Notes
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[1]
Article paru sous le titre “Anna Freud and the Holocaust : Mourning and survival guilt”, Int J Psychoanal (2014) 95 : 1183 -1210. Traduit par Anne Rosenberg et relu par François Gross.
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[2]
Les recherches dans les archives Sigmund Freud à la librairie du Congrès et au musée Freud à Londres n’ont pas permis de déterminer la date exacte à laquelle Anna Freud a reçu cette lettre. Je remercie Harold Blum M.D. de son aide.
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[3]
Ndt. : « altruistic surrender » dans le texte anglais. Anne Berman traductrice en français de l’ouvrage princeps d’Anna Freud « Le moi et les mécanismes de défense » a forgé l’expression de « cession altruiste » des pulsions.
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[4]
Ndt. : En anglais, oxygen tank (réservoir à oxygène) mène par association à marksman (tireur d’élite).
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[5]
Ndt. : « Homonucleus » dans les notes écrites d’Anna Freud, au lieu de homunculus, version miniature d’un être humain, puisque les associations d’Anna vont vers Faust.
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[6]
Blomfield (1991) propose une autre perspective de ce rêve.
Introduction
1 Le 4 Juin 1938, Anna Freud accompagnée de Sigmund Freud, son vieux père atteint d’un cancer, d’autres membres de sa famille, un médecin et une femme de ménage ont été autorisés à quitter Vienne occupée par le gouvernement allemand nazi qui avait annexé l’Autriche le 11 mars de la même année. Les Freud avaient été harcelés et menacés par la Gestapo. Ils n’ont réussi à s’exiler en Angleterre que grâce aux interventions de plusieurs gouvernements et de personnalités célèbres non juives comme Marie Bonaparte, princesse de Grèce, William Bullock, ambassadeur des États-Unis en France et Ernest Jones, président de l’Association Psychanalytique Internationale. Par contre, quatre tantes d’Anna, les sœurs de Sigmund Freud - Adolphine (Dolphi), Marie (Mitzi), Regine (Rosa) et Pauline (Pauli) - durent rester à Vienne. Toutes trouvèrent la mort dans les camps de concentration nazis. Il est vraisemblable qu’Anna Freud aurait subi le même sort si elle était restée à Vienne. Ainsi, Anna Freud peut-elle être considérée comme une survivante de l’Holocauste juif sauvée par des non-juifs.
2 L’objectif de cet article est d’étudier, en référence à la psychologie des victimes d’un traumatisme psychique de masse, la période de la vie d’Anna Freud après qu’elle eut appris par la Croix Rouge la mort de ses tantes (Kristal, 1968 ; Niederland, 1968). Je souhaite particulièrement interroger l’influence de la culpabilité du survivant dans ses efforts d’autoanalyse et dans le deuil complexe de son père au cours de ces mois de 1946. Elisabeth Young-Bruehl a écrit une analyse détaillée et approfondie de cette période sous l’angle des nombreux deuils de personnes importantes auxquels Anna a été confrontée, et particulièrement, au deuil de son père. Je souhaite compléter l’étude de Young-Bruehl en soulignant la place particulière que la culpabilité de survivant de l’Holocauste a pu prendre dans son travail de deuil. Puis j’examinerai sa féconde contribution à la psychanalyse dans la période d’après-guerre en la décrivant comme à la fois innovante et conservatrice. J’étudierai cette contradiction apparente à la lumière de l’élaboration qu’elle effectuait, au cours de cette période de 1946, de sa relation complexe à son père. Enfin, je noterai comme une ironie du sort qu’elle n’ait jamais modifié sa conception de l’altruisme bien que l’altruisme des autres ait contribué à la sauver des Nazis.
Menace et fuite
3 La manière dont les Freud ont été traités par les nazis et les circonstances de leur fuite à Londres sont bien connues et bien renseignées (Cohen, 2012 ; Edmundson, 2007 ; Gay, 1988 ; Jones, 1957 ; Maddox, 2006 ; Schur, 1972 ; Young-Bruehl, 1988). Deux romans parus récemment reprennent les évènements discutés dans cet article du point de vue du rôle sacrificiel des femmes dans la famille Freud (Rosen, 2004 ; Smilevski, 2012). Répéter ici ces évènements établira le contexte particulier dans lequel Anna et sa proche famille ont survécu à l’Holocauste et comment ils ont été sauvés. Il est particulièrement important de faire le point sur ce que l’on sait du fait que les quatre tantes d’Anna Freud soient restées à Vienne.
4 De prime abord, Sigmund Freud n’avait pas souhaité quitter Vienne, même après l’annexion de l’Autriche par les Nazis, il sous-estimait les intentions meurtrières des Nazis envers les Juifs. Le bureau de son fils Martin Freud avait été saccagé, les Nazis autrichiens avaient volé des sommes d’argent considérables à Sigmund Freud et la maison d’édition qu’il dirigeait était assiégée et administrée par un Kommissar nazi. Ernest Jones était venu à Vienne depuis Londres et Marie Bonaparte depuis Paris pour venir en aide aux Freud. Dorothy Burlingham, qui vivait dans le même immeuble que les Freud, était en contact permanent avec John Wiley de l’ambassade américaine à Vienne. William Bullit, l’ambassadeur américain en France et co-auteur avec Freud d’un livre sur Woodrow Wilson, était aussi informé de la situation dangereuse des Freud et tenait à son tour le Président Roosevelt au courant. Même l ‘ambassadeur d’Italie en Autriche avait pris la défense des Freud auprès de Mussolini sous l’influence d’un analyste italien, Edoardo Weiss (Schur, 1972). Les brutes nazies avaient tabassé un vieil homme appelé Freud parce qu’ils l’avaient confondu avec le célèbre Professeur. Le 22 mars 1938, les Nazis sont venus dans la maison des Freud et quatre soldats SS en armes emmenèrent Anna à la Gestapo. Sigmund Freud était trop malade pour être interrogé, aussi est-il significatif qu’Anna ait été emmenée comme représentante de la famille Freud et comme chef de famille en quelque sorte. Martin et Anna avaient obtenu du poison de la part de Max Schur, à prendre en cas de torture ou d’internement (Schur, 1972). Au quartier général de la Gestapo, Anna avait été isolée, seule sur un banc. Plus tard, elle avait pu rejoindre un groupe et enfin elle avait été interrogée et relâchée dans la soirée. C’était un moment particulièrement dangereux et on savait que beaucoup de gens qui allaient à la Gestapo n’en revenaient pas (Edmundson, 2007 ; Schur, 1972).
5 Pour pouvoir quitter l’Autriche, les Freud devaient répondre à des exigences nazies telles que payer une taxe substantielle. Ils avaient aussi besoin d’un permis d’entrée en Grande Bretagne alors que ce pays était réticent à accepter les réfugiés juifs du continent. Fin mars, Jones négocia avec le gouvernement britannique des papiers pour 18 adultes et 6 enfants, selon une liste préparée par Freud. Il réussit à obtenir ces papiers avec l’aide de son beau-frère, William Trotter de la Royal Society ainsi que du Ministre de l’intérieur, Sir Samuel Hoare, qui faisait partie du même club de patin à glace que Jones (Edmundson, 2007 ; Maddox, 2006). Grâce à la persévérance de plusieurs gouvernements et d’Ernest Jones, de Marie Bonaparte et de Dorothy Burlingham, les Nazis finirent par accorder les visas de sortie et le reçu de paiement de la taxe pour la plupart des membres de la famille Freud.
6 C’était un crime grave de posséder de l’argent à l’étranger et bien que ce soit effectivement son cas, Freud ne pouvait pas dévoiler cette information. Le Nazi officiellement en charge de sa maison d’édition, Anton Sauerwald, avait découvert cela mais ne l’a jamais révélé à la Gestapo (Edmundson, 2007 ; Schur, 1972). Sinon, il est probable que les Freud n’auraient jamais été autorisés à partir. Sauerwald, un chimiste, admirait Josef Herzig, son ancien professeur de chimie, un juif, qui était aussi un ami de Freud. Bien que nazi engagé, Sauerwald a joué un rôle important dans la fuite de la famille Freud à Londres (Cohen, 2012). Après le départ de Freud, il a même rendu fréquemment visite aux sœurs de Freud dans leurs appartements jusqu’à ce qu’il soit mobilisé dans l’armée (Schur, 1972). Après la guerre, quand il a été accusé de crime de guerre par Harry Freud, le fils d’Alexander, Anna Freud et Marie Bonaparte ont témoigné de son aide dans le sauvetage de la famille Freud. Il a été acquitté puis relâché (Cohen, 2012).
7 Ont été autorisés à quitter Vienne : Sigmund et Martha Freud ; la sœur de Martha, Minna ; la fille de Freud, Mathilde et son mari ; le fils de Freud, Martin, sa femme et deux enfants ; son petit-fils Ernst Halberstadt ; Anna Freud ; Dr Josephine Stross en tant que médecin de Freud à cause de la soudaine crise d’appendicite de Max Schur ; et Paula Fichte, la gouvernante. Mitzi, l’employée de maison était initialement sur la liste mais il n’est pas certain qu’elle ait fait le voyage. Ainsi ils étaient au départ 10 ou 11 adultes et 3 enfants, suivis après son rétablissement, par le Dr Schur, sa femme et deux enfants – donc au total 12 ou 13 adultes et 5 enfants. Même la collection d’antiquités de Freud avait été autorisée à partir après que Marie Bonaparte a payé une taxe sur sa valeur estimée. Ceci avait été facilité par le conservateur du Musée de culture et d’histoire de Vienne, Hans von Demel : il avait beaucoup sous-évalué l’estimation (Edmundson, 2007) et Sauerwald l’avait soutenu.
Le destin des tantes
8 On ne sait pas précisément comment il se fait que les quatre sœurs de Sigmund Freud n’aient pas quitté l’Autriche. Young-Bruehl (1988) écrit que le père d’Anna et son oncle Alexander avaient « décidé » de laisser leurs sœurs à Vienne, dans leurs appartements, en s’assurant qu’elles n’auraient pas de problèmes financiers (p. 262). Jones (1957) parle également d’une « décision » et ajoute que Marie Bonaparte avait fourni les fonds. Il est plausible que Freud ait eu besoin de l’aide financière de Marie Bonaparte pour subvenir aux besoins de ses sœurs. Mais l’idée que Freud et Alexander aient pris unilatéralement la décision de laisser leurs sœurs ne concorde pas avec d’autres récits. Edmundson (2007, p. 216) propose que Marie Bonaparte et Ernest Jones n’auraient pas réussi à obtenir des Nazis les visas de sortie pour les sœurs. Edmundson (2007) et Maddox (2006) déclarent tous deux qu’Ernest Jones avait réussi à obtenir 24 visas d’entrée et permis de travail du gouvernement britannique. Anna Freud aussi a évoqué que Jones avait obtenu des permis pour 18 adultes et 6 enfants. Comme Freud n’a finalement utilisé que 17 visas de sortie, il est vraisemblable que le problème pour les sœurs avait été le refus des Allemands d’autoriser 24 visas de sortie. Les Nazis étaient plutôt arbitraires dans ce domaine et malgré la pression internationale pour laisser Freud et sa famille proche quitter l’Autriche, les Freud avaient peu de moyens de pression supplémentaires pour inclure les sœurs dans leurs projets d’émigration. Un groupe important de Nazis allemands, dont Hitler, Himmler et Goebbels, souhaitait l’arrestation et l’emprisonnement de Freud (Gay, 1988 ; Schur, 1972). Il est possible que les autorités nazies aient refusé arbitrairement de délivrer les visas aux sœurs, comme le suggère Edmundson. Edmundson précise qu’après le pogrom de la nuit de cristal de novembre 38, Sigmund Freud avait de nouveau demandé à Marie Bonaparte d’essayer d’obtenir des visas de sortie pour ses sœurs. Les Nazis avaient refusé la requête de Marie Bonaparte. Edmundson raconte la préoccupation de Freud pour ses sœurs pendant ses derniers jours : « Il pensait tous les jours à ses quatre sœurs pour lesquelles Marie Bonaparte et lui n’avaient pas pu obtenir de visas » (2007, p. 215)
9 La liste que Freud devait soumettre aux Anglais et aux Allemands changeait sans cesse. Il se peut que son intention première ait été d’inscrire ses sœurs mais que cela soit devenu impossible dans la suite des négociations. Ceux qui aidaient Freud s’étaient inquiétés de son désir exprimé de sortir « toute la famille » (Gay, 1988). Obtenir une protection financière pour ses sœurs était peut-être le mieux de ce que Freud avait réussi à arranger dans ces circonstances. Les histoires de famille pendant l’Holocauste sont pleines de décisions de cette sorte dues aux circonstances difficiles. On ne sait pas non plus si Anna eut son mot à dire dans la « décision » de ne pas inclure ses tantes sur la liste de ceux qui quitteraient Vienne. Young-Bruehl (1988) dit que Freud et son frère Alexander ont pris la « décision ». On ne sait pas si Freud a demandé son avis à Anna ou s’il l’a simplement informée après coup. Quoi qu’il en soit, Youg-Bruehl pense qu’Anna s’est sentie « très coupable » pour elle-même et au nom de son père, de la « décision » qui a abouti à l’assassinat de ses tantes dans les camps de la mort (Young-Bruehl, 1988, p.262). Young-Bruehl ne précise pas comment elle est parvenue à cette conclusion. Dans cet article, je développerai le matériel des rêves rapportés par Young-Bruehl qui pointe directement le sentiment de culpabilité du survivant d’Anna Freud.
10 Freud est mort du cancer en Septembre 1939, juste après le déclenchement de la deuxième guerre mondiale en Pologne. Il n’a jamais su le destin de ses sœurs. Il existe quelques incertitudes sur les dates et les lieux de leur mort (Cohen, 2012). D’après les documents les plus récents de Yad Vashem à Jérusalem, Adolphine (Dolfi) est morte en 1942 à 80 ans, au ghetto camp de concentration de Therensienstadt, en Tchécoslovaquie ; Regine (Rosa) 82 ans, Maria (Mitzi) 81 ans et Pauline (Pauli) 79 ans, ont été gazées au camp de Treblinka II en Pologne vers le 23 septembre 1942 (Yad Vashem, 2012). Alexander Freud a fui avec sa femme en Suisse en 1938 avant d’aller au Canada où il est mort en 1943. La cinquième sœur de Freud, Anna, avait émigré aux États-Unis en 1892 après son mariage avec Ely Bernays. Elle est morte de mort naturelle en 1955.
11 Pendant la guerre, il n’y eut aucunes nouvelles des tantes d’Anna. Cependant la famille ne pouvait que s’attendre au pire à partir du moment où les informations concernant les camps de la mort arrivèrent en Angleterre et aux États-Unis en 1944 lorsque les Russes libérèrent la Pologne. Toutefois, ce n’est pas avant Janvier ou Février 1946 [2] qu’Anna Freud apprit par une lettre officielle de la Croix Rouge que ses tantes avaient été tuées dans les camps nazis et Anna commença à en informer ses amis comme Katya Levy en Mars 1946 (Young-Bruehl, 1988, p. 262).
La relation d’Anna avec ses tantes
12 Les différentes biographies de Sigmund et d’Anna Freud ne parlent pas de la nature des relations d’Anna avec ses tantes avant son départ de Vienne. Il semble toutefois qu’Anna ait été proche d’elles et de leurs enfants toute sa vie. On sait que Freud rendait visite à sa mère presque tous les samedis jusqu’à sa mort en 1930 (Gay, 1988). Dolfi, célibataire, vivait avec sa mère et s’en occupait. Freud devait donc la voir aussi lors de ses visites. Anna rappelait à son cousin Harry les visites du dimanche aux tantes lorsqu’elle lui demandait de l’aider à obtenir des nouvelles des tantes pendant la guerre (Cohen, 2012). Les tragédies vécues par les tantes dans leur propre vie ont certainement contribué à la préoccupation permanente de Freud pour elles et Anna partageait ce souci. Mitzi s’était mariée avec son cousin Moritz Freud. Elle avait eu trois filles et un fils. Son fils s’est noyé à 23 ans et une de ses filles, Caecilie (Mausi) avait de sérieux problèmes psychiatriques et s’est suicidée en 1922. Pauli s’était mariée avec Valentine Winternitz et avait déménagé aux États-Unis. Elle avait une fille, Rose Béatrice. Elle était revenue en Europe avec sa fille après la mort de son mari. Anna considérait que sa cousine Rose était son « enfant à problème » (Young-Bruehl, 1988). Anna avait facilité la reprise de l’analyse de cette fille avec Paul Federn après la guerre. Rosa, qui semblait la préférée de tous, s’était mariée avec Heinrich Graf. Elle avait un fils et une fille. Son fils fut tué pendant la première guerre mondiale et sa fille s’est suicidée. La dernière lettre de Rosa, écrite le 17 Janvier 1940 du camp de concentration de Therensienstadt, était adressée à Martha via la Croix Rouge :
« Chère Martha. Salutations pleines d’émotions. Me demande état de ta famille Alexander. Quatre seuls. Triste douloureux. Santé. Bien à toi. Plus beaux meubles stockés. Graf, Rosa »
14 Anna avait passé beaucoup d’étés avec ses tantes et ses cousins. Selon Young-Bruehl (1988), elle devait être amie avec ses cousins et était devenue la leader du groupe des cousines. Young-Bruehl raconte un incident lors d’une excursion en barque pendant un orage. Les tantes furent très inquiètes et tinrent Anna pour responsable du danger encouru. Lors de son suicide, Mausi laissa un mot à Anna lui disant qu’après sa mort « ça irait beaucoup mieux avec les garçons ». Je discuterai l’influence possible de cet épisode dans la culpabilité ultérieure qu’Anna éprouva à propos du meurtre de ses tantes.
15 On sait aussi qu’Anna partagea la préoccupation de Freud pour ses sœurs restées à Vienne. Harry, le cousin d’Anna, avait été choisi par la famille en 1938 pour s’occuper des finances des tantes par le biais d’un intermédiaire. Anna était toujours en contact avec lui à propos du sort de ses tantes. Par exemple, elle lui écrivit le 8 juin 1943 qu’elle avait le « sentiment » qu’elles étaient toujours en vie. (Cohen, 2012, p. 231). A la fin de la guerre, elle supplia Harry qui était en Europe en tant que soldat américain, de découvrir le sort de leurs tantes (Cohen, 2012, p. 233).
16 Il est aussi important de rappeler que les relations d’Anna avec sa mère Martha et avec Minna, la sœur de sa mère, étaient beaucoup plus conflictuelles et ambivalentes que les relations avec ses tantes. Anna semble ne jamais s’être très bien « entendue » avec sa mère et elle vivait clairement Minna comme une rivale (Young-Bruehl, 1988). Il est important de rappeler ici que sa sœur aînée Sophie, la préférée de sa mère et vraisemblablement objet pour Anna de cession altruiste [3] de ses pulsions (Midgley, 2013 ; Young-Bruehl, 1988), est morte de la grippe espagnole en 1920 quand Anna avait 25 ans.
La réaction d’Anna
17 Anna se remettait d’une maladie grave lorsque la Croix Rouge l’informa en janvier ou février 1946, de la mort de ses tantes. En Novembre 1945, elle avait attrapé une « grippe » qui s’était aggravée en double pneumonie virale. Elle avait dû rester alitée cinq semaines début décembre et interrompre complètement son travail. Sa maladie l’angoissait terriblement et son état physique était désastreux. Elle était très malheureuse mais utilisa cette longue période de convalescence comme un temps d’auto-analyse et d’élaboration des nombreux deuils survenus depuis 1939 : son père, Tante Minna morte de pneumonie en 1943, ses tantes, des collègues psychanalystes tués par les Nazis et en 1946, la mort de ses collègues Otto Fenichel et Ruth Mack Brunswick. Young-Bruehl a étudié très en détail cette période en utilisant du matériel personnel tel que les rêves qu’Anna notait et classait et dont elle envoyait certains à Marie Bonaparte devenue sa confidente. Young-Bruehl (1988) arrive à la conclusion que cette période de deuil avait débouché sur la productivité après-guerre d’Anna Freud.
18 Je propose d’éclairer certains aspects de la vie d’Anna Freud durant cette période de 1946 en questionnant la série de rêves rassemblés et évalués par Young-Bruehl dans sa biographie. Il est très clair que la mort de son père était la perte essentielle à laquelle Anna a été confrontée à cette période. Mais je proposerai que ce deuil a été compliqué par les reproches qu’Anna adressait à son père, y compris celui d’avoir « décidé » d’abandonner les tantes à leur destin fatal. Il me semble que Young-Bruehl et d’autres biographes minimisent cet aspect des relations d’Anna avec son père.
La culpabilité du survivant
19 L’évocation psychanalytique de la culpabilité du survivant remonte à l’autoanalyse de Freud après le décès de son père. Il fait référence à ce concept dès 1896 dans une lettre à Fliess comme « l’auto-reproche qui apparaît régulièrement chez les survivants » (cité par Gay, 1988, p.88). Toutefois, c’est avec l’étude et le traitement des survivants de l’Holocauste que la culpabilité du survivant est devenue un concept largement utilisé par les psychanalystes et les autres praticiens de santé mentale. Le travail de Niederland (1968, 1981) et de Krystal (1968) a fait progresser la compréhension des effets du traumatisme massif non seulement sur ceux qui avaient enduré l’horreur des camps mais aussi sur ceux qui avaient fui vers de meilleurs auspices. Selon Niederland (1968), la culpabilité du survivant fait partie d’une série de symptômes qui touchent ceux qui ont survécu à la mort d’un proche par assassinat, suicide, guerre, génocide, catastrophe naturelle ou accident où le survivant aurait aussi pu mourir. Akhtar (2009) ajoute : « Une variable qui peut déterminer l’intensité de la culpabilité du survivant dans de telles circonstances dépend de si l’évitement de la mauvaise fortune résulte d’une décision active ou simplement du hasard [Mark Moore, communication personnelle, 3 Avril 2008] » (p. 278).
20 Le rapport entre la culpabilité du survivant et les autres formes de culpabilités générées par des conflits internes et externes préalables au trauma varie selon les individus.
21 Niederland (1981) a établi une liste exhaustive des caractéristiques du « syndrome du survivant », mais il résume ainsi son point de vue sur la culpabilité du survivant :
« Il est exact que les tendances masochiques sont opérantes chez beaucoup (de survivants) mais dans la majorité des cas, c’est la survie elle-même qui est au cœur du conflit interne. Le survivant de l’Holocauste s’identifie au mort aimé qu’il croit devoir rejoindre dans la mort… Le survivant se vit inconsciemment comme un traître envers ses parents, ses frères et sœurs décédés, et rester en vie constitue un conflit permanent ainsi qu’une source constante de culpabilité et d’angoisse… »
23 Les choix, les illusions de choix ou les apparences de choix ont joué un rôle significatif dans les sentiments des survivants de l’Holocauste. Le choix de Sophie de William Styron (1979) est un roman qui raconte les choix de vie et de mort si fréquents pendant l’Holocauste. Les témoignages des survivants donnent beaucoup d’exemples où le survivant a été confronté à une décision qui impliquait des choix qui devinrent par la suite source de culpabilité. Beaucoup de ces « choix » confrontaient à des alternatives impossibles comme ce fut le cas pour la famille Freud.
24 Il importe de noter que Freud comprenait la culpabilité du survivant comme une part de sa culpabilité issue de la rivalité infantile vis-à-vis du père. Survivre était l’un des bénéfices du triomphe sur le rival. Dans cette conception, la culpabilité du survivant fait partie de la culpabilité œdipienne et n’est pas un concept séparé. Lorsque la culpabilité du survivant a été décrite dans un contexte de guerre, de catastrophe naturelle ou d’accident mortel, on l’a en quelque sorte isolée du contexte des conflits infantiles de l’individu et des relations complexes avec ceux qui sont morts. Dans le cas d’Anna Freud, ses relations familiales complexes sont inextricablement liées aux conflits suscités par la nouvelle de l’assassinat de ses tantes dans les camps de la mort.
Méthode
25 Avant de se plonger dans la période d’autoanalyse d’Anna Freud en 1946, il est important de soulever des questions méthodologiques. L’évaluation psychanalytique d’un personnage historique, l’application de la compréhension psychanalytique à une biographie, est un projet plein de risques méthodologiques bien connus (voir par exemple Frosh, 2010 ; Hanly, 1992). Il reste discutable d’appliquer la compréhension analytique à des sujets extérieurs au cabinet de consultation. La méthodologie de la narration en situation clinique, relativement peu étudiée, repose sur la capacité de l’analysant à lui-même associer selon le développement de certains critères, le transfert en particulier, sur les suppositions et interprétations de l’analyste d’une manière qui apporte confirmation ou réfutation. Cette méthode n’est possible ni avec un personnage historique ni avec les autres sujets de psychanalyse appliquée. Et la situation est encore plus problématique lorsqu’il s’agit de matériel onirique parce que l’interprétation des rêves dépend essentiellement des associations du rêveur sur les éléments de son rêve et sur les suppositions et interprétations de son analyste (voir Pick et Roper, 2004). Dans le cas d’Anna Freud, nous avons une série de rêves, quelques-unes de ses associations et de ses interprétations ; mais nous ne nous trouvons pas en interaction avec une patiente dans le cabinet de consultation.
26 Alors comment justifier cette démarche face à ces risques méthodologiques ? Ma proposition est de m’appuyer sur les fondations judicieuses et érudites de la biographie de Young-Bruehl en ajoutant le fait que la nouvelle du meurtre des tantes est arrivée pendant cette période critique de la vie d’Anna Freud. Je souhaite explorer si le fait d’ajouter une information sur l’Holocauste au titre de reste diurne améliore la compréhension de ces rêves. Anna Freud avait rangé les rêves de 1942 et de 1946 dans le même dossier marqué « Perdre et être perdu », le titre d’un article qu’elle a fini par publier en 1967. Comme ces rêves ont été classés ensemble, je fais l’hypothèse qu’ils ont un lien entre eux et avec l’article publié. En ce sens, les interprétations et les conclusions à propos de ces rêves restent conjecturales et circonstancielles. Et comme Anna Freud était décidée à ne pas parler de ces questions, le risque existe d’aller au-delà des rares indices donnés par les quelques références qu’elle fait à l’Holocauste.
27 Hanly (1992) conclut ainsi sa discussion sur la méthodologie de la psychanalyse appliquée :
« En psychanalyse appliquée, la construction ne peut être qu’une hypothèse plus ou moins probable. Le degré de probabilité dépend de la richesse du matériel disponible et de la manière dont les concepts théoriques nécessaires à faire la construction peuvent être confirmés cliniquement. »
29 Le lecteur doit garder ces considérations à l’esprit pour la suite de cet article.
L’auto-analyse d’Anna
30
Il est certain qu’au cours de sa convalescence alitée de 1946, Anna Freud a beaucoup pensé à tous ceux qui ont souffert et sont morts des mains des Nazis. Elle avait déjà demandé à Harry Freud d’essayer de découvrir ce qui était arrivé à leurs tantes. Karl Landauer, l’ancien président de la Société Psychanalytique allemande, est mort le 27 janvier 1945 au camp de concentration de Bergen-Belsen. Voici ce qu’Anna Freud écrivit à sa fille pour le premier anniversaire de sa mort, en janvier 1946 :
Dans cette lettre, Anna Freud s’identifie à une fille qui a souffert dans les camps de concentration et qui a perdu son père mais qui survit. Elle semble à la fois affirmer son identification à un survivant des camps de concentration et la refuser en opposant ses propres « bonnes conditions de soins ». Il est aussi à noter, comme je l’expliquerai plus loin, qu’Anna mentionne « vous et votre mère » puisque Martha est aussi vivante en 1946.« Vous ne savez pas combien j’ai pensé pendant cette maladie à vous et à votre famille et à ce que vous avez vécu au cours de ces dernières années. Être malade a été très dur, même avec les meilleurs soins et les meilleurs équipements qu’on puisse imaginer pour recouvrer la santé. Je me dis toujours : vous avez dû supporter une maladie similaire en camp de concentration et vous avez pu le faire, vous et votre mère. »
Les rêves
31 Anna tenait un dossier de ses rêves avec les notes et les interprétations faites au cours de cette période d’autoanalyse pendant sa maladie et dont elle avait envoyé une partie à Marie Bonaparte. Ce dossier qu’elle avait intitulé « Perdre et être perdu », contenait également des rêves de 1942 sur son père (Young-Bruehl, 1988). Les rêves de 1946 eurent lieu à la même période que l’arrivée de la lettre de la Croix-Rouge. Bien qu’on ne puisse pas savoir la date exacte de la réception de cette lettre, la demande faite à Harry Freud de s’enquérir du sort des sœurs et la lettre à la fille de Karl Landauer suggèrent qu’Anna pensait beaucoup à l’Holocauste au moment où elle faisait ces rêves. Voici des notes manuscrites en allemand :
« Rêves de la maladie, janv-Fev 1946
Rêve de la période des difficultés respiratoires (dyspnée) au cours de la sieste de l’après-midi.
I. Le vieux Hammerschlag est mort. (Fort sentiment de réalité.) Interprétation : Emil Hammerschlag [professeur d’hébreu de Freud, père d’Anna Hammerschlag, qui donna son prénom à Anna] souffre de difficulté respiratoire à cause d’une infirmité. On le rencontre toujours dans la rue [à Vienne] en train de suffoquer. Donc c’est lui qui a des difficultés respiratoires, pas moi ; Il est vieux et doit mourir de toute façon, je veux encore vivre. La réalisation de désir est claire.
II. J’ai un bébé. Quelqu’un le jette à terre (pour des raisons inconnues), à plusieurs reprises. Alors, soudain, il meurt. Je pleure de désespoir et soudain dis ou pense, comme un reproche : vous l’avez tué en le laissant tomber.
Associations et interprétation : dans le manomètre de mon réservoir à oxygène, il y a une marque qui a la forme d’un bonhomme minuscule qui monte et qui descend. Tireur d’élite [4] minuscule (?) – [l’homonucleus [5] (sic) de] Faust – dans la bouteille – bébé artificiel – la maladie au lieu de la grossesse – que je me suis épargnée – mais sans effet, on sort [de la maladie] les mains vides – comme un enfant mort-né (Marianne [Kris], qui a presque perdu [sa fille] Annerl à la suite d’une hémorragie après l’accouchement - Annerl morte – moi-même.
Je pleure à l’évidence ma propre mort, de nouveau projetée sur quelqu’un d’autre. »
33 À la suite de ses notes de rêves, elle poursuit en allemand mais sans association ni interprétation :
« Deux rêves au cours de la même nuit pendant ma convalescence.
Février 1946.
I. C’est mon anniversaire. Dorothy l’oublie complètement et je suis tellement triste que je pleure.
II. Ma cousine Rose [Winternitz Waldinger] est malade et on la met dans le lit de Maman, Berggasse. Afin que tante Minna ne la dérange pas en traversant la pièce, on fait son lit sur la chaise longue en osier de la salle de bain. Mais [Minna] est tellement vexée et en colère (je suis sûre aussi qu’elle n’acceptera pas), que, comme toujours, elle n’en fait qu’à sa tête et dort dans sa chambre malgré la situation. »
Interprétation à la lumière de l’Holocauste
35 Je voudrais maintenant discuter ces rêves en abordant l’information de l’assassinat des tantes comme un reste diurne et ainsi compléter la compréhension qu’Anna Freud a d’elle-même et l’étude du matériel par Young-Bruehl.
36 L’analyse d’Anna du rêve de Hammerschhlag est assez claire. Le rêve a lieu à Vienne et le personnage principal est en lien avec Sigmund Freud. Anna Freud a été prénommée d’après Anna Hammerschlag. Peut-être Hammerschlag a-t-il été choisi pour représenter son père et relier les Freud au peuple juif par leur langue commune, l’hébreu. Hammerschlag était le professeur d’hébreu de Freud et un juif pratiquant. Freud n’était pas pratiquant, pas plus que ses enfants (Bergmann, 1976 ; Loewenberg, 1971). Il n’a jamais renoncé à son judaïsme et bien sûr les Nazis les considéraient, lui et sa famille, comme des Juifs dangereux. Dans le rêve, Hammerschlag meurt de difficultés respiratoires en association avec le souci évident d’Anna pour ses propres difficultés respiratoires dues à la pneumonie. Dans ce rêve, Anna est identifié à Hammerschlag par le biais des difficultés respiratoires et par lui à son père. Ce rêve semble exprimer l’identification d’Anna à un Freud « juif » mort et secondairement, une identification au peuple juif. Le rêve semble dire : « Père et Hammerschlag sont morts mais je leur survis ». La tâche principale d’Anna pendant cette période de maladie et de convalescence était de se confronter à la mort de son père et à sa propre survie. Elle semble faire face à la perte de son père en s’identifiant avec l’objet perdu. Ce mécanisme est à la base de sa compréhension du deuil dans son article « À propos de perdre et d’être perdu » (1967).
37 Le rêve du bébé est plus complexe [6]. On tue un bébé et on reproche à des gens de l’avoir tué. L’affect est à la fois le désespoir et le reproche. Il y a une association à un gaz, l’oxygène, source de vie. Elle associe le repère en forme de petit bonhomme de sa bouteille à oxygène à la fois à un petit tireur d’élite et à l’homuncule de Faust. On peut penser qu’Anna avait à l’esprit le Faust de Goethe, le préféré de son père. Dans cette œuvre, se trouve l’histoire d’un homme qui fait un pacte avec le Diable. Elle associe sur la deuxième partie de la pièce où un petit homme est créé artificiellement dans une fiole pour libérer l’humanité de la reproduction par la sexualité. Il n’est pas question de meurtre, ici. Mais elle n’associe pas sur la première partie dans laquelle un Faust rajeuni tombe amoureux d’une jeune fille qui tombe enceinte. Cette jeune fille met l’enfant au monde, panique, le noie, est emprisonnée et exécutée. Anna associe sur Marianne Kris qui a presque perdu sa fille, Anna, à la naissance. Curieusement, elle conclut « Annerl morte » plutôt que sur une répétition du désir de vivre du premier rêve.
38 Les affects de reproche et de désespoir semblent associés à la mort d’enfants. Ces deux affects peuvent être rapprochés des sentiments ambivalents envers son père et de sa décision de ne pas se marier, de ne pas avoir de relation sexuelle, de ne pas avoir d’enfant mais de se dévouer à la cause de son père ainsi qu’à sa santé physique après le diagnostic de son cancer. On pourrait dire que la dévotion d’Anna à son père durant toute sa vie était un exemple de la défense par cession altruiste des pulsions [altruistische Abtretung] qu’elle décrit dans son livre sur les mécanismes de défenses (Cohler et Galatzer-Levy, 2008). Cette attitude décrit la position d’un individu qui sacrifie ses propres satisfactions instinctuelles en faveur d’un autre et est identifié à cet autre par procuration. Elle expose le cas d’une jeune institutrice qui renonce à ses propres désirs pour vivre indirectement au travers des autres. Certains supposent que cette description de cas correspond au vécu d’Anna avec sa sœur Sophie et que ce concept témoigne de sa compréhension psychanalytique de la situation (Uwe, 1985 ; Young-Bruehl, 1988). La défense par identification, illustrée dans le rêve Hammerschlag, peut se comprendre comme une défense primaire contre les reproches et le désespoir exprimés dans le rêve du bébé mort. Elle joue également un rôle important dans la cession altruiste. Les reproches s’adresseraient à son père pour avoir anéanti ses chances de se marier et d’avoir des enfants tandis que le désespoir viendrait des sentiments d’animosité ressentis contre son père disparu. Se plaindre de sa propre mort pourrait se comprendre comme une façon de s’identifier à son père en réunissant leurs morts. Ce qui serait également une défense contre le désir de vivre et la culpabilité du survivant inhérente. L’association à Faust peut faire penser à l’idée d’un pacte avec le Diable, tel un contrat exigeant que quelqu’un meure pour que quelqu’un puisse vivre. Jusque là, il n’y a pas d’associations directes avec les tantes ni avec ce qu’elle a pu considérer inconsciemment comme un marché faustien passé par son père pour sauver la vie de sa fille. La culpabilité du survivant ne peut être ici clairement liée à l’Holocauste bien qu’elle ait vraisemblablement déjà reçu la lettre de la Croix Rouge lorsque ces rêves ont été rêvés. Toutefois il existe un autre lien plausible entre les enfants, les tantes et l’Holocauste.
39 En Août 1945, un groupe de 6 enfants orphelins, faisant partie du contingent d’un Kindertransport de 1000 enfants survivants des camps nazis, arriva en Angleterre. Ces 6 enfants avaient grandi à Therensienstadt, le même camp de concentration que celui où les tantes d’Anna avaient été emprisonnées au début et où Dolfie était morte. Il avait été décidé que ces six enfants de trois ans resteraient ensemble et que Sophie et Gertrud Dann, qui avaient travaillé avec Anna Freud à la Hamstead War Nursery, s’occuperaient d’eux. Anna avait-elle fait le lien avec ses tantes quand elle avait entendu parler de ces enfants venant de Therensienstadt ? Elle l’a sûrement fait quand elle a reçu la lettre de la Croix Rouge. Le projet pour ces enfants avait commencé avant la maladie d’Anna et avant les informations concernant les tantes. Anna était certainement tenue au courant par Sophie Dann qui venait l’aider au pire de sa maladie en janvier et février 1946. Le travail avec ces enfants donna lieu à la publication d’un article intitulé : Une expérience d’éducation de groupe (Freud, A. et Dann, 1951). L’importance du travail avec les enfants de Theresienstadt permet de rapprocher le rêve de l’enfant mort avec les tantes et un reproche vis-à-vis de son père.
40 La place de la nouvelle de l’assassinat des tantes dans ces rêves est encore confirmée si l’on prend en considération les deux autres rêves de cette même nuit. Les rêves d’une même nuit ont généralement un même contenu latent que le deuxième exprime plus clairement que le premier (Grinstein, 1983, p. 30). On peut dire la même chose d’une série de rêves et le dernier rêve de la série aura le sens le plus clair (p. 31). Malheureusement, il n’y a pas d’associations ni d’auto interprétations à ces rêves. Le contenu manifeste du premier exprime à nouveau un sentiment d’abandon et de désespoir blessé mais cette fois en association avec une femme qu’Anna aime. Le deuxième rêve parle de sa cousine Rose dont la mère, Pauline, a été tuée à Treblinka. Le rêve évoque de façon manifeste sa tante maternelle Minna sauvée en même temps qu’Anna et morte de causes naturelles à Londres en 1941. Dans ce rêve, la cousine Rose (aussi une survivante) est à la place d’Anna (malade) et Minna prend la place de Pauline (vivante et récriminante). Comme Anna a rangé ces quatre rêves avec ses notes sur « perdre et être perdu », on peut considérer l’ensemble de ce matériel comme un tout.
41 Le rêve pourrait faire allusion à la manière dont Freud traitait les femmes de sa vie. Rappelons-nous qu’Anna n’était pas en rivalité avec ses tantes qui sont mortes. Par contre, elle l’était avec Minna, la sœur de Martha et avec Martha elle-même pour l’attention et l’affection de Freud (Young-Bruehl, 1988). Un thème important de ces rêves déploie la question du sacrifice personnel par rapport au triomphe et l’idée que le sacrifice sous la forme de cession altruiste mène au triomphe. Coohler et Galatzer-Levy (2008) se sont penchés sur la relation d’Anna avec son père dans la perspective de l’Antigone de Sophocle. Dans ses vieux jours, Freud appelait Anna son Antigone sans reconnaître explicitement le sacrifice qu’elle avait fait pour lui. Dans son rêve, Anna ne se sent pas reconnue ce qui lui fait penser à Tante Minna qui obtenait toujours ce qu’elle voulait. Est-ce à dire contrairement à elle, Anna ? Elle a pu se sentir contrariée par sa mère et sa tante dans sa quête d’être le seul objet de l’attention de son père. Pour faire le deuil de son père, Anna aurait eu besoin de reconnaître sa colère contre lui. Le matériel présenté apporte peu de preuve que son autoanalyse lui ait permis cela à cette époque. Young-Bruehl (1988) arrive à peu près à la même conclusion en remarquant que les rêves de perdre et d’être perdue continuaient à survenir chaque fois qu’Anna avait le sentiment de s’opposer aux désirs de son père ou bien lorsqu’un désir commun à eux deux restait insatisfait. Je propose qu’Anna reproche à son père de l’avoir abandonnée en mourant. Dans le rêve de Tante Minna, Anna s’identifie à sa cousine Rose dont la mère a été tuée. Anna ne pouvait pas accepter de faire des reproches à son père alors que la liste des reproches aurait pu être longue. Par exemple, et pour n’en citer que quelques-uns : saper ses espoirs romantiques, la prendre comme patiente, la considérer comme son Antigone, penser d’abord à lui-même et à ses intérêts, et son attitude vis-à-vis de Martha.
42 Ces rêves reprennent aussi des thèmes relatifs aux relations d’Anna avec sa mère. Selon Young-Bruehl(1988), les relations d’Anna avec sa mère étaient difficiles et quelque chose semblait leur faire défaut. Martha avait sacrifié pas mal de chose en devenant la femme de Sigmund Freud, comme l’observance des traditions juives. Young-Bruehl pense que Minna était une rivale sur le plan intellectuel et personnel. Freud voyageait avec Minna et partageait avec elle plus qu’avec Martha, son travail intellectuel. Anna a fini par prendre la place à la fois de Martha et de Minna par le biais de sa cession altruiste à Freud (Cohler et Galatzer-Levy, 2008). Quand la Gestapo est venue dans la famille Freud, Anna était devenue le représentant, le responsable, l’héritier intellectuel et le chef de la famille Freud. Elle était épouse, compagne, collègue et sans aucun doute la raison pour laquelle Freud accepta de quitter sa Vienne bien-aimée (Cohler et Galatzer-Levy, 2006 ; Young-Bruehl, 1988). Dans cette perspective, les tantes assassinées pourraient représenter pour Anna les femmes qui doivent être sacrifiées pour que les autres restent en bonne santé. La tendance d’Anna à la cession altruiste à l’égard de sa sœur aînée et de son père facilitait ses identifications à des femmes qui se sacrifient. Mais sa cession altruiste peut aussi se comprendre comme un triomphe sur ses rivales, Martha et Minna. Rappelons-nous que Minna est morte en 1941, avant les rêves de 1942 sur Freud.
43 À propos de sacrifice et de triomphe, on peut rappeler le suicide de Mausi, la cousine d’Anna. Elle avait laissé une lettre à Anna disant que sa mort faciliterait les choses avec les garçons. Selon le thème manifeste, Mausi se sacrifie pour qu’Anna puisse triompher dans leur rivalité envers l’amour des garçons. Le message sous-jacent est sans doute moins altruiste et exprime ressentiment et jalousie. Si Anna s’est sentie coupable de la mort de Mausi, on pourrait dire que sa culpabilité venait de son ressentiment et de sa jalousie ; ce n’était pas une simple culpabilité du survivant.
44 Il y a encore un rêve dans cet ensemble dont le contenu et les associations sont assez détaillés et qui est plus explicite à propos de la culpabilité du survivant et du meurtre des tantes. Les notes de ce rêve ont été envoyées le 6 Aout 1946 à Marie Bonaparte. C’est le dernier de la série que nous étudierons dans cet article :
« Il faut que je vous raconte un rêve fait au cours de la dernière nuit que j’ai passée à Walberswick. J’étais très déprimée cette nuit-là et je n’ai dormi que très peu. Mais pendant ce sommeil très bref, j’ai rêvé : j’étais en Palestine et tout était très intéressant. J’allais dans toutes sortes d’endroits où je rencontrais beaucoup de gens que j’avais l’impression de connaître à moitié. Une femme m’a invitée à manger de l’oie avec elle. J’ai pleuré apparemment et elle m’a demandé si j’étais malade. J’ai dit : « Non, mais j’ai été malade. ». J’ai vu une école moderne et j’ai regardé le visage des élèves qui me semblaient très éveillés, etc. Il y avait quelque chose de très gênant dans tout le rêve. Je ne comprenais rien à la langue des autres et eux ne me comprenaient pas. Quand je me suis réveillée, j’ai été très intéressée par le côté vivant de ce rêve, mais je n’avais aucune idée quant à sa signification. Puis la lumière d’une interprétation a jailli : la Palestine est la « terre promise », comme Walberswick est devenu l’endroit que je désire. Mais je craignais que nous ne puissions acheter la maison qui sera mise en vente le 16 Août. Auquel cas, je ne voudrais jamais revenir à Walberswick, je serais comme Moïse à qui on avait montré la terre promise du haut de la montagne (il y a des vues magnifiques des collines de Walberswick), mais qui n’avait jamais réussi à y entrer. D’où ma dépression. La difficulté de langue va un pas plus loin. Elle me rappelle que dans les rêves, le fait de ne pas pouvoir parler est une représentation symbolique de la mort. Cela signifie que mon « paradis » ne viendra qu’après la mort (la paix et le calme auxquels j’aspire toujours maintenant) ; ce ne sont que les jeunes, les élèves de la classe dans le rêve, qui le trouveront sur terre. Je suis trop vieille ou il est trop tard. La référence à la maladie signifie que j’aurai dû mourir, par commodité.
La seule référence que je ne comprends pas est celle de l’oie. Cela a à voir avec le fait d’être tué, peut-être avec les sœurs de mon père qui ont été tuées. La femme leur ressemblait plutôt. Après tout, c’est de notre faute si nous les avons laissées se faire tuer (mes italiques). Je me demande d’où vient soudain cet apitoiement sur moi-même et ce manque de confiance en moi. »
46 Ceci exprime clairement la culpabilité du survivant de l’Holocauste entremêlée à la relation d’Anna avec son père. Ce rêve et ses associations montrent clairement qu’Anna se sentait consciemment responsable de la mort de ses tantes, qu’elle croyait que Freud et elle avaient effectué un choix de vie et de mort pour ses tantes. Rappelons de nouveau qu’il est impossible de dire si Freud et Alexander ont eu le choix d’inclure leurs sœurs dans l’émigration hors d’Autriche. Pas plus qu’il n’est clair qu’Anna ait pris part à la « décision » de laisser les tantes à Vienne. Je pense qu’il est tout aussi vraisemblable que les Nazis n’aient pas délivré les visas aux sœurs de Freud. Le choix pour le reste de la famille était donc de partir plutôt que de rester avec les sœurs. Ce n’est pas la même chose que de décider activement d’abandonner les sœurs. Le plus important est qu’Anna a pu avoir le sentiment que ses tantes avaient été abandonnées délibérément et qu’elle en était aussi responsable (« Nous les avons laissées se faire tuer »).
47 Elle a pu inconsciemment penser que son père avait troqué la vie de ses sœurs pour la sienne dans un pacte faustien. C’est-à-dire qu’elles avaient été sacrifiées pour qu’elle-même puisse vivre et triompher. Les rêves précédents nous ont conduits à penser que les identifications d’Anna à des femmes qui se sacrifient transformaient la cession altruiste en triomphe. L’éventuel reproche à Freud d’avoir abandonné les tantes peut aussi recouvrer l’expression d’autres reproches inconscients comme de l’avoir encouragée à ne pas se marier et à ne pas avoir d’enfant pour vouer sa vie à la santé et à la cause de son père. La culpabilité vis-à-vis de l’assassinat des tantes se comprend ainsi en termes œdipiens comme culpabilité d’avoir vaincu des rivales pour l’amour de Freud. Ces souhaits ont essentiellement été réactivés puisqu’Anna avait d’abord pris la place du compagnon intellectuel de Minna avant de détrôner Martha de sa position de maitresse de maison. L’évocation de la Palestine comme « terre promise » renvoie de nouveau à son identité juive, une identité conflictuelle dans la famille Freud (Bergman, 1976 ; Loewenberg, 1971). Anna associe sur Moise auquel son père était identifié et qui était le sujet de son dernier livre controversé. La culpabilité d’Anna à la fois d’avoir survécu et des circonstances de sa survie (l’« abandon des tantes »), associée à la culpabilité d’adresser des reproches à son père a débouché sur une identification à son père comme défense contre les reproches et la culpabilité ainsi engendrée. La culpabilité la conduit à s’identifier aux morts, son père et ses tantes, contrairement aux élèves de Palestine, les enfants qu’elle n’a jamais eus du rêve précédent. Elle s’éloigne des Juifs vivants et se rapproche des morts. Les enfants du rêve représentent aussi les enfants du camp de concentration dont elle s’occupait avec les sœurs Dann. Dans le rêve, ces enfants sont des survivants et Anna est, comme ses tantes, vieille et malade et mise à distance (« j’aurais donc dû mourir par commodité »).
48 La maison à Walberswick devait remplacer la maison qu’Anna et Dorothy Burlingham avaient sur la Baltique. La réalisation de désir du rêve serait que la guerre, l’Holocauste, la mort de Freud, de Minna et des tantes Freud n’aient jamais eu lieu, que tout soit comme avant la guerre.
49 Ma relecture de cette série de rêves souligne que la nouvelle de la mort des tantes est un reste diurne bien que la culpabilité à propos de ces morts ne s’exprime clairement que dans le dernier rêve. J’ai voulu insister sur ce sujet parce qu’Anna a tellement évité la question de l’Holocauste et de ses conséquences sur elle. Ses biographes l’ont suivie ainsi que, pendant longtemps, l’ensemble de la communauté psychanalytique. Mon point de vue ne prétend pas remplacer d’autres lectures de ce matériel, qui développent clairement les questions de la cession altruiste à son père, de son identification à lui en lien avec la rivalité triomphante vis-à-vis de sa mère et de sa tante Minna.
50 Le rêve de Palestine illustre la défense décrite par Anna dans son article de 1967 À propos de perdre et d’être perdu – l’identification à l’objet perdu, en l’occurrence l’identification d’Anna à son père comme en témoigne l’association à Moise. Cette identification semble lui avoir permis de nier les nombreux reproches vis-à-vis de son père qui ne concernaient qu’en partie la « décision » à propos des tantes. Je proposerai maintenant que cette identification à Freud pour faire son deuil, a grandement influencé l’œuvre d’Anna Freud d’après guerre.
L’œuvre d’Anna Freud d’après-guerre
51 Pour Young-Bruehl (1988), cette période de deuil et d’auto-analyse de 1946 a très largement contribué à sortir Anna Freud de sa dépression, à améliorer son état de santé physique et a débouché sur une période riche et créative de sa vie aussi bien professionnelle que personnelle. Dans ce chapitre, j’étudierai à quel prix cet équilibre a été trouvé et proposerai que l’Holocauste a influencé ses contributions psychanalytiques d’après-guerre de façon à la fois défensive et adaptée. Je discuterai comment son identification à son père, une issue au deuil qu’elle assimilait à une sublimation, l’a laissée en proie à des conflits jamais résolus et qui peuvent se discerner dans certaines de ses positions conservatrices d’après guerre.
52 Plusieurs auteurs ont tenté de résumer l’ensemble des contributions d’Anna Freud à la psychanalyse, que ce soit à l’époque de sa mort ou plus récemment. Leurs études ont montré que l’influence d’Anna Freud sur la psychanalyse a été éclipsée par au moins deux de ses contemporains anglais, Mélanie Klein et Donald Winnicott et peut être même un troisième, John Bowlby. Edgcumbe (2000), une ancienne étudiante et collègue d’Anna Freud, pose directement la question : « Pourquoi n’est-elle pas plus connue ? » Midgley (2016), se fondant sur les conclusions d’Edgcumbe, pense qu’Anna Freud a été considérée avant tout comme une représentante conservatrice d’une psychanalyse démodée. Il pense que sa position actuelle dans le monde psychanalytique est due à des raisons institutionnelles et à la difficulté d’accéder à ses travaux en Europe comme en Angleterre. Il reconnaît toutefois que la position conservatrice d’Anna Freud ainsi que sa loyauté aux théories et aux points de vue de son père ont influencé la manière dont elle est perçue par beaucoup de psychanalystes aujourd’hui. Dyer (1983) et Wallerstein (1984) rejoignent ces remarques. Wallerstein souligne une dualité dans l’œuvre d’Anna Freud qui reflète à la fois une inventivité radicale et un conservatisme fervent. Il considère Le moi et les mécanismes de défense comme extrêmement novateur lors de sa publication. Ce travail traçait effectivement une nouvelle voie pour la psychanalyse avec de larges implications théoriques et techniques. Mais on peut considérer qu’il s’agit plus d’un développement créatif de l’œuvre de son père que d’une remise en question déloyale. Ses innovations d’après guerre concernent essentiellement la psychanalyse de l’enfant dans une perspective développementale (Malberg et Raphael-Leff, 2012 ; Midgley, 2013). Elle ne cherchait pas tant à contester l’héritage de son père qu’à développer sa propre contribution indépendante.
53 Dans le prochain chapitre, je souhaite étudier son œuvre d’après guerre pour démontrer que l’Holocauste et en particulier, son travail avec des enfants survivants du même camp de concentration que ses tantes, a fortement influencé sa conception et sa pensée. Cette période de 1946 où elle était malade et a appris la nouvelle de la mort de ses tantes, a consolidé son identification à son père et renforcé son conservatisme ; en outre, elle a pu contribuer à certaines des prises de positions contradictoires notées par Wallerstein et les autres.
« Perdre et être perdu »
54 Young-Bruehl note que le dossier qui contenait les rêves précédemment évoqués renfermait également des notes écrites en allemand mais avec un titre en anglais : « About losing and being lost » à partir desquelles elle a rédigé un texte en 1948 présenté lors d’une conférence en 1953 et publié en 1967. Cet article semble s’appuyer sur les rêves de 1942 et de 1946 dont il a été question ici. Elle dépasse les idées de Freud sur le deuil (1917) en relatant la manière dont s’effectue le processus. Elle considère que le deuil ne s’accomplit pas seulement en détachant un à un les souvenirs et les sentiments relatifs à l’être aimé comme Freud le suggère. Elle insiste davantage sur l’importance de l’identification à l’objet perdu. Young-Bruehl dit que :
« Anna décrit la réappropriation des sentiments déplacés dans une expérience d’identification ; non pas une rupture, mais une forme d’unité éternelle, d’assimilation de l’être perdu par la structure psychique du sujet subissant le deuil, une forme de sublimation. »
56 Anna avait comparé l’expérience de l’enfant qui perd ses affaires au deuil d’une personne aimée. Elle remarquait que lorsqu’on perd un objet auquel on tient, on se sent tout d’abord démuni. Mais ensuite, on se sent coupable comme si on avait volontairement égaré l’objet plutôt que de l’avoir involontairement perdu. Cette observation pourrait aussi s’appliquer à la culpabilité du survivant.
57 Dans son article, elle poursuit en expliquant que dans les derniers stades du travail de deuil, des rêves typiques apparaissent parfois. Le contenu latent de ces rêves exprime souvent un conflit entre le désir de garder et celui d’abandonner qui s’exprime en termes de « nécessité de rester fidèle au mort ou se tourner vers de nouveaux liens avec les vivants » (Freud A, 1967 [1953], p. 314). Elle conclut que la dépression ressentie par l’endeuillé est déplacée sur l’image du défunt dans le rêve auquel l’endeuillé s’identifie pour supporter la perte. Elle ajoute que les reproches dans le rêve signifient que le rêveur est en train de trahir le défunt, ce qui peut déclencher une angoisse liée au désir de rejoindre l’objet perdu dans la mort. Cet ensemble d’observations remarquables reprend quelques-unes des considérations décrites plus haut sur la période de deuil d’Anna en 1946. Young-Bruehl (1988) remarque qu’à chaque fois qu’Anna a le sentiment de trahir son père d’une façon ou d’une autre, son angoisse renforce son identification à lui.
58 Dans le même article, Anna Freud note qu’aux derniers stades du deuil, le défunt peut apparaître dans les rêves de l’endeuillé :
« Il (le défunt) supplie ou implore [le survivant] de le rejoindre. Il exprime sa nostalgie ou se plaint d’être seul et abandonné. Le rêveur a le sentiment d’être aux prises avec des émotions contradictoires et passe de la joie la plus pure provoquée par les retrouvailles à un sentiment de culpabilité et de remords pour être resté loin du mort, de l’avoir négligé, etc. »
60 Elle poursuit en rapprochant les « conflits de loyauté » avec le défunt aux mythes folkloriques et aux contes de fées. Elle relie les « pauvres » âmes « perdues », « errantes » avec les objets perdus par les enfants qu’elle évoquait dans la première partie de son article. Cette perception découle de la série de rêves étudiés et de celui de 1942 dans lequel son père apparaît avec les caractéristiques d’une âme « perdue ». Young-Bruehl rappelle un rêve non daté dans le même fichier dans lequel Freud apparaît pour demander à Anna de se promener avec lui. Dans ce rêve, Anna dit ressentir intensément que son père erre seul et « perdu ». Elle associe avec la mauvaise conscience et, parmi d’autres associations sur l’errance et l’infidélité, elle arrive au « vagabond, à l’émigrant, le Juif errant » (Young-Bruehl, 1988). Elle poursuit ses associations sur le thème du reproche et de l’infidélité. L’association d’Anna de l’âme perdue avec le Juif errant est significative.
61 Der ewige Jude, le Juif éternel ou le Juif errant est une vieille légende chrétienne européenne. Dans certaines versions, un Juif appelé Ahasvérus a refusé nourriture et eau à Jésus sur le chemin de croix. En punition, il a été condamné à errer à la surface de la terre pour l’éternité. Les Nazis avaient monté une exposition de l’art « dégénéré » qui avait voyagé à travers l’Europe, publié un livre antisémite et un film de propagande bien connu, tous nommés der ewige Jude (Hornshoj-Moller et Culbert, 1992). Qu’Anna ait connu ou non les versions nazies, elle connaissait sûrement la légende antisémite. Dans ses associations au rêve, elle assimile Freud aux Juifs persécutés par les antisémites. Mais elle pouvait aussi faire inconsciemment allusion à ses tantes, dont les restes n’ont jamais été retrouvés, et qui étaient réellement « perdues ». Il est intéressant de noter que Peter Gay (1988, p.604) remarque que Freud s’était comparé à Ahasvérus en 1938 après avoir décidé de quitter Vienne.
62 Il semble qu’Anna a réussi à accomplir le deuil difficile de son père en renforçant ses identifications à lui. Anna Freud considérait qu’il s’agissait d’une forme de sublimation, une normalisation de cette solution au deuil. Mais cette solution peut avoir laissé des traces de conflit dans la cession altruiste à son père, comme je l’ai déjà abordé plus haut. Un des aspects de ce conflit concerne les reproches à son père à propos de la « décision » concernant les tantes. Là encore, elle traite ces reproches par le biais de l’identification à son père : « Nous avons laissé les tantes se faire tuer ». Le rêve de la Palestine semble montrer qu’elle a moins bien réussi cela avec ses tantes mortes pendant l’Holocauste, parce que l’identification à Freud qui l’aidait à surmonter sa perte entrait en conflit avec son désir d’avoir sauvé ses tantes auxquelles elle s’était aussi identifiée inconsciemment. Elle faisait aussi partie de femmes Freud qui avaient sacrifié des parties d’elles-mêmes pour les besoins de Sigmund Freud.
63 Les sentiments de culpabilité et de responsabilité d’Anna pour le destin des personnes aimées qui périssent assassinées étaient très courants chez de nombreux survivants de l’Holocauste. Les choix réellement décidés ou l’illusion de choix effectué dans des circonstances extrêmes renforçaient les difficultés du travail de deuil autant que les circonstances affreuses et troubles des meurtres et que l’absence de toute opportunité de rituel funéraire, individuel ou collectif (Volkan, 2006).
64 Le survivant peut avoir l’impression de devoir sa survie à la mort d’un autre. Comme les survivants se sentent coupables d’être simplement en vie alors que d’autres sont morts, ce choix apparent sert d’explication et de justification à la survie. Dans son article publié, Anna Freud (1967 [1953]) explique qu’au cours du travail de deuil, le survivant peut temporairement se croire réellement responsable de la perte. Nous avons survécu parce que nous avons abandonné les autres. Ceci pourrait bien être au cœur de l’allégation d’Anna Freud que ses tantes ont été tuées par sa faute.
Les enfants du camp de concentration : l’éducation de groupe
65 Comme déjà mentionné, Anna Freud a écrit un article à partir des notes de Sophie Dann, Une expérience d’éducation de groupe (1951), à propos de 6 enfants de 3 ans survivants de Theresienstadt qui avaient été amenés en Angleterre. Anna Freud et les sœurs Dann s’étaient occupées de ces enfants et les avaient longuement suivis à la Hampstead Clinic. Cet article est un des premiers témoignages de traitement des survivants des camps de concentration. Les observations et les conclusions tirées de cette expérience sont remarquables à plusieurs titres.
66 Anna Freud considérait cette opportunité d’observer de jeunes enfants comme une « expérience naturelle » qui permettait de vérifier les idées psychanalytiques sur le développement de l’enfant. Une des découvertes majeures de ces observations réside dans le fait que ces enfants, qui ont grandi en oubliant l’existence de parents et sans relation stable avec des adultes, ont construit un attachement étroit avec leurs pairs. Leur vie émotionnelle et le développement de leur moi ont été considérablement touchés par l’absence de figure maternelle stable durant la première année de vie. Jusque là, les psychanalystes considéraient que toute perturbation importante dans la relation mère-enfant au cours des premières années avait des conséquences désastreuses comme l’apathie, l’auto mutilation et la psychose dans les étapes ultérieures de la vie. Or, si ces enfants étaient difficiles, agressifs et utilisaient des comportements auto-érotiques pour contrer l’angoisse, ils n’étaient toutefois ni retardés mentalement, ni délinquants, ni psychotiques. Ils avaient été capables d’apprendre une nouvelle langue pendant le temps de leur séjour d’observation.
67 Si nous pouvons supposer que le travail avec ces enfants de Theresienstadt a eu de fortes résonnances émotionnelles pour Anna Freud, il a aussi grandement influencé ses pensées psychanalytiques d’après guerre. Dans les années 1950-1960, les enfants sans mère sont devenus un sujet de recherche plus large et plus approfondi à la Hampstead Clinic. Les enfants des camps de concentration ont été longtemps suivis à la clinique et certains ont fait une analyse à l’adolescence (voir Gyomroi, 1963 et aussi Moskovitz, 1983). De ce point de vue, il s’est avéré que les enfants suivis comme résidants s’en sortaient plutôt bien pendant la période de latence et qu’à la préadolescence leurs difficultés s’aggravaient mais n’étaient pas désastreuses (Freud A, 1954).
68 Anna Freud a introduit l’observation directe des enfants comme une nouvelle méthodologie dans son travail dans les pouponnières de guerre et l’a affinée dans son travail avec les enfants des camps de concentration. Cette innovation a joué un rôle important dans l’approche développementale de la psychopathologie et de l’adaptation, qui constitue une part importante de son legs psychanalytique (Malberg et Raphael-Leff, 2012 ; Midgley, 2013).
Élargir le champ de la psychanalyse
69 Pendant les années 50, de nombreux articles d’Anna Freud font brièvement référence aux enfants des camps de concentration. Par exemple, elle a participé au colloque de 1954 sur l’élargissement des indications de la psychanalyse. Elle y discutait une présentation de Leo Stone et Edith Jacobson sur un travail analytique avec des patients plus perturbés qu’il était habituel à l’époque. Anna Freud notait son désaccord avec Stone qui doutait qu’il existe « une incapacité narcissique au transfert ».
70 Elle faisait alors référence à son expérience avec les enfants des camps de concentration qui souffraient de « certains défauts fondamentaux dans leur développement émotionnel » dus à l’absence d’une figure maternelle solide dans la première année de leur vie (p. 362). Les enfants qui avaient subi une telle perte avant le stade de permanence de l’objet libidinal, étaient incapables de déployer une relation transférentielle fonctionnelle avec leur analyste (« névrose de transfert »).
71 Elle poursuit la discussion sur les implications de cette observation sur la technique psychanalytique, y compris la notion de paramètres d’Eissler. Elle parle ensuite de l’analyse d’une adolescente survivante de l’Holocauste, sortie clandestinement d’un ghetto polonais et passée d’une personne à l’autre pour la sauver. La patiente n’avait pas un personnage sécurisant unique ni un jouet ou un objet matériel associé à sa petite enfance pendant la guerre. Anna Freud remarque également qu’elle n’avait ni souvenir ni souvenir écran de sa petite enfance. Elle note ensuite que les souvenirs sont habituellement construits et maintenus vivants par leur lien avec les représentations d’objets aimés. Elle conclut ses remarques en proposant qu’avec les patients qui ont perdu leur objet sécurisant fiable avant la constitution de la permanence de l’objet libidinal, c’est le manque d’un objet aimant qui rend difficile l’édification d’un transfert fonctionnel. De ce point de vue, elle ne pensait pas que le travail « préparatoire » avec ce genre de patient puisse être considéré comme « analytique ».
72 Elle a été fortement influencée par son travail dans les pouponnières de guerre et avec les enfants des camps de concentration. Beaucoup de ses idées sont issues de son vécu de la deuxième guerre mondiale, mais elle n’a jamais abandonné les théories de son père.
73 Dans son étude sur les contributions d’Anna Freud à la psychanalyse, Edgcumbe (2000) cherche à savoir pourquoi Anna Freud n’acceptait pas de considérer ce qu’elle appelait « l’aide au développement » comme un aspect légitime de la technique psychanalytique avec les problèmes de « déficience » ? Edgcumbe pense qu’elle s’approchait de cette position dans ses derniers articles et vers la fin de son travail à la Hampstead Clinic. Elle ajoute : « Quand elle était obligée de prendre position, elle avait peut-être tendance à considérer qu’il était de son rôle, ou de son devoir, de garder une ligne conservatrice dans une situation qui faisait surgir des idées nouvelles de façon parfois indisciplinée » (p.196-197).
74 Maintenir une position conservatrice était aussi l’expression de l’identification d’Anna Freud à son père, témoin de la complexité de son travail de deuil en 1946. Dans À propos de perdre et d’être perdu, elle décrit comment les reproches et la déloyauté vis-à-vis de l’objet perdu peuvent être source d’angoisse et d’une identification à l’objet perdu. La culpabilité du survivant vis-à-vis de ses tantes illustre un des aspects de son dévouement d’autant plus profond à son père qu’il découle d’un tel reproche.
Traumatisme
75 En 1964, Anna Freud a participé à un colloque sur le traumatisme dont les actes ont été publiés (Furst, 1967). Sa contribution se basait sur une définition du trauma proche de la conception de son père : une effraction du pare-excitation et l’incapacité du moi à surmonter les stimuli internes ou externes. Elle cherchait à limiter le terme à cette acception plutôt que l’étendre à des concepts plus larges comme le traumatisme cumulatif, le traumatisme de stress, le traumatisme rétrospectif… Elle trouvait que la définition du traumatisme avait été exagérément élargie à des évènements qui pouvaient provoquer une forme de psychopathologie. Alors que pour elle, le traumatisme ne peut se définir que par l’effraction du pare-excitation et la mise hors circuit du moi, même brièvement.
76 Selon cette définition, les plus jeunes survivants des camps de concentration n’ont pas subi un traumatisme mais une perturbation sévère de leur développement. De même, elle n’a pas été traumatisée puisque son pare-excitation n’a pas été effracté et que le fonctionnement de son moi est resté intact aussi bien pendant son épreuve avec les Nazis que lorsqu’elle a appris la mort de ses tantes. De nouveau, nous trouvons des observations influencées par son travail avec les enfants isolés alors que sa théorisation reste fermement limitée au cadre théorique de son père. La dualité innovation-conservatisme est manifeste dans son travail sur le trauma. Son travail avec les enfants des camps de concentration était novateur sur le plan technique comme dans la méthode d’observation. Pourtant, ses conclusions théoriques restent conservatrices par fidélité aux conceptions de son père sur le traumatisme.
Bowlby, séparation et attachement
77 Anna Freud (1958, 1960) a eu deux fois l’occasion de discuter les idées de John Bowlby sur la séparation et l’attachement, ce qui a donné lieu à des publications rassemblées dans ses écrits. Elle commence par remarquer que ses observations et celles de ses collègues sur les enfants séparés de leurs parents dans la petite enfance rejoignent celles de Bowlby sur les enfants séparés de leur mère. Puis elle décrit leur opposition et désaccord théoriques à propos du narcissisme infantile. Elle pense qu’un enfant isolé ne peut faire un vrai travail de deuil que lorsque la permanence de l’objet libidinal est acquise. Bowlby lui reprochait de penser que la recherche de plaisir était une motivation humaine prioritaire à l’attachement à la mère. Anna Freud considérait que ces deux aspects existaient à deux niveaux différents de discours et n’étaient pas vraiment comparables. Le principe de plaisir concerne l’attachement à la mère comme tout le reste, argumentait-elle. Bowlby ajoutait que dans son étude des pouponnières de guerre, elle n’avait pas évoqué le lien entre la séparation d’avec la mère et la survenue de pathologies dépressives plus tardives. Anna Freud rappelait son travail sur les enfants des camps de concentration qui avaient montré peu de difficultés à la latence mais avaient présenté une pathologie dépressive prononcée à la préadolescence. Anna Freud s’appuyait fortement sur son expérience avec les enfants des camps de concentration qui, n’ayant jamais connu leurs parents, n’avaient pas atteint le stade de la permanence de l’objet. Pour elle, cela explique l’incapacité de ces enfants à faire un travail de deuil et leur pathologie. Le désaccord avec Bowlby était purement théorique puisqu’Anna Freud considérait que la théorie de Bowlby était biologique et non pas psychologique. Dans ce débat théorique, elle garde la ligne économique de la théorie de son père, qui comprend le principe de plaisir et la permanence de l’objet.
78 Dans son étude de l’œuvre d’Anna Freud, Edgcumbe (2000) reprend en détail la discussion avec Bowlby. Elle considère qu’ils sont en désaccord à propos du narcissisme infantile et sur la question de concevoir la pulsion comme basée sur la recherche de plaisir ou sur la recherche de l’objet. Le contexte des grandes controverses Klein-Freud dans lequel avait lieu la discussion avec Bowlby, a certainement durci les positions de chacun. Si Anna Freud n’avait pas engagé la discussion de façon polémique avec Bowlby, bien d’autres psychanalystes ne furent pas aussi conciliants dans leur critique. Midgley (2013) adopte la même position dans sa discussion sur l’attitude d’Anna Freud à l’égard de Bowlby. En fin de compte, ce conflit a retardé l’introduction de la théorie de l’attachement dans le corpus psychanalytique. À nouveau, on peut considérer que défendre les positions théoriques de son père a empêché Anna d’intégrer la théorie de l’attachement à la psychanalyse que son propre travail avec les enfants des camps de concentration aurait pu faciliter.
Le paradoxe de l’altruisme
79 L’altruisme est un autre domaine où Anna Freud a fermement maintenu une position conservatrice malgré ce qu’elle a vécu durant l’Holocauste.
80 Comme nous l’avons déjà mentionné, elle propose la notion de cession altruiste des pulsions [altruistische Abtretung] pour décrire le type de défense particulière d’un individu qui sacrifie ses propres satisfactions instinctuelles en faveur d’un autre tout en s’identifiant à cet autre par procuration (Freud A., 1936). Dans son livre, Anna Freud doute qu’il existe jamais une forme d’altruisme en dehors de la satisfaction personnelle et constate que l’altruisme se comprend mieux à partir des différentes formes de masochisme.
81 Des années plus tard, Joseph Sandler (1985) a rediscuté avec elle des différents aspects de son livre de 1936 sur les mécanismes de défense, y compris de ses positions sur l’altruisme. La version publiée contient cet échange :
« Joseph Sandler : Pour commencer, on pourrait dire qu’il existe différentes formes d’altruisme, au sens descriptif du terme. On n’a pas besoin de considérer qu’il s’agit d’une tendance innée de l’individu…
Anna Freud : Oui, tu veux dire que tu ne penses pas que qui que ce soit naît altruiste…
J.S. : ou même le devient par bonté d’âme.
A.F. : non, plutôt par méchanceté d’âme ! »
83 Tandis que la discussion se poursuit, Anna Freud précise que l’altruisme est toujours établi par procuration et toujours lié au masochisme. Cette conception a été prépondérante jusqu’à ce que Seelig et Rosof (2001) étendent le concept à une forme normale d’altruisme, dégagée du masochisme et de toute autre pathologie. Les études sur les sauveteurs de Juifs durant l’Holocauste ont décrit une forme d’altruisme avec des traits psychologiques positifs, comme la capacité d’empathie, qui a motivé beaucoup de non-Juifs qui ont sauvé des Juifs pendant l’Holocauste (Fogelman, 1994 ; Oliner et Oliner, 1988).
84 Anna Freud a échappé au sort de ses tantes grâce aux efforts d’un certain nombre de non-Juifs – Anton Sauerwald, Ernest Jones, Marie Bonaparte, William Bullitt, Dorothy Burlingham et d’autres. Malgré tout, elle persiste à affirmer que l’altruisme découle du masochisme et de la pathologie. Ce paradoxe renforce l’hypothèse selon laquelle la période de deuil de 1946 a renforcé l’identification d’Anna avec les positions de Freud sur la nature humaine. Anna Freud a développé son point de vue sur l’altruisme au cours de son analyse avec son père, après la première guerre mondiale (Midgley, 2013). Sa vision du monde, comme celle de son père, était façonnée par l’antisémitisme virulent qui était endémique à Vienne avant comme après la première guerre mondiale (voir par exemple, Diller, 1991 ; Frosh, 2004 ; Yerushalmi, 1991). Son expérience de l’Holocauste n’a pas contribué à changer cette vision du monde. Au contraire, comme j’ai tenté de le montrer, la période de deuil de 1946 a renforcé et consolidé son identification à son père, y compris à son point de vue pessimiste sur la nature humaine. Ceci a influencé sa conception de l’altruisme. L’assassinat de ses tantes dont elle se sentait responsable avec son père, n’était pas la source principale de cette identification mais a joué incontestablement un rôle en 1946.
85 Anna Freud a été capable de modifier son opinion sur bien des aspects du développement de l’enfant en s’appuyant sur son travail dans les pouponnières de guerre et avec les enfants des camps de concentration. Mais dès qu’il s’agissait de sujets qui pouvaient relever d’une certaine déloyauté à son père, elle renforçait ses positions conservatrices.
Conclusion
86 Anna Freud n’a jamais rien écrit sur son expérience personnelle de l’Holocauste et apparemment, elle n’en a guère plus parlé, ni publiquement ni en privé, que ce que j’ai rapporté ici. Certains amis, comme Jeanne Lampl-de Groot et Harold Blum, lui ont demandé de leur en faire part, mais elle n’a jamais pu (Blum, 2012). On lui a demandé une fois comment elle comprenait le fait que les Nazis aient tué ses tantes âgées. Elle répondit simplement que les Nazis voulaient leur appartement (Edmundson, 2007 ; Young-Bruehl, 1988). Elle avait fait le serment de ne jamais retourner à Vienne (mais y est retournée quand même) et n’a jamais pris part à une cérémonie communautaire du souvenir. Elle ne voulait pas acheter de voiture allemande ; elle avait refusé d’utiliser des machines à écrire IBM quand elle avait appris qu’IBM avait collaboré avec les Nazis (Cohen, 2012). En 1971, elle est retournée participer à un Congrès à Vienne où elle a fait une intervention sur l’agressivité qui ne mentionne à aucun moment l’Holocauste.
87 Le traumatisme psychique, au sens large, comprenant l’absence d’effraction du pare-excitation, peut créer aussi bien des tâches aveugles persistantes que favoriser une impulsion créative, la résilience ou même l’altruisme sain (Parens et al., 2008). Tous points de vue qu’Anna Freud illustre entièrement. La période de deuil de 1946 a renforcé une forte identification à son père, une adhésion respectueuse à sa vision du monde et à ses théories psychanalytiques. Mais on peut aussi voir dans cette période la genèse d’une production innovante pour la psychanalyse, que Midgley (2013), Edgcumbe (2000) et d’autres ont qualifié d’approche développementale de la psychanalyse.
88 Comme le montre la culpabilité d’Anna Freud à propos de l’assassinat de ses tantes, le traumatisme doit être examiné à la lumière de la structure psychologique individuelle, des expériences et des conflits précoces. Nous avons en effet vu comment la culpabilité du survivant se mêlait à d’autres sources de culpabilité en lien avec son père, sa mère, sa tante Minna, sa sœur Sophie et ses cousines, et surtout Mausi. Dans ce sens, nous pouvons donc conclure que la culpabilité du survivant, comme le traumatisme, n’arrive pas de façon isolée mais s’inscrit dans le creuset des ressources et des conflits de toute une vie. J’ai décidé d’insister sur la question de la culpabilité du survivant parce qu’elle me semblait avoir été estompée dans les récits biographiques de la vie d’Anna Freud.
89 Enfin, cette étude pourra être considérée comme un témoignage historique de l’après-coup des évènements traumatiques de l’Holocauste vécus par Anna Freud. Une importante littérature s’est penchée sur l’écriture et la lecture d’évènements historiques traumatiques (voir par exemple, Caruth, 1995, 1996 ; Felman and Laub, 1992 ; LaCapra, 1996, 1998). LaCapra (1998) rapproche la relation entre le lecteur ou l’écrivain avec un évènement historique traumatique et la relation du patient avec l’analyste dans le cabinet de consultation. Il utilise le terme de transfert pour décrire la relation émotionnelle et empirique entre une personne et un évènement traumatique. Il insiste sur la responsabilité éthique supplémentaire des écrivains décrivant des évènements historiques traumatiques, de respecter et d’être attentif à ces questions transférentielles. Felman observe, à partir de sa propre expérience, que l’enseignement de l’Holocauste induit un vécu émotionnel tant pour l’enseignant que pour l’étudiant ; elle qualifie de réflexivité cette expérience qu’elle rapproche de l’expérience émotionnelle des survivants.
90 Elle utilise ce processus réflexif dans son enseignement de toute expérience traumatique.
91 Le vécu de l’Holocauste a produit chez certains survivants ce que Caruth (1995) nomme une crypte, c’est-à-dire un vécu scellé, enfoui, quasiment impossible à partager avec d’autres. L’expérience de l’Holocauste d’Anna Freud et le meurtre de ses tantes en particulier, pourrait bien correspondre à cette définition. Et il semble bien que ses biographes tout comme l’ensemble des psychanalystes l’aient également suivie à cet égard, longtemps après la deuxième guerre mondiale. J’ai voulu, par cette étude, proposer un antidote à cette crypte partagée qui renferme un ensemble de circonstances douloureuses dans l’histoire de notre domaine.
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Mots-clés éditeurs : culpabilité du survivant, séparation, rêves, Anna Freud, cession altruiste, attachement, altruisme, deuil, traumatisme, résilience, Holocauste
Date de mise en ligne : 05/08/2016
https://doi.org/10.3917/lapsy.161.0175Notes
-
[1]
Article paru sous le titre “Anna Freud and the Holocaust : Mourning and survival guilt”, Int J Psychoanal (2014) 95 : 1183 -1210. Traduit par Anne Rosenberg et relu par François Gross.
-
[2]
Les recherches dans les archives Sigmund Freud à la librairie du Congrès et au musée Freud à Londres n’ont pas permis de déterminer la date exacte à laquelle Anna Freud a reçu cette lettre. Je remercie Harold Blum M.D. de son aide.
-
[3]
Ndt. : « altruistic surrender » dans le texte anglais. Anne Berman traductrice en français de l’ouvrage princeps d’Anna Freud « Le moi et les mécanismes de défense » a forgé l’expression de « cession altruiste » des pulsions.
-
[4]
Ndt. : En anglais, oxygen tank (réservoir à oxygène) mène par association à marksman (tireur d’élite).
-
[5]
Ndt. : « Homonucleus » dans les notes écrites d’Anna Freud, au lieu de homunculus, version miniature d’un être humain, puisque les associations d’Anna vont vers Faust.
-
[6]
Blomfield (1991) propose une autre perspective de ce rêve.