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Article de revue

La valeur du « dernier Bion » pour la théorie et la pratique analytique

Pages 123 à 137

Notes

  • [1]
    Article paru sous le titre : On the value of « late Bion » to analytic theory and practice, Int. J. Psychoanal. (2011) 92 : 1089-1098, par Luc Magnenat, relecture par Diana Messina Pizzuti.
  • [2]
    Je remercie Helen Oxby et Liz Allison de leur aide dans la formulation, la correction et l’édition de cet article en anglais, ainsi que Nicola Abel-Hirsch pour ses précieux commentaires.

1La plupart des analystes reconnaissent sans doute que la théorie de la pensée de Bion est devenue une partie intégrante du tronc commun de la théorie psychanalytique. Elle est l’une des théories responsables d’un déplacement de l’attention portée par la psychanalyse aux manifestations inconscientes, de leur contenu vers leur véritable transformation psychique. Cette théorie ouvre de nouvelles perspectives de traitement, particulièrement dans le domaine des pathologies graves. Cependant, la dernière partie de l’œuvre de Bion, avec son accent mis sur « O » et sa recommandation d’une attitude clinique « sans mémoire, ni désir, ni cohérence, ni compréhension » a suscité nombre de réactions variées, des critiques de folie théorique ou d’idolâtrie. Ma position, dans ce qui suit, est que la dernière partie de l’œuvre de Bion constitue une contribution importante à la théorie et à la pratique, et qu’il est possible de recourir à une combinaison des deux modèles définis dans le « premier » et le « dernier » Bion pour énoncer un modèle du changement psychique à double voie.

Le tournant de Bion

2Il existe une tendance à lier le changement majeur de la pensée de Bion à son déménagement de Londres vers la Californie, de l’attribuer en conséquence à des facteurs externes et d’en diminuer l’essence et la puissance. Mon impression est inverse : je pense que ce sont les nouveaux insights de Bion qui l’ont conduit à changer son environnement de vie de sorte à pouvoir partir de zéro et se concentrer sur l’écriture. Le changement de perspective de Bion s’amorce à la fin de Transformations (Bion, 1965) et s’élabore dans Attention et interprétation (Bion, 1970). Ces deux livres furent écrits alors que Bion était encore à Londres. Bion ne développa pas d’autres conceptions théoriques nouvelles après ces deux ouvrages, mais il développa sa nouvelle façon de voir dans trois projets sur lesquels il travailla en parallèle. Les livres sur la psychanalyse qui furent ensuite rassemblés dans Une mémoire du futur (Bion, 1970) constituèrent l’un de ces projets. Dans la ligne de ses nouveaux insights, Bion recourut à la forme littéraire du drame fictionnel car il espérait que langage vivant et contenu se transformeraient mutuellement. Ses séminaires, ses conférences et ses écrits autobiographiques reflètent également l’effort du prétendu dernier Bion de transmettre ses vues dans une langue vivante. L’ensemble de ces œuvres est imprégnée d’une différence de style marquée par rapport au travail antérieur de Bion : son approche antérieure, plutôt sèche, rationnelle, détachée (bien que parfois emplie d’humour) cède la place à une position plus expérientielle, ouverte et émotionnelle. Ce changement radical est également évident dans Cogitations (Bion, 1992), le journal théorique de Bion (Merciai et Borgogno, 1992). Bien que les écrits tardifs de Bion témoignent des changements substantiels de son monde intérieur et soient emplis de pensées sauvages, les témoignages de ses analysants d’alors, tels Tustin, Grotstein et Gooch, démontrent que ce changement n’apparaissait pas dans son travail clinique : en tant que psychanalyste, il demeurait un kleinien strict et discipliné.

L’insight qui bouleversa la théorie de Bion

3Durant les années cinquante, Bion travaillait avec des patients sévèrement malades, souffrant de troubles de la pensée caractérisés par des émotions et des perceptions insuffisamment ou pathologiquement mentalisées. Il développa une théorie de la pensée ayant une portée clinique (Bion, 1962b, 1963) dans laquelle il considérait la pensée, ou la transformation inconsciente des émotions, dans la lignée des idées de Klein sur le phantasme inconscient. Bion se posait une question fondamentale : comment une émotion ou une perception qui n’est pas encore psychique peut-elle devenir psychique et comment ce processus peut-il être mis en évidence ? C’est une question bien difficile car le « non-psychique » et le « protopsychique » sont deux variables inconnues. Afin d’étudier la transition entre l’une et l’autre, Bion recourut à la théorie mathématique des fonctions selon laquelle des variables peuvent demeurer inconnues tout en permettant l’étude de la fonction qui les articule. Le non-psychique fut désigné comme « bêta », le protopsychique comme « alpha » et la fonction qui les liait comme « fonction alpha ». Dans l’étude de cette fonction, Bion s’appuya sur la théorie « des deux principes du fonctionnement psychique » de Freud (1911) et sur des positivistes anglais tels que Hume.

4Bion (1963) développa sa théorie de la pensée en appliquant la « théorie des éléments » d’Euclide dans la différenciation des divers éléments de la pensée et de leurs usages. Ceux-ci furent catégorisés dans la Grille. La pensée pouvait dès lors être considérée comme une transition entre ces éléments, une transition décrite par les formules « Ps-D, contenant-contenu et fait choisi ». Le pas suivant de Bion fut d’étudier les transitions entre éléments ou entre différentes catégories de la Grille en recourant à la « théorie des transformations » géométriques (Bion, 1965). Bion espérait que transposer les relations entre les divers éléments en formules algébriques libèrerait la psychanalyse des limitations de la simple description, ainsi qu’il en alla pour la géométrie et la physique. Il poussa cette tentative à un degré tel que Transformation est presque illisible, et il réalisa au terme de cet ouvrage que sa tentative était vouée à l’échec. Il prit conscience que si l’on prend une série de transformations à partir de l’aboutissement de la dernière d’entre elles, il n’est possible de reconstruire que trois ou quatre transformations. Le nombre des inconnues est trop élevé pour reconstruire un plus grand nombre d’étapes du processus, sans mentionner la possibilité de retrouver le point de départ de la transformation. De plus, il réalisa qu’en formulant la transformation d’éléments et de leurs conjonctions en formules algébriques, il demeurait à un niveau de représentation qu’il nommait « transformations en C » (T(C)). Il était impossible de connaître l’origine des transformations, ce qu’il nomma O. Cependant, il était convaincu que ce n’était qu’à ce niveau fondamental que le changement réel se produisait, un changement qu’il appela transformation en O(T(O).

5C’est le bond en avant dans la pensée de Bion (Vermote, 1998, 2010) auquel je me réfère au début de cet article. À partir de ce point, Bion cesse de se concentrer sur la manière dont quelque chose se représente (le prétendu premier Bion) et il prend en considération ce qui se produit à un niveau non représenté, indifférencié, ainsi que les moyens d’initier des changements à ce niveau, ou tout au moins que ceux-ci ne soient pas inhibés par l’analyste (le prétendu dernier Bion).

La zone indifférenciée et la zone différenciée

6Bion recourut à de nouvelles métaphores telles que le concept d’infini, issu des mathématiques, et celui de déité, tiré de la religion, afin de décrire cette zone non représentée, indifférenciée qui, par définition, ne peut qu’être expérimentée sans pouvoir être connue. Il se tourna vers des philosophes comme Platon et Kant qui se sont intéressés au problème auquel il se confrontait : comment engager, formuler et concevoir le contact avec ce qui est au-delà des limites de notre pensée, derrière le voile de nos illusions. Sans être un mystique, il trouva dans leurs écrits des descriptions dont il put faire usage pour traduire l’expérience de ce qui est au-delà de la représentation.

7En mettant ses idées nouvelles en relation avec des concepts psychanalytiques classiques, il est remarquable que Bion ait établi une distinction entre une transformation en O (TO) et le processus de rendre conscient quelque chose d’inconscient. Selon son point de vue, la résolution de conflits inconscients ne constitue pas une garantie en soi de T(O). Permettre T(O) exige également une attitude consciente d’ouverture fondamentale à l’inconnu. De plus, Bion (1970) jugea que les notions d’inconscient et de conscient étaient trop liées au principe de plaisir sensuel, alors que O et T(O) se produisent à un niveau non sensuel. En conséquence, il formula l’idée d’un vecteur infini-fini qui lui paraissait plus approprié à T(O) que le vecteur inconscient-conscient. Il suggéra que l’on peut considérer T(O) comme un mouvement dans le vecteur infini-fini. En d’autres termes, quelque chose provient d’une zone infinie et trouve une forme finie. Selon Bion, l’analyste en séance devrait tenter de se situer au point où l’indifférencié trouve une forme finie. Pour le dire autrement, l’analyste doit se situer à un point de l’infini où il/elle pourrait voir les pensées lorsqu’elles émergent (Bion, 1970).

8Désormais, Bion considérait chaque pensée comme « gagnée sur l’obscurité et l’infini informe » (Bion, 1970). Dans cette perspective, T(O) pourrait être caractérisée comme un événement nouveau, différent de T(C) qui est la transformation et la pensée d’expériences émotionnelles existantes dans le champ du principe de plaisir-déplaisir.

9Selon la formulation de Bion, le domaine de l’indifférencié est un monde puissamment vivant et générateur de vie, une idée qui est magnifiquement explorée par Grotstein (2007). Bion pensait que de grands artistes tels que Leonard de Vinci, Michel-Ange, Shakespeare et d’autres étaient en contact direct avec le champ de l’indifférencié (Bion, 1991). Il attribua divers noms à ce domaine, des noms qu’il tira de ses travaux antérieurs et auxquels il donna une signification légèrement différente : la Matrice, tirée de Recherches sur les petits groupes (Bion, 1961) ; la zone hallucinatoire, issue de Réflexion faite (Bion, 1967), qu’il ne rapportait plus à la psychose dans sa nouvelle signification ; la zone prénatale tirée de Une mémoire du futur (Bion, 1991).

Redéfinition des concepts et recommandations techniques dans le nouveau modèle

10Dans le modèle du « dernier Bion », l’accent n’est plus mis sur la pensée ou sur T(C), qui prennent place au niveau des représentations, mais sur le changement psychique au niveau de l’expérience, du non-représenté ou de T(O). À partir de cette nouvelle perspective, tout ce qui avait été antérieurement formulé prit une signification nouvelle. Par exemple, la Grille, qui était appréhendée comme une catégorisation de représentations conçue pour permettre et comprendre T(C), devenait ce que Bion (1965) nommait une « Échelle de réalité » pour T(O) : une échelle indiquant la distance de O. Dans cette échelle, bêta est considéré comme ce qui est le plus proche de O, alors que dans la perspective T(C) les éléments bêta apparaissaient comme les éléments les moins soumis à une transformation.

11Comme nous l’avons vu, Bion (1962, 1963) considérait la pensée ou T(C) comme une transition entre divers éléments, une transition qu’il définissait comme une oscillation PS-D. Ceci implique une attitude de tolérance à l’insécurité et à la frustration jusqu’à ce qu’un contenant rencontre le contenu, et jusqu’à ce qu’une cohérence entre les éléments dispersés apparaisse, un « fait choisi ». Dans T(O), Bion (1970) reprend cette oscillation PS-D, mais alors comme un mouvement Patience-Sécurité qui implique l’attente, la tolérance du doute, du mystère jusqu’à ce que quelque chose de fini émerge de l’infini.

12Bion explore plus avant cette différence dans sa description de l’attitude requise pour faciliter T(C) ou T(O). Dans la mesure où O est un domaine non sensuel, Bion (1970) propose que pour vivre T(O) l’analyste doive s’entraîner à écarter le sensuel et donc essayer de ne pas comprendre, ni se souvenir, ni rechercher une cohérence, et tenter de se débarrasser du désir. Alors qu’en T(C) une attitude d’attention flottante de l’analyste est importante pour lui permettre d’être aussi ouvert que possible à sa rêverie, en T(O) une attitude de foi et d’émerveillement (que Kant nommait « Achtung ») est essentielle afin de permettre à ce qui n’est pas survenu de prendre place, ce que Bion appela ultérieurement une « Acte de foi ». Dans ce sens, Bion (1970) postula qu’en T(C) une non-chose [NdT : « no-thing »] se lie à une pensée et qu’en T(O) quelque chose qui n’est pas encore survenu est lié à un « Acte de foi ». Cette dernière phrase tente de capter la distinction claire établie par Bion entre T(C) et T(O). Ces deux concepts sont indispensables et sont en interaction dynamique.

La césure entre deux mondes

13Dans ses conférences (Bion, 1980), dans ses séminaires (Bion, 1987) et dans Une mémoire du futur, Bion construisit progressivement la représentation d’une césure entre le champ de ce qui est prétendûment indifférencié et le monde différencié. Bion (1979) se représentait la zone indifférenciée d’un côté de la césure comme une sorte de flot sous-terrain qu’il comparait à l’Alphée – le fleuve mythique qui émerge de temps en temps. Bion (1991) concevait une communication entre les deux zones, les rêves constituant un reflet de ce qui se passe dans la zone inconnue, indifférenciée. Il suggéra aussi que le processus pouvait agir en sens inverse, que les faits de la zone différenciée pouvaient être inscrits dans la zone indifférenciée. Bion postula qu’il y a des rêves à interpréter d’un côté de la césure, et des faits à interpréter de l’autre côté. Il les voyait comme deux mondes qui peuvent se rencontrer ou qui peuvent ne pas se rencontrer.

14Bion (1991) vit de plus en plus la césure comme un écran opaque constitué par le langage. Dans le modèle du « premier » Bion, la pensée verbale et le langage se caractérisent par la fonction alpha et peuvent être considérés comme une membrane vivante et perméable, une peau psychique (Anzieu, 1989) ; dans le modèle du « dernier » Bion, celui-ci mettait souvent en garde contre le danger que le langage devienne une sorte de carapace qui entrave l’expérience de la zone indifférenciée. Ce qui signifierait que les pensées issues de l’infini auraient à traverser un genre de croûte. Dans Une mémoire du futur, il décrivit de façon plutôt poétique comment une pensée f œtale se retrouve près du système nerveux central après sa traversée de la césure, étendue à plat sur le sol, noyée dans l’adrénaline, et comment la pensée logique et le langage tentent aussitôt de capturer cette pensée fœtale. Cette pensée fœtale est présentée comme un personnage de ce texte en forme de fiction dramatique et Bion lui fait dire : « les mots n’ont aucun droit à être des définitions, des cercueils rigides qui empêcheraient ma naissance » (Bion, 1991).

15Pour faciliter les passages à travers la césure, Bion suggéra que l’analyste devrait recourir au « Langage de l’accomplissement ». Il s’agit d’un langage qui agit à la fois comme un prélude de l’action par la représentation, et comme une action véritable. Il transperce la carapace du langage et le libère des significations immuables. Bien que ce langage prenne place dans le monde différencié, il s’enracine et tire son « essence » du monde de l’infini. Dans ce sens, il est proche de la poésie. Afin de stimuler ce langage, Bion (1979, 1997, 2005a, 2005b) insista sur l’importance de prêter attention à ce qu’il appelait « les hypothèses imaginatives », « l’imagination spéculative » et les « pensées errantes ». Dans la même veine, il expérimenta ce qu’il nommait le langage « déconnant » et même la bigoterie, en écrivant que « l’inconnu et la bigoterie sont l’essence de la psychanalyse » (Bion, 1991). Je vais essayer d’expliquer cette qualité dans l’un des récits de cas qui va suivre.

Les objets psychanalytiques non sensuels

16En étayant le développement de ses pensées sur les œuvres de Platon et de Kant, Bion en vint à réaliser que les émotions et la personnalité possèdent une qualité non sensuelle qui précède leur expression. Bion (1963) avait antérieurement décrit les objets psychanalytiques comme ineffables et nécessitant trois catégories de la Grille pour être discernés (sens, mythe et passion). À la suite de l’introduction de O, il décrit les objets psychanalytiques comme des conjonctions constantes qui sont également présentes à un niveau non sensuel en tant que formes non encore verbalisables, mais dont on peut avoir l’intuition (Bion, 1970). Il compare ces essences de la réalité interne aux « Formes » que Platon concevait dans la réalité extérieure, comme par exemple la forme abstraite d’un triangle, se manifestant dans la nature dans de nombreux objets sensibles différents. Ces Formes invariantes sont spécifiques à chaque patient et s’expriment en séance, deviennent finies, selon des variations sans cesse changeantes de rêves et de manifestations transférentielles. En d’autres termes, les conjonctions constantes non sensuelles demeurent invariantes dans les multiples transformations sensuelles qui les reflètent. Elles constituent l’essence de l’Esprit d’une personne ou d’une Personnalité, la part irréductible du patient que l’analyste doit restituer au patient (Bion, 1970).

17Afin de les « voir » ou de les expérimenter, il est dès lors important de prêter attention aux conjonctions entre éléments, et pas seulement aux éléments eux-mêmes. Il faut veiller à ne pas être distrait par les émotions et les sens, car les conjonctions font partie du champ non sensuel. Bion compare cette perspective à un appareil photographique dont l’utilité serait réduite à néant si la lumière y pénétrait. Dans la même optique, il faudrait éviter de se centrer sur des récits qui dépendent d’un penseur et de connections causales illusoires, enracinées dans le principe sensuel de plaisir-déplaisir. Il faudrait aussi se garder de comprendre ces phénomènes en les mettant rationnellement en relation avec des événements passés et avec l’histoire. Bion, au contraire, se faisait l’apôtre d’une « docte ignorance » radicale, d’une ouverture socratique à l’Inconnu. Il pensait qu’il est essentiel de vivre l’expérience d’une analyse afin de pouvoir distinguer les évolutions en O de celles qui ne le sont pas à partir d’une expérience personnelle.

18

La capacité de l’analyste à atteindre la « cécité » est un préalable pour « voir » les éléments évolués de O. Réciproquement, sa liberté d’être « aveuglé » par les qualités (ou ses perceptions de celles-ci) qui appartiennent au domaine des sens devrait permettre à l’analyste de « voir » ces aspects de O qui sont invariants chez l’analysant.
(Bion, 1970.)

Exemples cliniques illustrant les concepts de la dernière partie de l’œuvre de Bion : un mécanisme de changement psychique à double sens

19Je vais poursuivre en proposant quelques exemples tiré de ma pratique qui, je l’espère, démontrent la valeur clinique de la dernière partie de l’œuvre de Bion. Bion ne donna plus d’exemples cliniques après les années cinquante, car il réalisait que de telles démonstrations déformaient toujours l’expérience vivante de l’inconnu d’une séance et fermaient l’ouverture (Bion, 1967). Une telle attitude de l’analyste aurait été tout à fait à l’opposé de celle qu’il souhaitait mettre en évidence.

20Je ne souhaite pas commenter la validité globale des insights théoriques et techniques de Bion. Je voudrais donner un échantillon de ma compréhension propre de la différence entre le premier et le dernier Bion, et montrer en quoi cela est devenu essentiel à mon travail. Pour mon usage clinique personnel, j’ai traduit les idées de Bion en exigences d’être sensible aux deux vertices T(O) et T(C), ainsi qu’aux mouvements entre T(C) et T(O). L’« objet psychanalytique » et le « Langage d’accomplissement » jouent un rôle dans cette dynamique.

Un champ de fleurs

21Dans le travail avec un patient, nous découvrons parfois que T(O) est parfois immédiatement présent. Un collègue de médecine interne m’adressa pour une analyse un homme dans la quarantaine qui ne ressentait aucun plaisir depuis très longtemps. Il avait accepté cela et il vivait avec cet état. Il ne travaillait plus et ne s’intéressait plus au sexe. En fait, il semblait ne s’intéresser à rien. Il était pâle ; il avait même oublié la date de son anniversaire. J’intervins peu dans le premier entretien. Cependant, il cherchait de l’aide et croyait que me rencontrer était sa dernière chance. L’existence d’une dépression majeure, d’une psychose ou d’une maladie somatique avait été éliminée par mon collègue. Je ne posai pas de question visant à comprendre afin de ne pas répéter une expérience à laquelle il avait été répétitivement et stérilement soumis. J’étais cependant très attentif à ce qui pouvait venir de derrière la césure.

22La deuxième séance fut un vrai mystère. Il entra et dit : « Vous m’avez dit que les rêves pouvaient être utiles à ce que nous faisons ici. Habituellement, je ne rêve pas ou je ne m’en souviens pas, mais, assez étrangement, j’ai eu un rêve la nuit dernière. » Ce rêve transperçait directement la croûte. Il avait rêvé qu’il voyait une protrusion au niveau de son ventre, comme une tumeur se développant rapidement. Plus loin dans le rêve, il voyait des bulbes qui poussaient sous sa peau ; à un moment, ils s’ouvraient et son ventre devenait un champ de tulipes. Il était impossible de comprendre ou interpréter ce rêve à ce point, ou de le rattacher à une théorie. Cependant, il sonnait comme une bonne expérience, il amenait quelque chose de derrière la césure dans le champ de la séance. Il constituait une expérience de contact avec un flot vivant sous-terrain qui trouvait une expression dans le contact avec moi, dans une situation ou un cadre psychanalytique. Ce fut avec « émerveillement » pour cette manifestation et « foi » dans la réémergence de ce flot sous-terrain que les séances commencèrent. Pour cet homme, ce T(O), un changement lors de la première séance, était un événement totalement nouveau. Ni lui ni moi ne comprirent sa signification, mais nous fûmes tous deux impressionnés par le pouvoir et le mystère de cette chose vivante en lui, hors de sa conscience et de son expérience. Faire l’expérience de T(O) et y être ouvert est très différent de T(C), qui aurait eu plus à voir avec ressentir, contenir et représenter ses sentiments de mort et de vide. Le patient eut tendance à fermer et oublier consciemment cet événement survenu dans le champ analytique, malgré l’impression profonde qu’il suscita. Cependant, cet événement demeura comme une borne dans l’ouverture de son monde interne qui entraîna un changement indéniable dans son fonctionnement et dans notre relation.

Treezebeese

23J’ai développé ailleurs la manière dont la couche indifférenciée du transfert ressemble à un canevas à partir duquel émergent et prennent forme des représentations plus différenciées du transfert (Vermote, 2009, Godfrind, 1993). Le cas suivant illustre à quel point les dynamismes transféro-contre-transférentielles présentent une aptitude unique de création de passages dans la césure entre couches différenciées et indifférenciées du fonctionnement psychique. Ces dynamismes ouvrent des portes par lesquelles le non-sensuel peut trouver une expression sensuelle et, à l’inverse, par lesquelles le sensuel peut influencer les schémas non sensuels.

24La patiente demanda une analyse pour des problèmes d’identité sexuelle. Elle était alors en relation avec un homme pour lequel elle éprouvait un profond respect, de la confiance et de la chaleur, mais cette relation n’était pas sexuellement gratifiante. Le problème d’identité sexuelle signifiait qu’elle ne pouvait pas se décider à avoir des enfants, à se marier, ou acheter une propriété avant d’avoir clarifié si elle était ou non lesbienne.

25Un processus analytique se développa sur plusieurs niveaux. Elle élabora la perte précoce de son père. Une intégration des représentations psychiquement clivées de sa mère se développa. Cette mère avait été en partie vécue comme un objet interne obstructif. Alors que la patiente était souvent confuse au début du traitement et qu’elle avait tendance à bloquer sa mentalisation T(C) avec des aphorismes prêts à l’emploi, elle devint progressivement de plus en plus ouverte à ses pensées spontanées et à ses rêves. Elle commença à se sentir mieux après deux ans et elle put prendre des dispositions dans sa vie, mais la même question quant à son identité sexuelle revenait. Nous commençâmes à nous sentir dans l’impasse.

26Dans le transfert, un sentiment fondamental de sécurité s’était développé, mais elle me vivait comme une figure indifférenciée et à l’arrière-plan, plutôt comme une sorte de « fonction », selon ses mots. Je pouvais « voir » ou avoir l’intuition d’une sensualité sauvage et indifférenciée en elle à partir de son allure de petite fille, de son goût pour les jeux vidéo guerriers et d’autres conjonctions, mais sans ressentir cela dans une qualité de présence ou dans des phénomènes sensuels. Peu après avoir réalisé cela, sans le partager avec elle, nous fûmes tous les deux surpris par le rêve suivant : un genre de « racine » pourvue de radicelles avait grandi dans son corps et était extrait par l’arrière de son sternum. Ce rêve était très vivant et fit une profonde impression. Il l’horrifia. Cette racine était-elle quelque chose qui la bloquait, qui croissait en elle comme un corps étranger, un parasite ? S’agissait-il d’un genre de naissance ? Ou de l’expression de l’angoisse de castration chez une femme, par analogie avec l’analyse par Winnicott (1971) d’une petite fille chez un homme ? En tout cas, ce rêve avait communiqué quelque chose de puissant qui avait pris forme et était inconnu. Quelques séances plus tard, alors que je l’écoutais, le mot « Treezebeese » sauta à mon esprit, sans raison évidente. En hollandais (la langue de cette analyse), ce mot dénote un genre de vieille fille mal fagottée et naïve. Je fus très surpris car ce mot ne lui allait pas d’un point de vue objectif et sensuel. Je devins soucieux de ne pas faire d’interventions sauvages, de ne pas juger ni de la bouleverser, et je restai silencieux. Après un moment, je décidai cependant de partager cela avec elle, en indiquant qu’il ne s’agissait que d’une association personnelle qui ne représentait pas forcément une réalité, mais qui pouvait avoir affaire avec une dynamique de son monde psychique. Cette intervention que je ressentais comme assez crue eut néanmoins un impact puissant. Elle dit avoir ressenti que quelque chose commençait de couler, de courir en elle. Ce quelque chose lui paraissait nouveau, comme une ouverture, comme si elle avait été touchée à un autre niveau.

27La patiente ressenti cette séance comme un tournant. Elle pleura et pleura et dit qu’elle se sentait capable de se laisser aller à ses sentiments, que j’étais là pour la tenir si elle tombait. L’expérience brute qu’elle se permit de vivre et les pensées qu’elle y associa constituèrent une expérience nouvelle tant dans le transfert que dans sa vie. Dans les termes de Bion, nous pourrions voir le « Treezebeese » comme un « langage d’accomplissement » qui transperça la césure et résulta en T(O).

28Quelque temps plus tard, elle fit une série de rêves. Dans l’un d’entre eux, j’étais un jeune homme qui étudiait pour devenir un psychanalyste capable de l’aider. Elle était émue par cette image et attirée par moi dans le rêve. C’était la première fois que j’existais en tant que personne dans l’un de ses rêves. À la séance suivante, elle me raconta un autre rêve à propos de venir à sa séance. Dans ce rêve, je parlais à un autre homme. Nous avions tous deux de longues barbes, des sourires moqueurs et nous étions entourés d’une atmosphère de conspiration. Dans le rêve, je posais ma main sur son genou, elle était choquée et effrayée. Elle se sentit manipulée et elle pleura. J’interprétai que les deux rêves étaient sexuels mais qu’il y avait un clivage dans ces représentations. Dans le premier rêve, il y avait de l’innocence, de l’attirance, alors que dans l’autre rêve il était question d’hommes vieux, peu fiables et menaçants. À la suite de ce rêve, elle reçut la visite d’un homme qui l’avait attirée lorsqu’elle était étudiante. Cette rencontre après le rêve était une étrange coïncidence, car il y avait très longtemps qu’elle n’avait pas eu de rendez-vous avec un homme. Elle rêva alors d’un homme très fort avec qui elle se battait tout en étant convaincue qu’elle ne pourrait pas vaincre. L’homme ne bougea pas. Une autre coïncidence se produisit durant le week-end de ce rêve : elle rencontra à une exposition un homme bien plus vieux encore, qui avait lui-même fait une longue psychanalyse. Nous avions à nouveau l’impression que les fantasmes qui prenaient des formes finies dans ses rêves et dans le transfert, trouvaient également des faits de la vie quotidienne à travers lesquels s’exprimer.

29Elle rapporta un rêve très érotique à mon sujet à la séance suivante. Tant le matériel onirique que le fait qu’elle puisse en parler si librement étaient nouveau pour elle. Ce rêve fut à nouveau suivi d’événements dans sa vie quotidienne. Un homme vint réparer quelque chose dans sa maison et commença à la courtiser de façon naïve et romantique. Elle aima cela et devint à son tour séductrice. Quelque chose avait changé en elle, mais pas au niveau de la compréhension. Les mondes des deux côtés de la césure semblaient s’influencer mutuellement ; ceci s’exprimait dans les faits, les rêves et les manifestations transférentielles.

30L’expérience qui avait « mis en route le train » lui permettant d’explorer ces paysages nouveaux était incertaine. J’ai l’impression qu’une T(O) survint lors du rêve et de l’intervention quelque peu rude du « Treezebeese ». Je trouve frappant que les mêmes « quelque chose » non sensuels aient trouvé une expression finie dans le transfert et semblé influencer les rêves aussi bien que la réalité. Il y avait le sentiment d’une capacité d’amour qui croissait durant cette série de séances, le sentiment que des changements psychiques réels prenaient place, alors que sur le moment la patiente n’avait pas encore de nouvelles relations. Peut-être existe-t-il d’autres explications, mais j’y pensais en termes de mouvement T(O)-T(C). Ceci me permit tout au moins de fonctionner de manière à ne pas interrompre l’émergence de la nouveauté. Bion le dit : une interprétation des rêves existe d’un côté de la césure, et une interprétation des faits doit prendre place de l’autre côté. Cette patiente fut surprise que pour la première fois de sa vie des hommes paraissent attirés par elle, et deux mois plus tard elle entamait une relation satisfaisante. Lorsque je demandai quelques mois plus tard à cette patiente si elle m’autorisait à utiliser la transcription de ces séances, elle parut avoir oublié ce qui s’était passé et combien elle avait jugé cela important sur le moment, bien qu’elle soit clairement consciente de ce qui en avait résulté. Ceci nous rendit conscients du caractère ineffable de T(O), tout comme des rêves.

Conclusion

31L’étude par Bion de la pensée en tant que transformation d’éléments psychiques l’amena à réaliser qu’il n’est possible de connaître et formuler des transformations que dans une certaine mesure, dans la zone des représentations différenciées. Cet insight déplaça son attention. Il s’intéressa moins aux transformations psychiques ou à la pensée des émotions, et il s’intéressa davantage au changement psychique survenant au niveau indifférencié, non verbal et inconnu qu’il appelait « O ». En complément de sa première théorie de la « transformation en C », ou en pensée, il développa une « théorie des transformations en O ». Certains se réfèrent au premier modèle comme celui du « premier Bion » et au second modèle comme à celui du « dernier Bion ». Les modèles décrivent deux dimensions différentes du changement psychique qui peuvent se rencontrer, ou non. J’espère avoir montré que ce modèle du changement psychique à double voie, ainsi que le recours à des métaphores et à des recommandations techniques nouvelles, peut nous aider à comprendre et accroître le changement psychique dans notre clinique.

Bibliographie

Bibliographie

  • Anzieu D. (1985). Le Moi-peau. Paris : Dunod.
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Date de mise en ligne : 18/06/2013.

https://doi.org/10.3917/lapsy.131.0123

Notes

  • [1]
    Article paru sous le titre : On the value of « late Bion » to analytic theory and practice, Int. J. Psychoanal. (2011) 92 : 1089-1098, par Luc Magnenat, relecture par Diana Messina Pizzuti.
  • [2]
    Je remercie Helen Oxby et Liz Allison de leur aide dans la formulation, la correction et l’édition de cet article en anglais, ainsi que Nicola Abel-Hirsch pour ses précieux commentaires.
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