensemble :
C’est là une position [la position intermédiaire entre le mode de relation à l’objet et l’utilisation de l’objet] à laquelle l’individu ne peut parvenir, lors des premiers stades de croissance émotionnelle, qu’au travers de la survivance effective des objets investis qui, à cette période, sont en cours de destruction parce qu’ils sont réels, et ils deviennent réels parce qu’ils sont détruits (étant détruits et consumés).
46Cette formulation est complexe tant du point de vue de sa structure syntaxique que du point de vue de la structure du paradoxe qu’elle crée. On peut commenter la première partie de cette phrase de la façon suivante : la possibilité de parvenir à l’utilisation de l’objet au cours des premières phases de développement émotionnel dépend exclusivement de la survivance de la personne à laquelle le nourrisson ou l’enfant est lié affectivement (un objet « investi »). Cette pensée apparemment simple semble n’être que la répétition de ce qui a déjà été dit précédemment : l’utilisation de l’objet présuppose la survivance de l’objet. Cependant, les mots qui, selon moi, se détachent le plus dans cette phrase sont « survivance effective ». Winnicott ne s’exprime pas métaphoriquement : l’objet est susceptible de ne pas survivre effectivement (en réalité) du point de vue émotionnel (et peut-être aussi physique).
47Winnicott poursuit sa phrase en déroulant une série d’idées que je considère comme les plus originales de tout le texte : la survivance effective de l’objet correspond à un moment critique où la mère est « en cours de destruction parce qu’[elle est réelle], et [elle devient réelle parce qu’elle est détruite] » (italiques rajoutés par l’auteur). Je reste frappé d’étonnement, encore maintenant, à la lecture de ces mots. J’ai consacré beaucoup de temps à essayer de démêler – en les faisant miennes – ces idées. Que veut dire Winnicott lorsqu’il écrit que l’objet « est en cours de destruction [parce qu’il est réel] » ? Ici, nous n’avons pas d’autre choix que d’« écrire » le texte de Winnicott, car celui-ci reste très évasif quant au développement de ces idées essentielles – il ne fournit aucune explication, mais procède simplement par allusion.
48J’« écrirais » ici que l’objet – l’objet-mère externe réel, qui vit, respire et réagit affectivement – est (inévitablement, inéluctablement) « en cours de destruction » durant le processus de développement qui, à terme, conduira le nourrisson à parvenir à l’utilisation de l’objet. Ce que je cherche à souligner en disant que la mère réelle est en cours de destruction, c’est qu’elle se sent fortement attaquée et « en passe d’être détruite » dans sa capacité à être une mère suffisamment bonne pour son nourrisson. Par moments, Winnicott utilise l’expression « en cours de destruction », tandis qu’à d’autres il utilise un seul mot plus fort – « détruit(e) » – pour décrire l’« objet » (la mère) à ce stade du développement de la relation mère-nourrisson. Je pense que les deux formulations sont exactes en ce sens que, suivant les phases du processus, la mère et le nourrisson éprouvent soit que la mère est en passe d’être détruite, soit qu’elle l’a déjà été.
49Winnicott passe sous silence le fait qu’une part importante de ce qu’éprouve la mère (et de ce qu’éprouve le nourrisson vis-à-vis de sa mère) en tant que mère, est mise en pièces au cours du mouvement qui s’opère de la relation à l’objet à l’utilisation de l’objet. Quelle mère n’aura pas traversé l’épreuve douloureuse de ressentir qu’elle a totalement échoué en tant que mère et, qui plus est, qu’elle a cessé d’être celle qu’elle était avant que son bébé ne naisse ? La destruction de ce qu’éprouve la mère en tant que mère peut revêtir différentes formes, par exemple le fait qu’elle en vienne à ressentir qu’elle n’est pas apte à être une mère dans la mesure où elle incapable de consoler son bébé en détresse, ou bien qu’elle n’est pas suffisamment aimante pour nourrir son enfant au sein, qu’elle est incapable de l’aider à s’endormir bien qu’il ait terriblement besoin de dormir, qu’elle hait son enfant qui la prive des plaisirs dont elle jouissait et des richesses – sa compétence et sa créativité – dont elle tirait fierté avant la naissance du bébé, ou encore passer par les mille et une façons dont un nourrisson ou un enfant peut réellement détruire la croyance de sa mère en sa capacité de mère (et parfois même sa capacité d’être une personne de mérite). Le bébé n’agit pas ainsi dans la tentative d’attaquer ou de détruire sa mère ; il procède ainsi simplement en étant le nourrisson qu’il est, un nourrisson qui se montre impitoyable dans ses demandes physiques et émotionnelles à l’endroit de la mère, demandes qu’aucune mère ne serait jamais capable de satisfaire. Le sentiment qu’éprouve la mère d’être en passe d’être détruite fait simplement partie de son expérience d’être mère pour son nourrisson ou son enfant, expérience qui est tout à la fois banale et inimaginablement intense, douloureuse, épuisante, gratifiante, terrifiante et merveilleuse.
50Le sentiment éprouvé par la mère d’être « en cours de destruction » en tant que mère n’existe pas seulement durant les premiers mois de la vie de la mère et du nourrisson.
51Il perdure tout au long de la vie de la mère et de l’enfant (et du père et de l’enfant à une époque ultérieure), même s’il est souvent plus manifeste lors de la « crise des deux ans » et plus violent à l’adolescence de l’enfant.
52Ma conception de la destruction réelle de la mère s’apparente à l’idée de Loewald (1979), qui a trait au meurtre des parents œdipiens, meurtre qui n’est pas seulement symbolique :
Si nous n’avons pas peur des mots, en tant qu’enfants qui nous affranchissons réellement [en devenant véritablement des adultes indépendants] de nos parents, nous tuons quelque chose de vital en eux – certes pas d’un seul coup ni à tous égards, mais d’une façon qui contribue cependant à leur mort.
54En tant que parents, nous devons accepter d’être tués (psychiquement et physiquement) par nos enfants, « à moins de les diminuer » (Loewald, 1979, p. 395) en interférant avec leur acquisition de l’autonomie. Le stade de développement auquel Loewald fait référence ici est bien plus tardif que celui de l’utilisation de l’objet. Néanmoins, je pense que la conception de Loewald quant à la réalité de la destruction de l’objet (« Nous tuons quelque chose de vital en eux ») s’applique également à la destruction de la mère au cours du processus de développement de la capacité d’utiliser l’objet. La mère n’est pas seulement un agent facilitateur dans le développement chez le nourrisson de la perception de l’extériorité de l’objet (distinct de son propre monde interne), mais également un agent sacrificatoire qui ne doit rien moins que de consentir à se laisser détruire.
55Je me reporterai à présent au deuxième segment de la phrase (il s’agit en fait d’un mouvement de bascule entre deux segments) : « Ils [les objets] deviennent réels parce qu’ils sont détruits » (p. 126). Ici, l’objet est réel parce que (le nourrisson perçoit la façon dont l’objet-mère se sent) détruit. Autrement dit, dans le même temps où la mère est en cours de destruction du fait qu’elle est une personne réelle, le nourrisson perçoit la façon dont la mère se sent détruite en tant que mère. Il éprouve la douleur que ressent réellement sa mère (en tant que personne réelle et non comme création omnipotente du bébé) alors qu’elle est en passe d’être détruite. C’est une phase critique de la période qui va du mode de relation à l’objet à l’utilisation de l’objet : le nourrisson perçoit dans le regard de sa mère, entend dans sa voix et ressent à la façon dont elle le porte, la douleur qu’elle éprouve à se sentir en passe « d’être détruit(e) ».
56Rien n’est plus important pour un nourrisson ou un enfant que l’état émotionnel conscient et inconscient de sa mère auquel il est exquisément sensible (Beebe & Lachmann, 2004 ; Fraiberg, 1980 ; Green, 1986 ; Winnicott, 1960, 1963). L’inscription chez le nourrisson de la douleur qu’éprouve sa mère – et la réaction émotionnelle que cela suscite en lui – à se sentir en passe d’« être détruite » (dans sa capacité d’être mère) est un aspect essentiel de la « position intermédiaire » entre le mode de relation à l’objet et l’utilisation de l’objet. La mère « devient réel[le] parce qu’elle est détruit[e] », en ce sens qu’elle devient réelle aux yeux du nourrisson, dans la mesure où son sentiment d’« être détruite » devient réel pour le nourrisson.
57On a affaire en même temps au « processus » de survivance de la mère parce qu’elle est réelle. Elle est capable de survivre à sa destruction précisément en raison du fait qu’elle est une personne réelle – une adulte aux émotions mûres (et primitives), idées et qualités psychologiques propres, qui contribuent à son expérience d’être détruite réellement en tant que mère et de survivre réellement à sa destruction. Autrement dit, en tant qu’elle existe comme sujet adulte séparé de son bébé, elle est à même de survivre au sentiment de n’avoir que le nom de mère, ce qui passe par la mobilisation de ses propres capacités conscientes et inconscientes pour retrouver son sentiment d’être une mère suffisamment bonne, même au moment où elle est en passe d’« être détruite » en tant que telle.
58Afin que la mère et le nourrisson puissent réussir à composer avec ce terrain émotionnel, la mère doit non seulement pouvoir survivre à la douleur d’être détruite, mais également parvenir à le signifier. Cette communication s’exprime grâce aux multiples façons qu’elle a d’être vivante et aimante avec son bébé – ce que ce dernier attend anxieusement (après l’avoir détruite) et qu’il fête une fois qu’il l’a trouvé.
59D’autres personnes dans l’entourage de la mère peuvent aussi l’aider à survivre à la destruction, par exemple son mari, sa propre mère, sa grand-mère, son analyste – qui peut lui apporter au propre et/ou au figuré des moments de repos ou de sommeil durant lesquels « rêver » (Bion, 1962) – c’est-à-dire réaliser un travail psychique inconscient à partir de l’expérience de sa destruction par l’enfant, comme à partir de celle de sa survivance à cette destruction. Pour survivre à la destruction, la mère peut également trouver de l’aide du côté de ses objets internes inconscients, qui dérivent de l’expérience qu’elle a tirée des personnes qui se sont occupées d’elle du temps de sa prime enfance et de son enfance et qui ont survécu à ses propres tentatives de destruction. [3]
60La phrase que j’ai citée précédemment s’achève par une parenthèse – les objets qui deviennent réels parce qu’ils sont détruits, deviennent également « détruits et consumés ». Autrement dit, la « destruction » de la mère et sa survivance à la destruction encouragent le nourrisson à se sentir suffisamment en sécurité pour estimer que sa mère est superflue, accessoire, inutile et hors de propos. Il sait qu’elle survivra à cette expérience.
61Tout comme la capacité qu’a la mère de survivre à la destruction pour elle-même et pour son nourrisson est le pilier du processus de développement chez le bébé de la capacité d’utiliser les objets, dans la situation analytique,
[…] l’analyste, la technique analytique, et le cadre analytique interviennent tous en tant qu’ils survivent, ou ne survivent pas, aux attaques destructrices du patient. Cette attaque destructrice correspond à la tentative que fait le patient pour placer l’analyste hors du contrôle omnipotent, c’est-à-dire dehors, dans le monde. S’il ne fait pas l’expérience de la destructivité maximale (objet non protégé), le sujet ne place jamais l’analyste au dehors, c’est pourquoi il ne pourra rien faire de plus que l’expérience d’une sorte d’auto-analyse, utilisant l’analyste comme une projection d’une partie de son soi.
63Le ton de Winnicott est plus ferme ici. L’analyste doit survivre à la « destructivité maximale (objet non protégé) ». Autrement dit, l’analyste ne doit pas entraver les attaques destructrices du patient, ni se mettre sur la défensive en ayant recours, par exemple, à des interprétations défensives visant à désamorcer l’intensité des affects du patient. (Winnicott fait allusion ici à l’idée que j’ai déjà soulignée précédemment : « Je suis consterné quand je pense aux changements profonds que j’ai empêchés ou retardés chez des patients… par mon besoin personnel d’interpréter », pp. 120-121). Il est important de ne pas assimiler ici la destructivité à la colère. Le patient n’est pas nécessairement en colère lorsqu’il ignore ou rejette l’analyste, ou encore lui fait ressentir qu’il est de trop. Le désir de vengeance de la part de la mère/analyste est parfaitement compréhensible – nous avons tous, en tant que parents et analystes, ressenti le désir de nous venger face à l’expérience répétée de notre destruction comme parents et analystes. Mais il existe certaines périodes au cours du processus qui va du mode de relation à l’objet à l’utilisation de l’objet où, quelles qu’elles soient, les représailles sont ressenties par le nourrisson ou le patient comme des attaques contre sa santé mentale (plus précisément, son psyché-soma). Dans de telles circonstances, les représailles réelles de la part de la mère/analyste déclenchent un processus pathogène qui peut devenir irréversible, s’il n’est pas identifié et abordé avec tact et conviction :
Ces attaques, l’analyste peut avoir beaucoup de mal à les supporter, surtout quand elles prennent une forme délirante ou si l’analyste se trouve manipulé au point de finir par faire des choses techniquement mauvaises (par exemple, ne pas être fiable au moment où ce qui compte, c’est de l’être ; ou survivre, au sens de demeurer vivant en l’absence de toutes formes de représailles).
65Dans ce passage, Winnicott examine pour la première fois la question de la souffrance que ressent l’analyste (et par extension, la mère) en réponse aux attaques destructrices du patient à son égard, mais il ne va pas jusqu’à reconnaître que la perception que le patient a de la souffrance de l’analyste, et sa réaction à celle-ci, sont le principal moyen par lequel l’analyste/mère devient réel(le) pour le patient/nourrisson. Comme je l’ai souligné, je pense que la perception qu’a le patient/nourrisson de la souffrance de l’analyste/mère, ainsi que sa réaction à celle-ci, sont un moment crucial dans le mouvement qui va du mode de relation à l’objet à l’utilisation de l’objet.
66Pour résumer, l’idée que la mère est en passe d’être détruite parce qu’elle est réelle me laisse penser que la mère ne peut être détruite que parce qu’elle est réelle – une personne réelle à même de ressentir la souffrance d’être détruite en tant que mère suffisamment bonne. Et elle devient réelle parce qu’elle est détruite, au sens où le nourrisson est capable de ressentir la réalité de la souffrance qu’elle éprouve (en tant que personne séparée) à être détruite (en tant que mère). De plus, elle survit parce qu’elle est réelle, au sens où seule une personne réelle qui vit dans le monde extérieur, en dehors de l’aire de la subjectivité du nourrisson, est à même d’être détruite et également de survivre en tant que présence vivante qui continue d’aimer son bébé et continue d’être affectivement présente à ses côtés, et est capable de rêver (d’accomplir le travail psychologique inconscient nécessaire) l’expérience de la destruction et celle de la survivance à la destruction.
Pas tout à fait terminé : un point théorique
67Winnicott commence la dernière partie de son texte par une déclaration personnelle qui rappelle l’écriture de son introduction. Il dit :
J’ai maintenant presque tout dit de ce que je voulais dire. Pas tout à fait, cependant, car je ne saurais tenir pour acquise l’acceptation [de la part du lecteur] du fait que la première impulsion dans la relation du sujet à l’objet (objectivement perçu, non subjectif) est destructrice [mais cette forme de destructivité ne constitue pas une réaction agressive à la réalité].
69Puis, plus loin dans le texte, il développe cette idée :
La théorie orthodoxe suppose toujours que l’agressivité est réactionnelle à la rencontre avec le principe de réalité alors qu’en fait, c’est la pulsion destructrice qui crée la qualité de l’extériorité. C’est là le point central de mon argumentation.
71Winnicott est très préoccupé à l’idée que le mot de « destruction » qu’il utilise n’induise le lecteur à croire qu’il considère que le nourrisson réagit à la réalité avec agressivité. Pour Winnicott, c’est justement l’inverse : la destruction n’est pas une réaction à la réalité, elle « crée » la réalité (« la qualité de l’extériorité ») :
Le postulat central de cette [sa propre] thèse est le suivant : lorsque le sujet ne détruit pas l’objet subjectif (matériel de projection), la destruction apparaît et devient un trait essentiel, pour autant que l’objet soit objectivement perçu, ait son autonomie et relève de la réalité « partagée ».
73Comme je l’ai souligné précédemment, j’en suis venu à réaliser quelque chose que je n’avais pas su jusqu’à présent formuler pour moi-même : Winnicott a donné une acception nouvelle au mot de destruction, qui diffère à la fois de sa signification usuelle et du sens que lui ont prêté les autres psychanalystes. Cependant, le sens de ce mot demeure insaisissable, car Winnicott ne le définit jamais ; à la place de cela, il exprime le sens de ce mot uniquement à travers la façon dont il l’utilise dans la phrase. Qui plus est, ce mot acquiert différentes modulations de sens au fur et à mesure que le texte se déploie.
74C’est le traitement particulier que Winnicott réserve au terme de destruction – qu’il réinvente et définit uniquement à travers la façon dont il l’utilise en lui octroyant de nouvelles significations au fur et à mesure qu’il avance – qui rend la compréhension du texte extrêmement difficile et son commentaire quasi impossible. Par conséquent, cela m’oblige à créer ma propre appréhension du terme de destruction. Le sens que j’en tirerai différera de celui que vous lui accorderez, vous en tant que lecteur, et variera encore lorsque je relirai demain l’article de Winnicott.
75Pour en revenir au texte, dans le dernier passage que j’ai cité, Winnicott dit, « la destruction apparaît » (phrase que j’ai relevée précédemment), une formulation qui exprime de manière élégante l’idée que le nourrisson détruit la mère sans colère et sans l’intention de la détruire. La destruction « apparaît » du fait qu’un nourrisson ou un enfant bien portant demande (exige !) beaucoup de sa mère, bien plus qu’une mère n’est capable de donner.
76Le lecteur doit garder présent à l’esprit cette acception du terme de destruction lorsqu’il retrouvera plus loin dans le texte la phrase où Winnicott parle des « attaques destructrices du patient » (p. 127) auxquelles l’analyste doit survivre. Les deux phrases – « la destruction apparaît » et les « attaques destructrices du patient » – deviennent, sous la plume de Winnicott, deux facettes coexistantes de la « destruction », qui correspondent l’une et l’autre à des aspects du processus au cours duquel le nourrisson ou le patient « crée la qualité de l’extériorité ». La destruction peut prendre la forme d’une attaque lorsque le patient (ou le nourrisson) se sent piégé dans un monde solipsiste et confiné et ressent la force de la « pulsion » (p. 130) qui le pousse à se frayer un chemin à travers la réalité extérieure. Même lorsque les « attaques destructrices » (p. 127) sont lancées contre « l’analyste, la technique analytique et le cadre analytique » (p. 127), et Winnicott insiste là-dessus, « il n’y a pas de colère dans la destruction de l’objet » (p. 130). La destruction apparaît simplement dans la relation mère-nourrisson alors même que ce dernier est poussé (s’il est en bonne santé) du côté de l’utilisation de l’objet.
Bien que j’utilise le mot destruction, on voit que la destruction effective se situe du côté de l’objet s’il n’arrive pas à survivre. Sans cet échec de la part de l’objet, la destruction reste potentielle. Le mot « destruction » est nécessaire, non en raison de l’impulsion destructrice du bébé, mais de la propension de l’objet à ne pas survivre, ce qui signifie également un changement dans la qualité, dans l’attitude.
78Dans les deux premières phrases, Winnicott évoque l’idée de l’« échec » de la part de l’objet qui ne parvient pas à survivre ; dans la troisième, il utilise une autre formulation : « la propension… à ne pas survivre ». Je trouve personnellement que cette formulation, « la propension… à ne pas survivre », est plus adéquate que celle qui parle d’« échec » (en raison de l’idée de jugement associée au mot « échec »), lorsque nous avons affaire à une rupture de la relation mère-nourrisson. Je pense qu’il est crucial qu’en tant qu’analystes nous ne portions pas de jugement sur la propension de la mère (ou notre propre propension) à ne pas survivre à la destruction.
79Il n’est pas facile d’être mère ou analyste, surtout lorsqu’on est confronté à la destruction. Dans ses émissions radiophoniques à la BBC ainsi que dans ses ouvrages destinés au grand public (Winnicott, 1969b), Winnicott a essayé d’aider les mères et les pères à devenir plus tolérants envers eux-mêmes comme parents (y compris à l’endroit de leurs sentiments de colère et d’échec aux prises avec leur bébé). Dans son article, « La haine dans le contre-transfert » (1947), Winnicott s’efforce de faire quelque chose de semblable pour les analystes. Peut-être la plupart des analystes ont-ils l’humilité d’admettre qu’ils ne sont pas capables d’aider tous les patients qu’ils ont accepté de prendre en analyse. Ce qui est plus difficile à admettre, c’est qu’à certains moments, nous ne sommes pas en mesure de survivre à la destruction au cours d’une cure que nous conduisons, et que malgré le tort que nous causons au patient aussi bien qu’à nous-mêmes, nous continuions de travailler avec le patient (sans même parfois chercher de l’aide auprès d’un collègue ni reprendre une tranche d’analyse personnelle). Je reviendrai plus en détail sur cet aspect du travail analytique dans la partie clinique de mon article.
80Avant d’aborder cette partie consacrée au travail clinique, j’aimerais rendre explicite un point théorique dont Winnicott ne traite pas. Réussir à utiliser l’objet, tel que je le conçois, n’implique pas seulement un état d’esprit qui « crée la qualité d’extériorité » (p. 130), mais également un état d’esprit qui crée le psychisme inconscient lui-même (au sens où le psychisme conscient se différencie du psychisme inconscient). Au stade du mode de relation à l’objet, il n’existe pas encore de différence entre le psychisme conscient et inconscient : le nourrisson n’est pas à même d’établir une distinction entre ses pensées et ses sentiments d’une part, et ses perceptions du monde de l’autre. C’est à partir de la réalisation de l’utilisation de l’objet que naît le fantasme inconscient (« Ici s’inaugure le fantasme chez l’individu », p. 125).
81Ayant dit que la découverte de l’extériorité permet la différenciation entre les aspects conscients et inconscients du psychisme, j’ajouterai que je suis en désaccord avec la conception de Winnicott quant au fait que la destruction de la mère se poursuit « tout le temps dans [le] fantasme inconscient » (p. 125), idée qu’il reformule un peu plus loin différemment : « L’objet dans le fantasme est toujours en train d’être détruit. » (p. 130) A contrario, suivant ma conception de la « destruction de la mère » lors de la « position intermédiaire » entre le mode de relation à l’objet et l’utilisation de l’objet, l’expérience de la destruction de la mère et de sa survivance ne sont pas des fantasmes inconscients, mais des réalités que la mère éprouve, que le nourrisson perçoit et auxquelles il réagit. La perception de la part du nourrisson de la destruction de sa mère (sa perception à lui de ce qu’elle ressent quant à sa défaillance en tant que mère) et la perception de sa survivance sont toutes deux aussi réelles qu’essentielles au processus au moyen duquel le nourrisson « crée la qualité d’extériorité ». Dans la mesure où ces expériences de destruction et de survivance sont réelles, elles demeurent non pas dans « le fantasme inconscient » en tant que tel, mais dans la mémoire inconsciente qui se développe dans le fantasme. Ce que j’entends par cette « mémoire inconsciente qui se développe dans le fantasme » est l’inscription dans la mémoire inconsciente d’une expérience réelle, qui fait ensuite l’objet d’une élaboration fantasmatique inconsciente et subsiste en tant que « toile de fond » (p. 131) de la « destruction [de l’objet] qui s’opère dans le fantasme inconscient » (p. 126). J’inclus également parmi les inscriptions psychiques des événements réels du passé, les événements du passé qui ne sont pas éprouvés au moment de leur survenue, car en raison de leur seuil d’intensité ils dépassent les capacités psychiques de l’individu. Ces inscriptions psychiques d’événements non éprouvés « sont en attente » de circonstances (un environnement contenant propice au holding tel que celui que crée le cadre analytique) qui permettront de donner vie (Winnicott, 1974 ; Faimberg, 2013 [1998]) à des tranches de « vie non vécue » (Ogden, 2014).
Deux discussions cliniques
Jouer au docteur
82Monsieur B., un homme vers la fin de la quarantaine, est venu me consulter avec une demande d’analyse, disant qu’il « avait besoin d’aide » pour des problèmes dans sa vie qui lui semblaient à présent « au-delà de toute réparation possible ». Il ne pouvait pas dire précisément en quoi consistaient ces problèmes, mais le sentiment qu’il évoquait le plus souvent avait trait à son « désespoir ». Comme s’il se conformait à ce qu’il pensait que j’attendais de lui, il me parla de ses parents et de sa fratrie, mais d’une façon telle que je n’arrivais quasiment pas à me représenter qui étaient vraiment ces personnes, exception faite de sa jeune sœur, qu’il me décrivit comme étant dépendante à l’alcool et aux drogues, mère d’un petit garçon et, par moments, sans domicile. Elle refusait toute aide.
83Tandis qu’il me parlait de sa sœur, une image me traversa l’esprit, celle d’une jeune fille escaladant le parapet du Golden Gate Bridge pour mettre fin à ses jours. Je me surpris alors à penser que les médias ne diffusent pas de nouvelles concernant le suicide de ceux qui se jettent du pont, afin de ne pas entrer en collision – pensais-je – avec le désir de reconnaissance de la part de la personne, preuve qu’elle avait bien existé et qu’une douleur terrible l’avait poussée à mettre fin à ses jours. Je soupçonnais que M. B. avait un besoin de reconnaissance tel, qu’il était prêt à renoncer à sa vie (ou à la mienne) pour y parvenir.
84Je pensais en mon for intérieur qu’accepter de le prendre en analyse revenait à suivre un patient suicidaire ou (homicide).
85Je dis à Monsieur B. : « J’ai l’impression que vous voulez me signaler que quelque chose s’est terriblement mal passé au sein de votre famille et que la douleur que cela a entraîné a été insupportable. »
86Monsieur B. me dit d’une voix atone : « Je suppose que cela a été le cas pour ma sœur. »
87Un peu plus tard dans le cours de la séance, je lui dis : « Je présume que votre décision de venir me voir pour commencer une analyse a été l’une des choses les plus difficiles que vous ayez faite dans votre vie. »
88Il marqua une pause, puis dit « Oh », d’une manière qui me fit ressentir, pour la première fois depuis le début de la séance, que nous étions parvenus, lui et moi, à établir un contact d’ordre émotionnel, bien qu’il fût fragile. Ce fut seulement à ce moment-là que je pris la décision d’accepter sa demande d’analyse.
89Durant les premiers temps de l’analyse, Monsieur B. me raconta que sa mère avait coutume de s’habiller bizarrement et qu’elle disait des choses incompréhensibles en se tenant debout, seule au milieu de la pièce. Il s’efforçait de demeurer insensible face à elle et n’invitait jamais personne chez lui pour « ne pas avoir à la regarder à travers les yeux des autres. » Il passait le plus clair de son temps seul, dans sa chambre ou dans les champs derrière la maison. Sa sœur, qui avait trois ans de moins que lui, avait « fait cause commune » avec leur mère, lui racontant par le menu détail tous les faits de sa journée, leur mère « buvant » toutes ses paroles.
90Au cours de ces premières années, j’eus l’impression d’apprendre des choses « sur » la vie du patient, mais je ressentais en même temps que je ne le connaissais pas vraiment et que lui non plus ne me connaissait pas. J’étais patient avec lui, toujours conscient de sa peur de révéler aux autres la psychose de sa mère, ainsi que sa propre psychose. Un jour, le patient commença la séance en disant qu’il y avait quelque chose dont il voulait me parler depuis longtemps, mais qu’il en avait honte. Il me dit que sa sœur et lui avaient « joué au docteur » à l’époque où il avait 8 ans et sa sœur 5. Monsieur B. sanglotait tout en me racontant qu’il avait observé, mais pas touché, les organes génitaux de sa sœur. Sa peur n’avait eu d’égal que sa curiosité. Il dit qu’il savait qu’il lui avait causé « un dommage permanent ».
91Après que Monsieur B. m’eut raconté son « secret honteux », j’eus le sentiment qu’il mettrait prématurément fin à l’analyse, maintenant qu’il s’était délesté du poids de ce secret. Bien que ses sentiments de désespoir se fussent quelque peu atténués, je sentais qu’il était à bien des égards absent de sa propre analyse. Nous ne parlions que rarement de façon vivante. Lorsque je parlais, il me semblait souvent que ma voix manquait étrangement d’épaisseur et de substance. La plupart du temps, au cours de nos séances, je me sentais perdu et désorienté. Monsieur B. s’était montré un rêveur prolifique au début du traitement et nous avions partagé de temps à autre un sentiment de découverte lorsque nous évoquions ses rêves, mais à présent cela faisait longtemps qu’il ne m’avait pas raconté de rêve.
92C’est à cette époque que je me sentis gagné par l’inquiétude – mais sans que j’établisse de lien entre cet état et mon travail en séance avec Monsieur B. – dans le cadre de ma pratique comme consultant auprès d’analystes travaillant avec des patients psychotiques. J’avais le sentiment que je n’étais plus en phase avec cette clinique qui avait été la mienne autrefois, mais qui avait disparu de ma pratique actuelle. Je surfais donc sur ma réputation, plutôt que sur une véritable expertise. Bref, je n’étais qu’un imposteur. C’était un sentiment profondément dérangeant qui finit par s’étendre à d’autres domaines de ma vie.
93Au cours de cette période, Monsieur B. arriva en retard à plusieurs reprises, ce qui n’était pas dans son habitude. Au moment où j’ouvrais la porte de la salle d’attente, je sentais mon patient jeter un regard scrutateur sur mon visage. Il avait presque toujours eu coutume de baisser les yeux quand il me voyait entrer. Je me demandais s’il avait perçu que quelque chose me préoccupait et s’il arrivait en retard pour me ménager en me donnant un moment de « répit » où je n’aurais pas à m’occuper de lui.
94Au début d’une de ces séances, je me mis à repenser au récit de mon patient sur le « jeu du docteur » auquel il se livrait avec sa sœur. Je commençai à le percevoir autrement. Il me semblait maintenant que le « dommage permanent » qu’il avait évoqué, avait davantage trait au dommage qu’il avait lui-même subi de la part de sa mère psychotique qu’à celui qu’il avait fait subir à sa sœur. Je soupçonnais que le patient avait tenté de me faire part de quelque chose de très intime et important pour lui, que je n’avais pas été capable d’entendre pleinement jusqu’à présent : son terrible secret relatif au jeu du docteur était une version déguisée, presque une image de rêve, de sa tentative d’être un docteur pour soigner sa mère et la guérir de sa psychose.
95Dans cette variante plus profonde et inconsciente de l’histoire/image de rêve du « jeu du docteur » avec sa mère, il est curieux et effrayé d’entrevoir son monde interne psychotique, mais il n’ose pas y pénétrer, car s’il s’y risquait, il ne pourrait plus jamais s’échapper, et s’y perdre, comme sa sœur. Bien qu’il « le sût » – pensais-je –, Monsieur B. se sentait profondément triste et coupable à l’idée d’avoir été incapable de soigner sa mère (et sa sœur très perturbée), et ces échecs constituaient son terrible secret.
96Je réalisai alors que mes propres sentiments d’échec (ce que j’appellerais maintenant « le sentiment d’être détruit ») en tant que médecin entraient en résonance avec ceux du patient. Je n’étais pas (je n’avais pas le sentiment d’être) un vrai médecin, j’étais un imposteur – je « jouais au docteur », comme le patient l’avait fait avec sa sœur et (dans son fantasme inconscient) avec sa mère. Je me sentis extrêmement soulagé à l’idée que mes sentiments douloureux d’échec et de fraude correspondaient à la façon dont Monsieur B. essayait de me communiquer quelque chose d’extrêmement important pour lui.
97Durant cette période de mon travail avec Monsieur B., un souvenir me revint. Une de mes amies très proche et âgée avait été hospitalisée quelques mois dans une unité de soins palliatifs. Elle ne se réveillait qu’en de brefs instants pour retomber dans un sommeil qui ne ressemblait pas à un sommeil ordinaire. Lors d’une de mes visites, je lui demandai si elle rêvait dans son sommeil. Après une longue pause, elle me répondit : « Je ne rêve pas, grâce à Dieu. »
98D’une manière inattendue, je dis à Monsieur B. : « Vos rêves me manquent. »
99Il me répondit à travers ses larmes : « Ils me manquent, à moi aussi. »
100Je m’efforcerai de ne pas détruire l’expérience clinique que je viens de décrire en me livrant à des explications. L’expérience que j’ai décrite (ou plus exactement que j’ai écrite) s’est forgée dans mon esprit en s’associant presque aussitôt aux idées de Winnicott, mes idées, nos idées. Ce que j’ai écrit n’est pas une illustration ni, à plus forte raison, une quelconque preuve de quoi que ce soit ; il s’agit d’associations dans mon esprit et peut-être aussi maintenant dans le vôtre. Plutôt que de fournir une explication, je livrerai quelques impressions.
101La psychose fit son apparition quasi immédiatement dès la première séance sous le masque de la sœur du patient, entraînant dans son sillage la peur – sa peur de la psychose mortifère de sa mère, ma peur de la psychose mortifère de mon patient et sa peur de ma psychose mortifère – et l’échec – son incapacité à guérir sa mère, mon incapacité à la guérir lui, notre incapacité à nous réveiller. Et l’esseulement, chez lui comme chez moi, de même qu’un sentiment de solitude qui se développa de part et d’autre. Puis vint la tendresse : il perçut ma détresse, je m’aperçus qu’il l’avait perçue et il s’aperçut que j’avais perçu qu’il s’en était aperçu. Puis les mots : « Vos rêves me manquent », vous me manquez, je vous aime, « Moi aussi ».
L’incapacité de l’analyste à survivre à la destruction
102Au fil des années, j’ai reçu un certain nombre d’analystes venus me consulter au sujet de cures analytiques au cours desquelles ils ont beaucoup de mal à survivre à la destruction. Je ne peux parler qu’en termes généraux, étant donné qu’il m’est impossible de transformer ces cas suffisamment afin de garantir la confidentialité du côté du patient comme de l’analyste. L’analyste est souvent dans un état de grande détresse face à une analyse, qui selon ses dires (et je partage le plus souvent son point de vue), s’écarte de sa pratique habituelle de l’analyse. J’éprouve de la compassion à l’égard du patient et de l’analyste qui se retrouvent dans une telle situation, et du respect envers l’analyste qui a le courage de venir en consultation pour exposer une situation qui lui fait presque toujours honte.
103Winnicott ne mâche pas ses mots lorsqu’il évoque la difficulté de la tâche de l’analyste consistant à aider le patient à créer « l’extériorité elle-même » (p. 127).
105J’aborde ces entretiens avec un analyste venu me consulter, en toute modestie. Après tout, l’analyste connaît l’analysant bien mieux que moi. Si, après une série de consultations, je sens que je peux apporter quelque chose d’utile à l’analyste et son patient, je propose à l’analyste un rendez-vous hebdomadaire au cours duquel nous nous centrons sur l’expérience que fait l’analyste (plutôt que sur sa compréhension) de ce qui se passe entre le patient et lui.
106J’ai tendance à penser que l’expérience que fait l’analyste de son incapacité à survivre dans le champ de la relation analytique est fréquemment vécue par lui comme une attaque de la part du patient.
Ces attaques, l’analyste peut avoir beaucoup de mal à les supporter, surtout quand elles prennent une forme délirante ou si l’analyste se trouve manipulé au point de finir par faire des choses techniquement mauvaises…
108La note de bas de page que Winnicott ajoute à la phrase, « ces attaques, l’analyste peut avoir beaucoup de mal à les supporter », est hautement significative :
Si l’analyste sait, par exemple, que le patient a un revolver, il ne pourra alors, me semble-t-il, faire ce travail.
110En ayant ces mots de Winnicott présents à l’esprit, je reste attentif au fait qu’au niveau de la réalité psychique, l’analyste puisse être porté à croire que le patient est armé, au sens figuré, d’un revolver – c’est-à-dire que le patient est capable de le tuer non seulement psychiquement, mais physiquement. Dans le but d’aider l’analyste à se frayer un chemin plus large à travers les méandres de sa réalité psychique inconsciente, je lui recommande fermement de reprendre son analyse personnelle tout en élaborant les difficultés qu’il rencontre dans son travail avec le patient.
111Dans mon travail de consultation avec un analyste qui éprouve le sentiment d’être détruit, je fais très attention non seulement à l’état émotionnel de l’analyste et de son patient, mais également à l’état physique des deux protagonistes. C’est là, à mon sens, une mesure cruciale du degré de destruction opérant dans l’analyse. L’expérience m’a appris que l’incapacité de l’analyste à survivre à la destruction entraîne souvent chez ce dernier le développement d’une maladie somatique, comme par exemple des migraines, des dermatites ectopiques ou encore une insomnie chronique, de la même manière qu’on assiste fréquemment chez le patient aussi au développement de différentes formes de maladies somatiques et de comportements autodestructeurs.
112Si je constate, après mûre réflexion et sur une longue période de temps, que les dommages psychiques et physiques dont souffrent le patient et l’analyste sont graves et chroniques, qu’ils persistent avec la même intensité malgré le travail approfondi effectué par l’analyste au cours de nos consultations (et, dans certains cas, au cours de son analyse personnelle), je recommande que l’analyste mette terme à son travail avec le patient. Une telle recommandation est une mesure extrême que j’ai rarement eu l’occasion de préconiser en tant que consultant.
113L’élaboration par l’analyste de la façon dont il mettra terme à l’analyse implique de sa part un travail considérable. Mon expérience m’a conduit à penser qu’il est très important que l’analyste transmette au patient (et comprenne lui-même véritablement) que sa décision de mettre fin à l’analyse ne signifie pas que le patient soit « inanalysable » (incapable de bénéficier d’un traitement analytique) ; cela signifie que lui, l’analyste, est incapable d’effectuer un travail analytique fécond avec ce patient. Il peut arriver que le patient accepte que son analyste l’aide à trouver un autre analyste avec lequel il pourra poursuivre le travail de façon fructueuse.
114L’idée que le patient puisse s’adresser à un autre analyste occasionne souvent une blessure narcissique chez le patient et l’analyste. L’un et l’autre éprouvent le sentiment d’être des ratés – le patient s’imagine être un « intouchable » aux yeux des futurs analystes ; et l’analyste s’imagine que le patient et le nouvel analyste le considéreront comme quelqu’un d’incompétent ou, pire encore, que son incompétence en tant qu’analyste se répandra à travers toute la communauté analytique. Bien que ce processus de terminaison de l’analyse soit quelque chose de très douloureux pour les deux protagonistes de la cure, j’ai constaté que ces derniers éprouvent (inconsciemment, voire même consciemment) un sentiment de soulagement à l’idée de mettre fin à une analyse dont ni l’un ni l’autre ne tiraient plus profit depuis longtemps.
115Cela m’attriste en tant que consultant d’avoir à faire face à ce type de situation où un analyste en arrive à la conclusion qu’il lui faut mettre fin à une analyse dans la mesure où il n’a pas été en mesure de survivre à la destruction et a exercé des représailles en réponse à ce qu’il avait éprouvé comme une tentative de la part du patient de le détruire. Mais je suis tout aussi ébranlé lorsque j’ai affaire à un analyste qui n’est pas à même de reconnaître ni son inaptitude à survivre à la destruction ni ses actes de rétorsion manifestes ou latents.
116J’en suis venu à croire que l’une des responsabilités les plus importantes de l’analyste envers son patient est d’être à même de reconnaître (d’affronter le fait que) quand l’analyse est devenue inexorablement destructrice pour le patient, et de mettre fin à la cure s’il est incapable de remédier à une telle situation.
Conclusion
117Ma lecture de « L’utilisation de l’objet et le mode de relation à l’objet au travers des identifications » m’a conduit à penser que tout au long du processus où l’objet « est en cours de destruction parce qu’il est réel » et où « il devient réel parce qu’il est détruit », il (c’est-à-dire initialement la mère) est en cours de destruction parce que cet objet-mère est capable d’éprouver qu’il est en train d’être détruit sur le plan émotionnel (en tant que personne réelle capable d’éprouver qu’elle est en train d’être détruite en tant que mère). Au même moment, l’objet (la mère) devient réel pour le nourrisson au cours du processus où il perçoit la réalité du sentiment de destruction qu’éprouve la mère de même que sa survivance psychique face à cette destruction. Elle est capable de survivre « parce qu’[elle] est réelle » – parce qu’elle est capable d’effectuer un travail psychologique inconscient sur les sentiments qu’elle éprouve face à cette destruction et à sa survivance.
118J’ai tendance à croire aussi que le processus qui conduit à l’utilisation de l’objet implique non seulement la création de « la qualité de l’extériorité » (p. 130), mais également celle du psychisme inconscient lui-même (la différenciation entre les parties conscientes et inconscientes du psychisme) et du self.
119Par contre, je ne partage pas l’avis de Winnicott lorsqu’il dit que la mère continue d’être détruite « tout le temps dans [le] fantasme (inconscient) » (p. 125). Je dirais, quant à moi, que la destruction de la mère et sa survivance persistent non en tant que fantasme inconscient (p. 130), mais en tant que souvenir inconscient (élaboré dans le fantasme inconscient) de la mère en passe d’être réellement détruite et qui survit réellement à la destruction.
Bibliographie
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Winnicott, utilisation de l’objet, destruction, destruction de l’objet, survie de l’objet, relation d’objet
Mise en ligne 18/12/2017
https://doi.org/10.3917/lapsy.171.0097Notes
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[1]
Article paru sous le titre : Destruction reconceived : On Winnicott’s « The Use of an Object and Relating through Identifications ». Int. J. Psychoanal. (2016) 97 : 1243-1262, traduit par Danielle Goldstein et relu par Patricia Waltz.
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[2]
Winnicott (1971). (Ndt : la traduction française de Jeu et réalité paraîtra en 1975).
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[3]
Ndt : La syntaxe du fragment que nous analysons – « sont [en passe d’être détruits] parce qu’ils [les objets] sont réels, et ils deviennent réels parce qu’ils sont détruits » – est significative, car le verbe détruire est utilisé à deux reprises à la voix passive (détruit). Par élimination dans la phrase du sujet (le nourrisson) et de la voix active du verbe (détrui[re]t), la « destruction apparaît » (p. 126) simplement. L’idée implicite est que le nourrisson ne détruit pas l’objet intentionnellement ; ce que Winnicott souligne par la suite, c’est que « la destruction apparaît et devient un trait essentiel, pour autant que l’objet soit objectivement perçu » (p. 126). C’est ainsi que Winnicott introduit subtilement une idée par le biais d’une structure syntaxique. Ce faisant, il permet au lecteur de se familiariser avec cette idée avant de lui donner une formulation plus explicite.